| 22.02.12 | 10h39 • Mis à jour le 22.02.12 | 12h50
Des enseignants du collège Lenain-de-Tillemont, un établissement situé à Montreuil, en Seine-Saint-Denis. [CREDIT]MAGALI COROUGE/DOCUMENTOGRAPHY POUR "LE MONDE"
A deux mois du scrutin présidentiel, n'entre pas en salle des professeurs qui veut. Pour prendre le pouls de la profession, il a fallu se contenter de rendez-vous avec des enseignants au "café d'en face" ou au "bistrot d'à côté".
Ceux qui ont accepté de parler un peu d'eux-mêmes sont souvent les plus mobilisés dans leur établissement. Mais pas seulement : parmi eux, aussi, des professeurs au profil plus discret ont dépassé leur réserve, pour témoigner "au nom des collègues qui préfèrent garder le silence, par abattement notamment", dit Sarah, professeure de français au collège Edouard-Manet, un établissement ZEP de Villeneuve-la-Garenne (Hauts-de-Seine).
Ces échanges avec des enseignants de primaire, de collège et de lycée – certains ont voulu rester anonymes – ont permis de partager leurs craintes, leur envie d'enseigner, intacte pour beaucoup, et leurs attentes.
>> Lire : La gauche hégémonique chez les enseignants du public
Le premier regret qu'ils mettent en avant concerne la dévalorisation du métier. "Les profs accumulent les clichés", témoigne Christelle, professeure de biologie à Edouard-Manet, un collège mobilisé contre la suppression de 33 heures d'enseignement par semaine en 2012.
"Dans les médias, sur Internet, et même dans notre entourage, on nous renvoie toujours la même image : on ne bosse 'que' dix-huit heures par semaine, on est tout le temps en vacances… quand on ne fait pas grève !" "L'aura du maître d'école a vécu, ajoute Sarah, sa collègue de français. Aujourd'hui, on passe pour des victimes, même aux yeux de nos élèves."
Cette impression n'est pas nouvelle. "On a perdu en reconnaissance depuis quinze ans", juge Didier Ambialet, professeur d'économie au lycée des Graves de Gradignan (Gironde), une banlieue tranquille de Bordeaux. Son état d'esprit, et celui de ses trois collègues qui ont accepté de témoigner, n'est pas fondamentalement pessimiste : "Oui", ils aiment leur métier, et "non", ils ne regrettent rien, mais ils "ont un sentiment de clientélisme de la part des parents". Un "ressenti" exacerbé, à 700 kilomètres de là, par des enseignants du lycée Jean-Perrin de Lambersart (Nord), près de Lille. "Il y a une évolution très nette depuis une douzaine d'années ; une contamination par les valeurs de compétition, de fric, d'utilitarisme, de court terme, regrette Christine, professeure de philosophie.
Le premier degré est-il encore épargné ? "Nos relations avec les parents et les élèves restent fortes", répond Simon, enseignant de CE2 à l'école Marceau-Courier, près de Tours, "mais les propos de Xavier Darcos, en 2008, se demandant s'il faut un bac +5 pour changer des couches sont révélateurs d'une perte de confiance".
- L'angoisse de la précarité
Les 25-35 ans rencontrés n'hésitent pas à faire le lien entre ce "déficit d'image" et la question des salaires. "L'argent n'est pas un tabou ! Ras le bol qu'on oppose la revalorisation à la vocation", lâche Julie, 25 ans, professeure-documentaliste au collège Edouard-Manet.
"Avec l'équivalent d'un smic, impossible de rentrer chez moi, à Rennes, le week-end", regrette la jeune femme. "Débuter le mois avec 300 euros sur son compte n'arien d'exceptionnel", assure de son côté Benjamin Marol, 34 ans, professeur d'histoire-géographie au collège Lenain-de-Tillemont, à Montreuil (Seine-Saint-Denis). "On n'est plus les hussards noirs de la République, mais les clodos de la République !", lance Mickaël, enseignant d'histoire-géographie au collège Edouard-Manet.
Et à la précarité matérielle s'ajoute une précarité symbolique : un sentiment d'impréparation, de manque de formation et de "bricolage au quotidien" partagé par la jeune génération. "C'est de la souffrance à ne pas pouvoir bien enseigner", explique Sabrina, professeure d'espagnol àLenain-de-Tillemont. "J'ai deux ans d'expérience, j'ai encore la foi, mais aussi l'impression qu'on m'empêche de bien faire mon métier." La réforme de la mastérisation, en 2010, a amplifié ce sentiment en supprimant l'année de stage en alternance dans les instituts universitaires de formation des maîtres.
Des enseignants du collège Lenain-de-Tillemont, un établissement situé à Montreuil, en Seine-Saint-Denis. MAGALI COROUGE/DOCUMENTOGRAPHY POUR "LE MONDE"
- Une année 2011 "plus difficile que jamais"
Le constat rassemble les générations : les conditions de travail se sont dégradées, et la rentrée 2011 semble "plus difficile que jamais", avec 16 000 suppressions de postes (66 000 depuis 2007). La "DHG" – dotation horaire globale – est devenue "le" sujet de conversation en salle des professeurs, expliquent-ils. Dans le premier degré, c'est la disparition des Rased, ces réseaux d'aide aux élèves en difficulté, qui inquiète. Sans l'intervention de ces maîtres spécialisés, "on se sent plus démunis, plus frustrés face aux difficultés des enfants", témoigne Bertrand Subsol, syndiqué au SE-UNSA, directeur d'école élémentaire à Rion-des-Landes (Landes).
En collège et lycée, la baisse des moyens a plusieurs effets : classes surchargées, projets abandonnés, dédoublements supprimés… et tensions au sein des équipes. "On perd des heures, des matières sont lésées ; cela crée des tensions, car des collègues acceptent des heures supplémentaires, alors qu'on pourrait créer un poste", dit Sarah, professeure d'espagnol remplaçante au lycée Jean-Perrin de Lambersart. "Le proviseur doit décider en fonction de son enveloppe de moyens, précise sa collègue Christine. Le choix est proposé au conseil pédagogique, mais cela favorise des négociations de coins de porte…"
Un peu partout, les enseignants évoquent leur épuisement, et "la zizanie" qui règne dans nombre d'établissements. "Comment prétendre qu'on peut faire mieux avec moins ? On déstructure notre travail, on nous demande d'assumer des tâches qu'on ne sait pas faire… C'est du travail empêché", soutient Benjamin Marol, syndiqué au SNES-FSU, au collège Lenain-de-Tillemont, à Montreuil, où une majorité d'enseignants sont en conflit avec l'équipe de direction.
- L'impression d'être des "empêcheurs de tourner en rond"
Benjamin Marol ne cache pas sa "vraie peur" des réformes à l'œuvre. "Dans les établissements Eclair [Ecoles, collèges et lycées pour l'ambition, l'innovation et la réussite] comme le nôtre, on fait déjà les frais de ce qui a vocation à être généralisé : le recrutement des enseignants par le chef d'établissement. C'est la porte ouverte aux dérives autoritaires. Un emprunt inopportun aux méthodes de gestion du privé."
Son collègue Laurent, professeur en Segpa, ces sections qui accueillent des élèves en grande difficulté, est aussi inquiet. "On doit servir de modèles à nos élèves, alors qu'on ressent des difficultés ànous projeter dans l'avenir, confie-t-il. Un comble."
Pour tous ou presque, ce qui pose problème, c'est moins le fait de réformer – l'évaluation des enseignants, le statut – que la manière dont on le fait. "On a l'impression d'être des empêcheurs de tourner en rond, toujours dans la critique", lâche Etienne Germe, professeur de français au lycée des Graves, près de Bordeaux, lui aussi au SNES-FSU. "Nous avons une image de conservatisme, alors que 90 % des enseignants veulent bien l'évolution du métier, dit-il. Mais nous ne sommes jamais consultés, et nous devons subir les réformes."
Du découragement ? "C'est parfois ce que je ressens", témoigne Damien, chargé d'une CLIS – ces classes accueillant des enfants handicapés – à l'école Marceau-Courier, près de Tours. "J'aime mon métier, mais de moins en moins l'école ; les injonctions qui viennent du haut sont de plus en plus déconnectées du terrain, les dispositifs à mettre en œuvre vont et viennent au gré des ministres. Si je tiens, poursuit-il, c'est grâce aux collègues… et pour les élèves !"
- Les "attentes fortes" vis-à-vis des candidats
Si la présidentielle s'invite en salle des professeurs, "c'est progressivement", assure Bertrand Subsol, directeur d'une école élémentaire : "On discute des programmes des candidats, mais ce n'est pas non plus quotidien." La majorité des professeurs rencontrés se disent attachés aux valeurs de gauche, mais attendent plus de propositions concrètes de François Hollande. "Nos attentes sont fortes, mais nous sommes sceptiques sur les programmes", dit Christine, professeure de philosophie à Lambersart, précisant "ne pas voir de différence dans les propositions PS et UMP, concernant l'autonomie, la formation, notamment".
D'autres, plus rares, confient leur désenchantement. "A travers tous les candidats, on a l'impression d'être responsables de quelque chose, et de devoir perdre des privilèges que nous n'avons pas", souffle Frédéric Chauve, professeur d'histoire près de Bordeaux. "Il y a une sorte de consensus contre M. Sarkozy et de chape de plomb qui empêche ceux qui défendent par exemple le renforcement des pouvoirs du chef d'établissement, de pouvoir exprimer ce qu'ils pensent", lâche Emmanuelle Frayssac, sa collègue de philosophie. "Peut-être faut-il réformer, mais encore faut-il avoir confiance dans les politiques."
Mattea Battaglia avec Geoffroy Deffrennes (Nord), Claudia Courtois (Gironde) et Aurélie Abadie