A la fin de 2011, la crise de l'euro s'accentuait au point que certains prévoyaient qu'il ne passerait pas Noël. Pour éviter un éclatement désordonné, nous avons nous-mêmes préconisé, avec une douzaine d'autres économistes, de procéder à un démontage concerté. Or, depuis le début de l'année 2012, la crise aigüe de l'euro semble s'apaiser. Mais l'euro n'est pas pour autant sauvé.
LES FACTEURS DE STABILISATION
Deux éléments nouveaux sont intervenus. En premier lieu, l'avènement de Mario Draghi à la tête de la Banque centrale européenne (BCE), à la place de Jean-Claude Trichet, s'est traduit par un brusque changement de stratégie. Alors que les statuts de la BCE, découlant du traité de Maastricht, lui interdisaient le financement des dettes publiques des Etats de la zone euro, une voie latérale juridiquement et politiquement douteuse a été trouvée : les financer indirectement en passant par l'intermédiaire des banques commerciales. C'est un pas de plus vers le fédéralisme furtif, sans vote des citoyens. Les banques italiennes et espagnoles ont dû se prêter au jeu et avaler les émissions de dettes souveraines de leurs Etats respectifs. En principe, les autorités allemandes, gardiennes de l'orthodoxie, auraient dû s'y opposer. Or elles y ont consenti en échange du second facteur de stabilisation, celui du renforcement de l'austérité budgétaire qui va être scellé dans un nouveau traité.
Vu par la chancelière allemande, l'approfondissement de l'union politique n'aborde pas de front la question de l'Europe fédérale : il consiste seulement à créer une Europe sans autre perspective que la rigueur, une sorte d'Europe à la trique, où les pays qui ne seraient pas vertueux seraient mis sous tutelle. Angela Merkel prend ainsi le risque immense et insensé de ressusciter la germanophobie. On l'a vu à l'œuvre avec le cas de la Grèce, qui n'a pu éviter temporairement un défaut, assorti d'une probable sortie de l'euro, qu'en échange d'une rigueur drastique et d'un abandon de sa souveraineté. La haine de l'Allemand pourrait bien devenir une maladie contagieuse.
Pour les classes dirigeantes des autres pays, soumises à l'arrogance de la chancelière, pas question de sortir l'Europe de la stratégie de déflation due à un euro trop cher et à des politiques partout restrictives. Encore plus de Maastricht pour le seul profit à court terme des exportations et des retraités allemands ! C'est le prix que nous payons pour une monnaie unique sans mécanismes de transferts.
UN RÉPIT TEMPORAIRE
Ces facteurs actuels de stabilisation ne sont pourtant susceptibles d'offrir à l'euro qu'un répit illusoire de quelques mois. En effet, la zone primaire de l'euro ne constituait pas ce que l'on appelle une "zone monétaire optimale". La richesse s'aimante aux régions les plus compétitives tandis que les régions faibles sont progressivement ruinées ; leurs habitants devront migrer vers ces régions riches, et en contrepartie il faudrait d'importants transferts pour la survie des autres régions. Maastricht a ruiné l'Europe du Sud et affaibli la France et l'Italie !
Nous pensons qu'on ne peut faire fonctionner une zone monétaire unifiée sans la doter d'un pouvoir politique central, levant l'impôt et organisant les transferts importants qui sont indispensables entre régions riches et régions pauvres (et ce même si nous étions et demeurons hostiles à un tel projet fédéral).
Ce projet fédéral eut-il été mis en place, on aurait au moins pu organiser un rééquilibrage. Mais les dés étaient pipés dès le traité de Maastricht ! Les Allemands n'avaient accepté l'union monétaire qu'en interdisant l'union de transferts. Pire encore, ce traité fixait à la BCE un seul objectif : la stabilité monétaire, et non, comme pour la Réserve fédérale, un équilibre entre la recherche de la croissance et la lutte contre l'inflation. Vingt ans après, le résultat est un euro trop cher qui a rendu anémique la croissance économique dans l'ensemble de la zone ; les produits de l'Europe du Nord ont envahi celles du Sud et du Centre, et la crise budgétaire hors région Nord est largement la conséquence de la perte de compétitivité, qui a ruiné leurs économies.
Aujourd'hui, même si les eurolâtres reconnaissent enfin le non-fonctionnement de l'euro, ils refusent de voir la réalité, continuant à nier qu'il existe un énorme problème de compétitivité intra-européenne. L'Europe du Sud, en commençant par la Grèce, mais aussi le Portugal, l'Espagne, et même l'Italie et la France, a vu sa compétitivité se dégrader à l'intérieur de l'Europe. Le cas de l'industrie automobile française qui court à sa perte, faute de dévaluation, face à la compétitivité allemande est éloquent. Or, le seul ajustement proposé est la déflation, donc le chômage, qui dépasse désormais les 23 % en Espagne et 21 % en Grèce, alors que seules des dévaluations différentes pour chaque pays pourraient régler le problème par reprise de la croissance.
L'ACHARNEMENT THÉRAPEUTIQUE
La mort de l'euro était inscrite dans ses structures ; elle l'est désormais dans les politiques menées. Si la chancelière allemande voulait sérieusement sauver l'euro, il serait nécessaire qu'elle demande à son peuple son accord pour une Europe des transferts. Nous savons d'avance que la réponse à cette question serait négative, notamment en raison des centaines de milliards d'euros à transférer de manière récurrente... La politique de déflation que l'on nous propose va aggraver la crise et la rendre encore plus cruelle. Les terribles mesures de déflation que l'on impose provoquent partout - en Grèce, au Portugal, en Espagne mais aussi en Italie, en Belgique et bientôt en France - une forte contraction du PIB. Cette dernière va mécaniquement engendrer une contraction encore plus forte des recettes fiscales. Le déficit budgétaire que l'on avait cru résoudre en coupant les dépenses va réapparaître par la disparition des recettes.
Il n'y a donc pas moyen de sauver l'euro. Il faut par conséquent abréger "l'euragonie" en interrompant le processus actuel, soit par un démontage volontaire et décidé en commun, soit par un processus imprévisible de sorties individuelles. Telle est le choix qui nous est offert. Chacun doit reprendre sa monnaie avant qu'un effondrement de l'ensemble des économies n'emporte tout. C'est le seul moyen de retrouver la compétitivité et la croissance économique, et donc de rétablir l'équilibre budgétaire dans les différents pays de la zone euro.
Dans ce contexte, la France doit résister à la funeste tentation technocratique de nous faire rejoindre un "MarkEuro" encore plus cher que l' "EuroTrichet", ce qui aurait le double effet d'achever de nous ruiner très rapidement et de faire de nous la plus pauvre des provinces allemandes, ayant qui plus est perdu tout pouvoir de décision.
Philippe Villin est aussi président de PH. Villin Conseil.