Selon un rapport d'évaluation [PDF] paru en décembre dernier, la moitié des bénéficiaires potentiels du RSA (Revenu de solidarité active) n'en ont pas fait la demande. Victor, prof de gym à la retraite, en fait partie :
« Si je n'étais pas venu ici, je n'aurais pas su que j'avais certains droits. »
Ici, c'est le Pimms du XIIe arrondissement de Paris : le Point d'information et de médiation, une association qui compte quatre autres sites dans Paris et plus d'une quarantaine ailleurs en France.
« Je ne savais pas que j'y avais droit »
A 61 ans, Victor cherche encore ses mots : à la suite d'un AVC en 2005, il n'est plus apte à travailler et survit grâce à sa pension d'invalidité. Un coup dur pour cet ancien professeur de gym d'une école privée, qui rêvait d'enseigner le sport depuis qu'il est tout jeune.
Et quand Victor atteint l'âge de la retraite, il y a deux ans, ses revenus fléchissent. Il est contraint de quitter son logement.
Depuis, il vit dans un petit hôtel meublé pour 615 euros par mois :
« J'en ai marre de vivre là-bas, je ne peux pas faire ce que je veux. Alors je viens faire une demande de logement dans une résidence pour personnes âgées. Je ne savais pas que j'y avais droit. Je ne comprends pas tout pour les papiers alors je viens ici. »
Comme Victor, ils sont plus de 40 000 à venir chaque année dans un Pimms parisien – 400 000 dans la France entière – pour chercher de l'aide, remplir des papiers, rédiger des courriers ou faire des demandes d'allocations sociales. Un écrivain public social en quelque sorte. Rachid Ferhan, le responsable de l'établissement, explique leur mission :
« Notre rôle, c'est d'accueillir, informer et orienter les gens qui viennent nous voir, pour qu'ils ne soient pas ballotés entre deux administrations. Ces gens sont en butte à la lourdeur administrative : la CAF, la Sécurité sociale, les impôts. Au journal télévisé, on parle beaucoup des fraudeurs à l'assurance maladie, mais on n'entend jamais parler de ceux qui auraient droit à des allocations et qui ne le savent pas. »
Des taux élevés de non-recours
Ces oubliés de l'aide sociale sont pourtant nombreux : selon l'Odenore (Observatoire de non-recours aux droits et services), toute prestation sociale confondue, le taux de non-recours ne descend jamais en-dessous de 10%.
Philippe Warin, co-fondateur de l'Observatoire, précise :
« Pour certaines allocations, comme l'aide à la complémentaire santé, cela peut aller jusqu'à 80%. »
Selon lui, plusieurs raisons conduisent les bénéficiaires à ne pas se manifester :
« Le non-recours est élevé quand le dispositif est peu connu, enfoui dans un ensemble de droits comme les aides connexes par exemple, les tarifs sociaux de l'énergie. »
« Cette condition-là, je ne l'avais pas vue »
Pierre fait partie de ces allocataires qui auraient pu bénéficier d'une aide, mais qui n'en ont pas fait la demande. Pas par négligence, mais par manque d'information.
En septembre 2010, étudiant en école d'ingénieur, il termine son contrat d'apprentissage, réalisé en alternance dans une grande entreprise publique française.
Il décide de prendre le large et de partir un an en Australie, pour voyager, travailler, voir d'autres latitudes. Mais à son retour, il apprend qu'il est trop tard pour faire les démarches :
« Je suis rentré en France en décembre 2011 et j'ai voulu faire une demande d'allocation à Pôle emploi. Mais il aurait fallu que je la fasse dans un délai de douze mois après la fin de mon contrat. C'est trop tard maintenant et je me retrouve donc sans aucune allocation. »
Avant de partir en Australie, il s'était pourtant renseigné pour savoir comment calculer le montant de ses allocations :
« Mais cette condition-là, je ne l'avais pas vue, je n'étais pas au courant. »
« Les dossiers traînent, sont trop compliqués »
Si certaines personnes connaissent mal les dispositifs sociaux, d'autres en ont entendu parler, mais ne savent pas toujours comment y accéder, selon Philippe Warin :
« Les démarches sont parfois longues et rébarbatives, certains demandeurs peuvent tout abandonner parce que les dossiers traînent ou sont trop compliqués. »
Pour se rendre compte de l'ampleur du phénomène, l'Odenore a calculé le montant ce que représente en euros le total du non-recours pour certaines aides. Rien que pour le RSA, les pertes sont importantes selon Philippe Warin :
« Cette non-dépense aurait fait économiser 4,3 milliards d'euros par an à la Caisse des allocations familiales (Cnaf), quand les fraudes aux allocations représentent 90 millions d'euros. »
« Si on se loupe, ils ne sont pas contents »
De retour au Pimms, dans la petite salle d'attente, Zohra et Monia patientent, des tas de papiers sur les genoux : les grands chiffres, elles n'y comprennent pas grand-chose, elles ont déjà du mal avec leurs petits revenus. Zohra, mère de famille d'origine tunisienne, raconte :
« Je viens renouveler ma CMU [couverture maladie universelle, ndlr]. Moi, je ne sais pas écrire en français, ma fille a essayé de remplir le dossier mais elle n'a pas tout compris, c'est trop compliqué. Pourtant, elle travaille dans une pharmacie ! »
Assise à côté, Monia, 56 ans, acquiesce :
« Cette année, pour avoir la CMU, on nous demande de prouver notre nationalité par exemple, on ne le faisait pas avant. »
Elle sait parfaitement lire et écrire mais préfère venir au Pimms pour remplir ses dossiers :
« Ici, ils sont gentils. Et puis j'ai peur de faire une erreur dans le dossier, il y a beaucoup trop de calculs. Avec la Sécurité sociale, si on se loupe, ils nous appellent et ne sont pas contents. »
Les deux femmes continuent de discuter en arabe, en attendant d'être prises en charge par un médiateur du Pimms et enfin envoyer leurs dossiers de CMU.
Aussi une question de dignité
Qu'il soit subi ou consenti, le non-recours préoccupe de plus en plus l'administration et surtout les collectivités locales, en première ligne de la misère sociale.
Ici et là, des initiatives sont enclenchées pour enrayer ce phénomène. A Grenoble par exemple, le centre communal d'action sociale (CCAS) mène plusieurs projets depuis 2008, comme la création d'un baromètre du non-recours.
Avant la crise, cette question n'était pas forcément prioritaire, reconnaît Olivier Noblecourt, vice-président du CCAS et adjoint à la mairie PS de Grenoble :
« On privilégiait la problématique de l'insertion et de l'emploi. Mais depuis quelques années, le non-recours s'est développé : la complexité des démarches est croissante et le regard négatif sur la pauvreté s'est durci.
Beaucoup de gens pensent que ça fait partie de leur dignité de ne pas aller dans un centre social. »
Mieux détecter les bénéficiaires potentiels
A plus grande échelle, c'est le système de détection du non-recours qui doit être amélioré, comme l'explique Philippe Warin :
« L'Assurance maladie fait un énorme travail sur ses bases de données pour identifier les assurés sans couverture maladie. »
Mais c'est encore peu comparé aux avancées d'autres pays européens. En Belgique, la Banque-carrefour de la Sécurité sociale est une administration qui détecte les bénéficiaires potentiels et leur attribue automatiquement leurs droits sociaux ou autres avantages, notamment les tarifs préférentiels de l'eau, du gaz et de l'électricité.
Des innovations qui ont permis à la Belgique de remporter en 2007 le premier prix d'un concours européen d'excellence dans le secteur public.
« Une efficacité du RSA divisée par trois »
En France, la question du non-recours reste encore confidentielle. Le rapport d'évaluation sur le RSA est la première grande enquête publique à s'intéresser au sujet.
Pauline Domingo est conseillère à la direction des statistiques, des études et de la recherche de la Caisse nationale des allocations familiales (Cnaf), elle a participé à la rédaction de ce rapport :
« Les enquêtes sur le non-recours sont assez peu développées car elles sont coûteuses et très complexes à mettre en place. »
Pourtant, éradiquer le non-recours pourrait engranger de grandes économies : si tous les bénéficiaires du RSA activité en avaient fait la demande, le taux de pauvreté aurait baissé de 0,7 point. En l'état actuel, il n'a diminué que de 0,2 point.
Pauline Domingo résume :
« Le non-recours divise par trois l'efficacité du RSA activité. »
Automatiser les droits sociaux
Une des solutions serait d'automatiser l'ouverture des droits des administrés, dès qu'une personne est repérée comme ayant-droit potentiel.
En octobre dernier, Eric Besson, ministre de l'Energie, faisait un premier pas dans ce sens : il promettait un décret pour automatiser la mise en place des tarifs sociaux de l'électricité et du gaz, d'ici le 1er janvier 2012.
Seuls 600 000 foyers bénéficient de ce tarif préférentiel, contre 1,5 à 2 millions d'allocataires potentiels.
Le 19 janvier, le ministre a reconnu que le décret était encore à l'étude par le Conseil d'Etat mais serait publié dans « les semaines prochaines ».
En attendant, au Pimms de Paris, on se débrouille avec les moyens du bord : face à l'affluence d'usagers en porte-à-faux avec l'administration, l'association envisage d'ouvrir une permanence supplémentaire d'écrivain public.