Médiapart - 27 mars 2012 |
Par Mathieu Magnaudeix
La trêve de Toulouse est terminée. C'est du moins ce qu'espèrent les candidats de gauche à la présidentielle. A un mois du premier tour, ils aimeraient bien revenir aux enjeux économiques et sociaux, à commencer par le pouvoir d'achat et le chômage qui poursuit sa progression, comme sont venus le rappeler les derniers chiffres de Pôle emploi publiés ce lundi.
En 2007, le candidat de l'UMP avait proposé un programme social cohérent, fondé sur la réhabilitation du travail, la promotion du mérite ou le rêve d'une France de propriétaires. Cinq ans et une crise plus tard, il affiche un bien maigre bilan. « C'est sur l'examen des questions sociales que les Français doivent voter », affirme le porte-parole du PS, Benoît Hamon, pour qui la progression du chômage est le « naufrage du quinquennat qui s'achève ».
Depuis son entrée en campagne, le président a tenté de reprendre la main en avançant plusieurs propositions destinées à faire parler d'elles, voire à provoquer. Mises bout à bout, elles forment une palette certes hétéroclite de propositions, qui ont néanmoins en commun d'être très radicales, en rupture évidente avec les figures imposées du dialogue social en France. Empreintes d'une vision autoritaire de l'Etat, elles défrisent y compris jusque dans son propre camp, même si les critiques publiques se font rares, union sacrée derrière le candidat oblige.
Sur la forme, le président, qui aimerait apparaître en « président du courage » face à l'adversité (austérité, crise de l'euro, économie au bord de la récession), prône des mesures radicales. Il se plaît ainsi à déjuger les « corps intermédiaires », à commencer par les syndicats avec lesquels il a pourtant activement discuté, voire dealé, au début de son mandat ; il promet un référendum sur la formation des chômeurs – du jamais vu ; ne cache pas son intention de renvoyer la négociation sur le temps de travail et les salaires dans les entreprises, alors qu'elle est traditionnellement davantage du registre de la négociation dans les branches et de la loi.
Sur le fond, il tance les supposés « assistés », veut réduire le RSA, annonce la TVA sociale (une mesure nouvelle qu'il avait longtemps rejetée) ou promet des mesures pour l'emploi des seniors (déjà annoncées à plusieurs reprises au cours de son mandat).
Certains, comme le candidat socialiste François Hollande, y voient une « improvisation permanente », nouvel avatar du « bricolage permanent auquel nous ne sommes que trop habitués depuis cinq ans ». D'autres, comme la CGT, qui appelle très officiellement à un « changement » à la tête de l'Etat, s'alarment d'une « nouvelle séquence de lourds reculs sociaux » si Nicolas Sarkozy était réélu.
Pour l'heure, Nicolas Sarkozy n'a pas de programme. Ses propositions sociales sont donc égrenées au fur et à mesure de ses discours ou de ses interventions télés, selon une logique que l'on peine parfois à saisir. Les unes articulées aux autres, elles dessinent néanmoins une conception autoritaire des rapports sociaux.
La remise en cause des « corps intermédiaires » et l'appel au peuple
François Hollande les cajole ouvertement, lui les désavoue, sans retenue. « Pendant cinq ans, j'ai pu mesurer la puissance des corps intermédiaires qui s'interposent parfois entre le peuple et le sommet de l'État, qui prétendent souvent parler au nom des Français et qui en vérité confisquent la parole des Français, déclarait Nicolas Sarkozy à Marseille, le 19 février. Ce ne sont pas les Français qui sont rétifs aux réformes mais les corps intermédiaires qui n'aiment rien tant que l'immobilisme.» Visés : en premier lieu les syndicats, qui se sont opposés à la réforme des retraites de 2010.
Ce revirement n'est guère étonnant selon Jean-Marie Pernot, chercheur à l'Institut de recherches économiques et sociales (IRES), auteur de plusieurs livres sur les syndicats et les relations sociales. « Durant ses cinq années, il a dressé à peu près tous les corps intermédiaires contre lui, de la justice à l'hôpital en passant par l'université. » Nicolas Sarkozy veut donc les court-circuiter. Lui qui s'est toujours méfié des référendums affirme désormais qu'il organisera des consultations populaires sur l'immigration ou la formation des chômeurs. A Villepinte, le 11 mars, il a ainsi plaidé pour un « droit à la formation » des chômeurs : « Quel que soit son âge, ou son statut, mais avec ce nouveau droit, on ne pourra plus refuser une offre d'emploi lorsque l'on sera au chômage. »
Quelle question serait alors posée ? François Fillon a évoqué l'idée de demander aux Français s'il ne faudrait pas consacrer « massivement » les 30 milliards de crédits de la formation professionnelle aux chômeurs. Une réelle aberration, car cela reviendrait à amputer la formation des actifs. « C'est absurde et cela semble largement improvisé, tranche Bernard Vivier, expert social proche de la CFTC qui dirige l'Institut supérieur du travail. D'abord parce qu'une mesure sur la formation des chômeurs ne devrait relever que des partenaires sociaux. Et puis avec quels crédits les entreprises pourraient-elles à l'avenir former leurs propres salariés ? »
Responsable du pôle travail et emploi auprès de François Hollande, le député des Landes Alain Vidalies dénonce une « proposition incohérente ». « Nicolas Sarkozy se sert de ses propres échecs et de ses propres carences pour alimenter le débat politique de façon simpliste. Le constat d'échec sur la formation des chômeurs est une réalité. Sauf que lorsqu'on compare la France à nos voisins européens, le gouvernement a réduit les moyens de Pôle emploi ! Par ailleurs, si certains chômeurs ne trouvent pas d'emploi, c'est d'abord parce qu'il n'y en a pas, et pas parce qu'ils sont mal ou pas formés ! »
Sociologue à Dauphine, la spécialiste du travail Dominique Méda pointe les contradictions du président Sarkozy et du candidat : « On ne peut pas dire que l'on veut développer la formation des chômeurs et supprimer en même temps les subventions à l'Association de formation professionnelle des adultes [un important organisme public de formation qui compte 9 000 salariés] comme le gouvernement l'a fait» (lire notre récente enquête sur l'AFPA).
« Cette déclaration n'a ni queue ni tête, estime Pierre Ferracci, patron du groupe de conseil social Alpha, missionné en 2008 par Nicolas Sarkozy pour réformer la formation professionnelle. Mais elle cache un vrai message politique : si on leur donne une formation et qu'ils n'acceptent pas un emploi, même déqualifié et qui ne correspond pas à leurs attentes, ils pourront être sanctionnés. »
Visite à l'usine d'Alstom d'Aytre, 21 février 2012© Reuters
La négociation dans l'entreprise
« Je souhaite que, dans l'entreprise, les accords compétitivité-emploi permettent aux chefs d'entreprise et aux salariés de discuter librement. » C'est l'obsession du chef de l'Etat depuis plusieurs mois, répétée à Villepinte : persuadé que le coût du travail handicape les exportations françaises (en réalité, le coût horaire dans l'industrie est le même qu'en Allemagne) et que les contraintes aux licenciements sont trop grandes, il entend ramener les négociations sur l'emploi dans l'entreprise. « Dans le monde qui est le nôtre, la loi ne peut plus tout prévoir, tout organiser, tout régler et surtout tout empêcher dans l'entreprise », dit-il encore. La proposition remplit d'aise le Medef, qui a toujours souhaité une telle évolution. A gauche, elle est considérée comme une brèche dans notre modèle social. « Il s'agit ni plus ni moins d'une négation de ce qui fait le fondement du droit social : le fait que le salarié est subordonné à son employeur. Remettre cela en cause, c'est vouloir recréer une situation analogue à celle d'avant ce droit social, celle du XIXe donc, dans laquelle le renard était libre dans un poulailler libre», explique Jacques Rigaudiat, ancien conseiller de Lionel Jospin à Matignon.
Comme l'a récemment raconté Le Monde, la négociation voulue par Nicolas Sarkozy patine. Il y a à cela plusieurs explications. Les partenaires sociaux, qui n'ont pas l'habitude de négocier pendant une présidentielle, craignent l'instrumentalisation. Par ailleurs, des franges importantes du patronat ne sont pas favorables à cette évolution. « L'évolution de la discussion entreprise par entreprise, ce n'est pas vraiment la tasse de thé de l'UIMM », explique Bernard Vivier. La puissante union patronale des métiers de la métallurgie, qui reprend du poil de la bête après l'affaire des versements suspects en liquide de ses anciens dirigeants, compte en effet de nombreuses petites entreprises qui n'ont pas forcément le temps de mener de telles discussions. « Ce genre de proposition, si elle était appliquée, contribuerait à nous fait évoluer de plus en plus vers un système à la japonaise, poursuit Vivier. [Ce serait] des accords corrects dans les grandes entreprises, et de mauvaises conditions sociales dans les petites et chez les sous-traitants. »
Inspirés du fameux “modèle allemand” dont se gargarise le chef de l'Etat (souvent à mauvais escient), les accords compétitivité-emploi qu'il prône depuis plusieurs mois ne s'improvisent pas dans une culture sociale française conflictuelle. « Ce type d'accords nécessitent une grande maturité des partenaires sociaux, une culture de l'anticipation, du compromis et de la confiance, reprend Pierre Ferracci. On ne peut pas les décréter sous la pression. »
La rhétorique anti-assistés
Une partie de l'UMP emmenée, notamment, par Laurent Wauquiez en a fait son principal cheval de bataille depuis la défaite de l'UMP aux cantonales de mars 2011, marquées par une progression du Front national. Cette « guerre aux pauvres » repose sur l'idée selon laquelle l'assistanat est un « cancer » (dixit Wauquiez) de la société française, croyance en réalité démentie par les faits et les chiffres. (Lire notre article « La France, un pays d'assistés ? »)
Dans la campagne, le chef de l'Etat reprend à son compte deux propositions nées à droite de sa majorité. « Dans l'assistanat, on perd de plus en plus la maîtrise de sa vie. On a le droit d'être soutenu par la société, mais on a le devoir de s'investir en retour », a dit Nicolas Sarkozy à Villepinte. S'il est élu, le chef de l'Etat promet que les bénéficiaires du RSA devront effectuer 7 heures de travaux d'intérêt général payés au Smic par semaine. Leurs « efforts d'insertion » seraient par ailleurs « évalués tous les dix-huit mois » – on ne sait pas comment. Autre mesure : les attributions du RSA et du minimum vieillesse seraient soumises à des conditions de nationalité bien plus restrictives. Seuls les étrangers ayant résidé dix ans en France et y ayant travaillé cinq ans pourraient toucher ces allocations d'assistance, d'un montant respectif de 475 euros et de 742 euros pour une personne seule.
« Notre Etat-providence s'est encore amélioré pendant la crise, bien plus que dans d'autres pays », justifie le président de la commission des affaires sociales de l'Assemblée nationale Pierre Méhaignerie, un “social” de l'UMP membre du comité stratégique de la campagne de Nicolas Sarkozy. « Par ailleurs, notre système d'assistance est assez développé. Des gens ont peur de franchir le temps partiel de crainte de perdre la CMU ou les bourses : il y a une dynamique sociale à recréer, dans le sens d'une plus grande justice. »
Selon Pierre Méhaignerie, il conviendrait néanmoins de réformer d'autres aspects de l'Etat-providence, comme par exemple l'assurance-chômage des cadres, très généreuse (le cadre chômeur se voit garantir le plus haut plafond d'indemnisation du chômage d'Europe : jusqu'à 5 700 euros par mois). Une proposition que rejettent les syndicats..., mais que le candidat Sarkozy, soucieux de préserver sa clientèle électorale, n'a pas davantage retenue.
Dans cette stigmatisation des assistés, le chercheur Jean-Marie Pernot, lui, voit surtout le retour d'une « vision libérale autoritaire de la conduite politique des sociétés : on en revient au traitement des pauvres et à la bienfaisance du XIXe siècle, avec cette idée qu'il y a de bons et de mauvais pauvres, ceux qui acceptent les formations qu'on leur propose et les autres, les assistés. On retrouve en cela des thèmes chers à la droite réactionnaire et conservatrice».
Selon Dominique Méda, professeur de sociologie à Dauphine, de telles propositions ont aussi une vraie cohérence idéologique. « Elles reprennent le fameux paradigme du chômage volontaire, seriné depuis vingt ans par les économistes orthodoxes et les institutions internationales comme l'OCDE : s'il y a du chômage, c'est d'abord que les gens ne veulent pas prendre le boulot qui existe. Il faut donc les inciter et les contraindre à le faire. » Un cadre idéologique « néolibéral », qui vise aussi à abaisser les protections de l'emploi et les salaires. « Cette vague est en train de se déployer sur toute l'Europe. Tony Blair l'a fait au Royaume-Uni, Gerhard Schröder l'a fait en Allemagne au début des années 2000, ce qui a eu pour conséquence de créer une sorte de sous-marché du travail avec des emplois spéciaux et mal payés pour les chômeurs de longue durée notamment. L'Espagne a aussi réformé son marché du travail en ce sens, Mario Monti vient de faire de même en Italie. »
A Hayange (Moselle), fief d'ArcelorMittal© Reuters
Des mesures en vrac
Semblant ne pas tenir compte de l'échéance présidentielle, le chef de l'Etat a annoncé le 29 janvier une majoration de la TVA au 1er octobre, compensée par une baisse des charges sur les cotisations sociales pesant sur les bas salaires. Elle entraînerait la suppression de la prime pour l'emploi. Un nouveau revirement alors qu'il excluait toute augmentation de la TVA quelques mois plus tôt, au motif que « ça pèserait sur le pouvoir d'achat et ça serait injuste ».
Plus récemment, Nicolas Sarkozy a proposé d'exonérer de charges sociales « l'embauche de chômeurs de plus de 55 ans qui obtiennent un CDI ou un CDD de plus de six mois »dans la limite de 36 000 euros par an. La proposition, qui ne figurait pas dans le programme de l'UMP, est surtout une réponse au « contrat de génération » proposé par François Hollande. « Cette exonération était déjà dans la loi sur les retraites, tonne Alain Vidalies, responsable du pôle travail et emploi auprès de François Hollande. Mais en 2011 le gouvernement l'a supprimée pour la remplacer par une prime de 2 000 euros pour une entreprise qui recruterait un senior. Nicolas Sarkozy n'hésite donc pas à reprendre ce qu'il avait proposé puis abandonné. A croire que pour lui, faire et défaire, c'est toujours travailler... »
Le chef de l'Etat propose également de réduire de moitié les droits de mutation payés par les ménages lors de l'acquisition de leur résidence principale. Un manque à gagner de 6 à 10 milliards d'euros par an pour les collectivités locales, départements en tête, qui peinent pourtant de plus en plus à assurer leurs missions... A commencer par le financement du RSA et de l'insertion.
entretenir le mythe du président des usines
« Il ne faut pas laisser partir les emplois industriels. Quand l'industrie s'en va, tout le reste risque de partir. (...) Si pour sauver notre industrie, l'État doit investir comme je l'ai fait avec Alstom, alors l'État investira. » Une fois de plus, Nicolas Sarkozy s'est posé en garant de l'industrie lors du récent discours de Villepinte.
Une vieille rhétorique : au début de son mandat, Nicolas Sarkozy avait promis quasiment dans les mêmes termes aux salariés d'ArcelorMittal à Gandrange (Moselle) que l'Etat investirait si besoin à la place de l'industriel. « Si souvent dans le passé les annonces n'ont pas été suivies d'effet ! s'était alors écrié le président. Si souvent les mesures mises en œuvre n'ont pas été à la hauteur de celles qui avaient été annoncées ! Si souvent les engagements n'ont pas été tenus ! Les Français avaient fini par perdre confiance dans la parole de l'Etat. » Il n'en a finalement rien fait. L'aciérie a fermé. Les salariés ont certes été reclassés, mais les promesses de revitalisation du site sont en grande partie restées lettre morte.
Depuis quelques semaines, le chef de l'Etat a tenté de conjurer le sort en trouvant un repreneur à l'usine Lejaby d'Yssingeaux (par l'entremise du milliardaire Bernard Arnault, dont le président est proche), ou bien en insistant auprès du patron d'EDF (un autre de ses proches) pour qu'il reprenne l'entreprise de panneaux solaires Photowatt, dont EDF ne voulait pas. Il a même renoué avec les promesses en l'air, en présentant (faussement) des investissements déjà prévus sur le site ArcelorMittal de Florange comme de nouveaux investissements consentis par le tycoon de l'acier, Lakshmi Mittal. Le 14 mars, les ouvriers qui protestaient devant le QG de Nicolas Sarkozy ont en revanche été accueillis par des gaz lacrymogènes.
Selon l'Insee, la France a détruit environ 300 000 emplois industriels depuis 2007, et 750 000 depuis dix ans.
Autoritarisme social
Ces mesures distillées en vrac au cours de la campagne dessinent-elles pour autant une doctrine sociale ? « C'est une bonne question », concède l'UMP Pierre Méhaignerie, bien embêté pour y répondre. Il admet prudemment certains loupés : « La réflexion sur le chômage est insuffisamment organisée dans le cadre de la campagne, j'en conviens. Il y a par ailleurs une volonté d'aider les blessés de la vie laissés au bord de la route, même si elle n'est pas vraiment formulée. »
Ce vieux routard du social, connu pour ses positions modérées, ne juge-t-il pas les mesures proposées par le candidat trop radicales ? « Mon silence est une réponse : il faut changer la forme chez tous les candidats », répond-il, énigmatique. « Les corporatismes sont en France très puissants. Aujourd'hui, je ne compte plus sur la capacité des structures syndicales et patronales à faire la pédagogie du monde nouveau, reprend Méhaignerie, en défense de son candidat. Le gouvernement, s'il veut les suivre, ne répondra pas aux objectifs d'efficacité et de justice. » Le très centriste président de la Commission des affaires sociales de l'Assemblée défend donc désormais l'idée qu'il ne faut plus écouter les syndicats et le patronat...
D'après Alain Vidalies, responsable du travail et de l'emploi auprès de François Hollande, le chef de l'Etat tente d'abord dans cette campagne de profiter de la méfiance grandissante envers les institutions, y compris sociales. « Nicolas Sarkozy définit une politique uniquement par rapport aux attentes et aux inquiétudes relevées dans les enquêtes d'opinion. Il a décelé une sorte de réticence des Français par rapport aux institutions, aux représentants politiques, aux syndicats : au lieu de lui apporter des réponses politiques, il entend surfer dessus. »
Selon Pierre Ferracci, le discours de Nicolas Sarkozy vise néanmoins juste quand il pointe les « vraies complexités » des institutions sociales, du chômage à la formation en passant par la retraite. « Sur la formation par exemple, il y a un gaspillage éhonté. Il faut évidemment bousculer les partenaires sociaux là-dessus. Et c'est parce que les réformes nécessaires ne sont pas menées que cela permet toutes les démagogies et toutes les mises en accusation, jusqu'à la remise en cause actuelle des acteurs sociaux. » Sauf que, selon lui, Nicolas Sarkozy n'a guère contribué à rénover ce système quand il s'est attaqué à la réforme de la formation professionnelle, qui constitue pour les organisations patronales et les syndicats une manne financière importante. « La réforme n'est pas allée très loin à cause des partenaires sociaux, certes, mais aussi en raison de sa propre incapacité à décider », témoigne-t-il.
Plus largement, les audaces du chef de l'Etat se nourrissent largement des renoncements intellectuels de la gauche, suggère Dominique Méda, professeur de sociologie à Dauphine. « La gauche a perdu une bataille idéologique : elle n'arrive plus à faire passer l'idée du droit au secours, à l'assistance, des principes pourtant intégrés dans la Constitution de 1946. Aujourd'hui, certains de mes étudiants me parlent d'assistanat sans problème ! » D'après la chercheuse, l'architecture sociale en France est devenue « épouvantablement compliquée », une situation aggravée par la décentralisation. « On est arrivé à un système illisible et inefficace. Beaucoup de politiques sont gérées par plusieurs collectivités à la fois. Pour engager une action de formation par exemple, il faut des conventionnements entre plusieurs organismes, entre plusieurs niveaux de responsabilité. Tout le monde a un petit bout de quelque chose, et il est donc très difficile de faire évoluer le système. Evidemment, Nicolas Sarkozy a beau jeu de dire que cela ne fonctionne pas. » Et on ne peut pas dire que le candidat socialiste fasse entendre ses propositions en la matière.
Lors de cette campagne, Nicolas Sarkozy tente en réalité d'opérer une énième métamorphose. Après avoir, de 2007 à 2010, usé et abusé des rencontres et des compromis avec les organisations syndicales, séquence interrompue par son passage en force lors de la réforme des retraites, le chef de l'Etat a endossé un nouveau costume : celui de président du peuple, se lançant du coup dans une fuite en avant qui ne laisse pas d'inquiéter. Une telle remise en cause des corps intermédiaires est en effet inouïe dans le discours d'un président de la République, même en campagne électorale.
« Nicolas Sarkozy est passé d'un extrême à l'autre, juge Pierre Ferracci. Entre câliner les syndicats comme il l'a fait au début de son mandat et les choquer comme aujourd'hui, il y a un entre-deux. » « Il ignore ce qui était sa vérité d'il y a deux ans », renchérit Alain Vidalies. Sous l'impulsion de son ancien conseiller social à l'Elysée entre 2007 et 2010, Raymond Soubie, Nicolas Sarkozy s'était en effet évertué à mettre les formes dans ses relations avec les syndicats et le patronat, régulièrement convoqués pour des sommets sociaux à l'Elysée pendant la crise. Jusqu'à la réforme des retraites, il a plus ou moins respecté l'esprit d'une loi de 2007, la loi Larcher, qui laisse plus d'espace à la négociation entre partenaires sociaux.
« Le président en campagne s'aperçoit qu'y compris à cause de lui, des réformes n'ont pas été menées, et il entend en faire porter la responsabilité à d'autres que lui, les partenaires sociaux ou bien les régions, décrypte Ferracci. C'est ce qui, à mon sens, explique ce changement de registre. En bousculant tout le monde, il veut apparaître en chef de guerre qui ne craint pas l'impopularité. Le résultat ? Un fourre-tout de propositions qui partent dans tous les sens. »
« Il me fait penser à Louis-Napoléon Bonaparte avant le coup d'Etat, celui qui ne cessait d'afficher son souci du peuple, compare Bernard Vivier, de l'Institut supérieur du travail. Pour cela, il joue la carte du peuple contre les élites. Sans doute espère-t-il ainsi se défaire de l'image de président des riches. »
« Nicolas Sarkozy, ludion qui s'agite en permanence, doit occuper l'arène dans cette campagne, quitte à proposer des mesures qu'il ne mettrait pas en œuvre une fois élu, tranche Jean-Marie Pernot. En même temps, ses thèmes de prédilection dévoilent un imaginaire très à droite, une crispation autoritaire, une vision caporaliste de l'organisation des relations sociales. »
D'après Bernard Vivier, une telle posture ne peut que miner encore un peu plus le paritarisme, cette gestion concertée entre syndicats et patronat de la Sécurité sociale qui fonde les relations sociales en France depuis la Seconde Guerre mondiale. « Pendant cinq ans, on a assisté à une étatisation de la vie sociale. Bien souvent, il a enlevé aux partenaires sociaux toute possibilité de négocier entre eux au sujet du logement, des retraites complémentaires ou encore du chômage : la réforme de Pôle emploi n'a-t-elle pas abouti à l'absorption du système paritaire des Assedic par l'ANPE, un système étatique ?» Au début de son mandat, beaucoup d'acteurs du monde social se sont interrogés sur la révélation opportune de l'affaire des enveloppes en liquide de l'UIMM, une institution qui détient l'expertise sociale au sein du patronat, très engagée dans le paritarisme.
A l'instar de Dominique Méda, d'autres observateurs voient en Nicolas Sarkozy celui qui pourrait achever de « convertir le modèle social français en modèle libéral avec la remise en cause de la protection de l'emploi, tandis que nous faisions partie des derniers pays à avoir résisté à la grande vague de déstructuration des Etats-providences ».
« Ce qui nous arrive aujourd'hui par la bouche de Sarkozy n'est pas un éclair dans un ciel serein : les nuages s'accumulaient depuis longtemps, s'inquiète l'économiste Jacques Rigaudiat, ancien conseiller social de Lionel Jospin à Matignon, désormais soutien de Jean-Luc Mélenchon. C'est la fin de l'esprit de 1945 et du Conseil national de la résistance. Cela apparaît aujourd'hui de façon limpide, presque naïve, chez Nicolas Sarkozy car tout est tombé autour de lui. Son idéologie est nue. »
Selon lui, la proposition de Nicolas Sarkozy d'instaurer des référendums en matière sociale constitue une « vraie rupture » : « C'est une façon de dire que les manifestations dans la rue n'expriment plus un rapport de force. S'il peut se le permettre, c'est parce que suffisamment d'aspects de notre modèle social ont été déconstruits pour que cela recoupe la réalité politique. »
Excès de pessimisme ? Selon Jean-Marie Pernot, « si Nicolas Sarkozy est réélu et qu'il met en place ce programme, nous serions alors confontés à une situation problématique car cela voudrait dire qu'il y a un mouvement d'opinion pour sa conception autoritaire des relations sociales et cela serait grave ».
A l'inverse, en cas de défaite, lui comme ses propositions seront « très vite oubliés », veut parier le chercheur.