Médiapart - 21 mars 2012 |
Par Mathilde Mathieu et Michaël Hajdenberg
Pour célébrer ses trente ans, Ikea France avait vu grand : une soirée « Intervilles » entre salariés, le 6 mars, avec des vachettes et Philippe Candeloro pour assurer l’ambiance, retransmise dans tous les magasins sur grand écran. Mais la fête a viré au cauchemar, après les révélations du Canard enchaîné et de Mediapart sur l’espionnage des employés et de plusieurs clients (attestés par des mails s’étalant de 2002 à 2009).
Certains salariés ont boycotté la soirée. Depuis trois semaines, Ikea France encaisse coup sur coup : des plaintes au pénal (déposées par FO et la CFDT), l’ouverture d’une enquête préliminaire, une perquisition policière, une descente de la Cnil, des grèves… Dotée d’un exceptionnel capital sympathie, “l’entreprise téflon” (sur laquelle aucune polémique n’accroche) est aujourd’hui ébranlée à tous les étages, du magasin de Brest jusqu’à la maison-mère en Suède. Plongée dans une filiale en état de siège.
Débrayage le 10 mars au magasin Ikea de Brest© DR
Débrayage dans le Finistère.
Après l’article de Mediapart sur l’espionnage des personnels à Brest, des dizaines de salariés, choqués, ont organisé un piquet de grève le 10 mars. Entre septembre 2007 et septembre 2008, en effet, plus de 190 noms ont été transmis à un détective privé, pour enquêtes. Un mail atteste surtout que des informations confidentielles ont atterri entre les mains du directeur de l’établissement, John Ménage, et de sa responsable des ressources humaines. « Avec les délégués du personnel, on réclame qu’ils soient mis en disponibilité et quittent le magasin ; on ne supporte plus de les entendre vanter les valeurs "sociales" d’Ikea, tonne aujourd’hui Stéphanie Lestideau, employée au rayon “La bonne trouvaille”, qui vient de monter une section FO. Nous voulons des réponses à deux questions : qui a été fliqué ? Quel genre d’infos ont été achetées ?» Depuis lundi, la numéro 2 du magasin s’est mise en congé maladie.
Pour canaliser la colère des Brestois notamment, Ikea France a lancé le 17 mars en catastrophe une « cellule d’écoute » téléphonique. « Un professionnel de l’accompagnement est à ton écoute, tu peux le contacter au numéro 0820 209 730 », indiquent les affichettes, signées “John” (celui-là même qui recevait en décembre 2007 une “fiche” sur une de ses ouailles « connue pour usage de stupéfiants »). « Les personnes qui sont à ton écoute sont toutes soumises au secret professionnel. » Vu le contexte, la dernière phrase a fait grincer des dents tout le magasin. Stefan Vanoverbeke, le DG, a aussi ouvert une boîte mail, pour l'ensemble de la France : question.stefan@ikea.com.
A la section FO, « on ne constate pas un raz-de-marée d’adhésions », commente Marc Hebert, le responsable FO dans le Finistère. « Mais pour une boîte dépourvue de culture syndicale, la parole se libère. » Le 13 mars, alors qu’il organisait une réunion d’information et de soutien pour les salariés, certains sont venus décrire une « entreprise sectaire », voire « nazie » (en référence au passé d’Ingvar Kamprad, le fondateur suédois). « Ikea a les moyens de nous surveiller, nous avons les moyens de riposter ! » scandent les tracts.
Si la colère gronde dans les 29 magasins français (à Rouen, Thiais ou Paris-Nord par exemple), seul Brest est touché, pour l’heure, par une grève. Mais les dépôts, chaînon capital dans la chaîne de distribution, sont eux aussi entrés en ébullition.
Des meubles bloqués. Du 12 au 14 mars, « aucune marchandise n’est entrée ni sortie du centre d’approvisionnement de Saint-Quentin-Fallavier (en Isère), raconte Sauveur Choquet, délégué central (CFDT) de la branche. On a bloqué 150 camions !» S’ils bataillent pour leurs salaires, les gars des dépôts ont aussi dénoncé « le système d’écoutes généralisé » – extrapolant sur ce point les révélations de la presse. Alors que les magasins disposaient de plusieurs jours de stocks, l’entreprise a saisi le tribunal en référé et obtenu, dès mercredi, la levée du blocus. Ikea aura mis un point d’honneur à ne pas lâcher un centime, à ne pas montrer le moindre signe de panique.
Il faut dire que le scandale tombe au pire moment pour l’entreprise, à l’heure où démarrent les « négociations annuelles obligatoires » avec les syndicats. Après avoir songé à les boycotter, le délégué central de la principale organisation, Salvatore Rinoldo (CFDT), a vite saisi l’intérêt de foncer : « Cette année, on ne monte pas au siège pour discuter "conditions de travail" – ce serait un comble. On vient négocier les augmentations de salaires d’entrée de jeu. » Au téléphone, un représentant d’une centrale résume ainsi l’enjeu : « La direction doit rendre l’argent qu’elle a déversé pendant des années sur des officines privées pour nous fliquer. »
Les Suédois aux manettes. Au siège, du coup, c’est le branle-bas de combat, sur plusieurs fronts à la fois : intérieur, médiatique, juridique. En toute discrétion, les hommes “venus du froid” ont débarqué pour piloter la riposte – même si les dirigeants de la filiale rechignent à l’admettre. Le porte-parole d’Ikea France s’évertue à démentir toute reprise en main, convenant simplement que les décisions « sont discutées et partagées, comme d’habitude ». En réalité, des Nordiques ont investi les services des ressources humaines, de la communication, ou encore de la gestion du risque. « Les pratiques décrites par la presse sont totalement inacceptables pour Ingvar Kamprad (le fondateur) », rappelle une chargée de communication du groupe, depuis la Suède.
Dans l'intranet d'Ikea
Fragilisé, le directeur général d’Ikea France, Stefan Vanoverbeke, peut faire valoir qu’il a pris ses fonctions en janvier 2010, après la période incriminée par les mails, mais L'Expansion a révélé mardi 20 mars que le magasin de Franconville avait utilisé des techniques d'infiltration d'agents pour surveiller ses salariés de juillet 2010 à juin 2011. Sous son règne.
Sa numéro 2, Catherine Bendayan, qui apparaissait en copie d'un mail compromettant en 2003, fut aussi directrice du magasin de Bordeaux à l'époque où Ikea s'est renseigné sur une procédure judiciaire touchant un employé. Epargnée jusqu’ici par la presse, elle serre les dents. Quant au directeur de la gestion du risque, Jean-François Paris, il fait figure de bombe à retardement : mis en disponibilité dès les premiers articles, pour répondre au scandale, il sait tout – de la chaîne de responsabilités au coût engendré par cet espionnage de masse. Et il a pris son propre avocat.
Les « nettoyeurs ». Dès le début de l’histoire, une aberration a vite sauté aux yeux des observateurs : Ikea France ne dispose d’aucun service juridique, susceptible d’avoir tiré la sonnette d’alarme entre 2003 et 2009. Trop cher ? Trop encombrant ? L’« enquête interne » supposée faire toute la lumière a ainsi été confiée à « un tiers indépendant », le cabinet d’avocats américain Skadden – au nom de la prévention des conflits d’intérêts. Cette externalisation de l’audit, qui dure depuis des semaines, permet surtout au siège de balayer les interrogations de la presse et des employés.
A Strasbourg, les délégués du personnel ont ainsi posé une série de cinq questions sur l’ampleur de l’espionnage dans leur établissement. A la première, le responsable local des ressources humaines a balayé : « Une enquête interne est en cours. (…) Il est encore trop tôt pour se prononcer. » Pour les questions 2, 3, 4 et 5, il a fait un copier-coller.
Partout, les salariés se méfient des hommes de Skadden, surnommés « les nettoyeurs ». « On craint qu’ils soient là pour faire disparaître des preuves », confie Salvatore Rinoldo, le délégué CFDT. Dès leur débarquement au siège, les “auditeurs” ont fouillé dans le système informatique pour récupérer une copie des fameux mails, strictement professionnels (la loi interdisant de toucher à la correspondance personnelle). Officiellement, ils sont les seuls à y accéder : la direction d’Ikea France se retiendrait de les lire, pour prévenir tout soupçon de manipulation. « Stefan Vanoverbeke ne veut pas les voir, jure ainsi le directeur de la communication, Pierre Deyries. Le cabinet a toute latitude pour travailler ; il n’y a pas de double circuit, pas de double enquête. » Le DG avancerait donc à l’aveugle, informé par les seuls médias ? Difficile à croire.
« Complicité de corruption active ». Pendant que Skadden capte toute l’attention médiatique, les avocats traditionnels d’Ikea France, eux, planchent en coulisses sur la stratégie juridique. Impliqué dans une affaire similaire dans les années 2000, Eurodisney avait tenté un coup de poker : déposer plainte, en tant que personne morale, pour dénoncer les agissements de ses propres ouailles. Pas dupe, la justice vient de renvoyer Eurodisney pour « recel » devant le tribunal correctionnel. Ikea France, de son côté, a choisi d’emblée une forme de mea culpa : pas de plainte, et trois mises en disponibilité de cadres (dont celle de l’ancien DG). Ikea semble prêt à assumer – mais jusqu’où ?
Plaintes et enquêtes en cascade
Si les plaintes déposées par FO et la CFDT visent « l’utilisation frauduleuse de données à caractère personnel », les avocats d’Ikea savent que l’enquête préliminaire ouverte par le parquet de Versailles pourrait être élargie, dans l’absolu, au « recel de violation du secret professionnel » (s’agissant des données bancaires ou du fichier policier “Stic”), voire à la « complicité de corruption active » (à l’égard des policiers).
Cette dernière incrimination suppose que les dirigeants d’Ikea France aient eu connaissance du caractère illicite des informations récoltées. Depuis plusieurs jours, les avocats s’efforcent donc de trier les cadres cités dans les mails en deux catégories : ceux qui savaient que les données provenaient de fichiers protégés par le secret professionnel (en particulier le Stic) ; et ceux qui pouvaient l’ignorer…
A cet égard, le cas de Jean-François Paris, responsable Sécurité d’Ikea France et commanditaire des enquêtes auprès des officines, est évidemment désespéré. Dans un échange mail de décembre 2003, il discutait avec une société privée (Sûreté internationale) du contrat suivant : « 80 euros par consultation, pour des consultations équivalentes à celles du Stic » ; et topait : « Vendu ! »
D’anciens salariés révoltés. Les avocats des organisations syndicales, eux, se concentrent sur un autre enjeu crucial : au-delà du préjudice moral subi par les salariés (dont les antécédents ont été dévoilés), certains ont-ils été pénalisés sur la base d’informations “négatives” recueillies par Jean-François Paris ?
Ainsi Djamel, embauché en 2004 comme vendeur, a été « renvoyé du jour au lendemain » début 2008, officiellement pour des retards. S’il les reconnaît, le jeune homme a toujours pensé « qu’il y avait autre chose ». Il se souvient encore des remarques sur ses antécédents, formulées quelques semaines avant son licenciement : « Tu devrais te tenir à carreau » ; « On connaît ton passé »…
En fait, après une absence justifiée par une convocation en justice fin 2007, une enquête sur son compte a été commandée à un détective privé par Jean-François Paris. Le “retour” est tombé le 13 décembre, dans la boîte mail du chef sécurité du magasin : « S’adonne encore actuellement au trafic de stup. Par ailleurs, il est également signalé pour agression sexuelle sur mineur en 96 (libre), violences volontaires en 98 (libre), dégradation de biens d’utilité publique en 2001 (libre), et vol par salarié en 2004 (libre). A suivre… » Ces informations, potentiellement erronées, sont tirées du fichier Stic. Interrogé par Mediapart, Djamel jure qu’il n’a été reconnu coupable ni en 1996, ni en 1998, ni en 2001. « C’est grave ce qu’ils ont fait ! » Pour ce Francilien, qui n’a jamais retrouvé de CDI et bosse en intérim, cette affaire relève désormais « du passé » : pas question de se constituer partie civile.
Jean-Michel, lui, bouillonne depuis que l’affaire a éclaté. Embauché sur Brest comme « magasinier-cariste », il a signé un CDI en novembre 2007, puis s’est vu remercié « sans explication » deux jours avant la fin de sa période d’essai. En lisant Mediapart, il a découvert qu’une enquête avait été diligentée sur son cas : « Je comprends mieux pourquoi ils ne m’ont jamais laissé conduire les engins ! » Jean-Michel sait qu’il est répertorié dans le Stic pour une annulation de permis d’un an (à cause d’une conduite en état d’ivresse « le soir de la demi-finale de la coupe du monde de foot en 2006 »), et pour un retrait de neuf mois, survenu plusieurs années auparavant.
« Il est où le droit à l’oubli ?! s’offusque Jean-Michel. Ils ont pensé que je buvais ? » Le cariste a retrouvé un poste chez un sous-traitant de la Défense nationale, à l’arsenal. « Avant de m’embaucher, eux m’ont signalé qu’ils menaient une enquête de moralité ; ils ont aussi consulté mon Stic et tiqué sur le permis. Mais eux m’ont donné une accréditation provisoire, sans me juger a priori sur une vieille histoire. J’en ai maintenant une définitive. » Comme lui, aux quatre coins de France, d’anciens salariés d’Ikea revisitent aujourd'hui toute leur histoire.
Mais en justice, le lien de cause à effet entre “espionnage” et “licenciement” s’annonce très difficile à établir – sinon impossible lorsqu’un salarié a été remercié en période d’essai (les entreprises n’ont pas alors à se justifier). Une exception notable : les syndicalistes espionnés. Le simple fait qu’ils aient été fliqués avec des moyens illégaux pourrait permettre de caractériser une “discrimination syndicale”. Dans ce cas, selon les avocats de FO et de la CFDT (qui commencent à recenser les noms), la charge de la preuve est renversée : ce sera à Ikea de se disculper.