Le Monde - 05 avril 2012
Elle scrutent l'horizon, les mères. Le soleil n'est pas encore levé qu'elles observent déjà avec inquiétude le bout de la rue, rassemblées au pied de la grande barre d'immeuble où elles vivent illégalement depuis plus de deux ans. Cette nuit encore, elles n'ont pas fermé l'œil : "Nous sommes trop stressées... Tu te lèves, tu regardes tes enfants et tu te dis : mais où on va aller ?"
Par quatre fois en six jours, policiers et déménageurs ont débarqué au petit matin pour expulser d'autres familles africaines qui squattaient comme elles le Mail Maurice de Fontenay, la dernière de ces grandes barres HLM qui ont rendu célèbre la cité des 4000. Ce matin, comme une dizaine de personnes rassemblées là, elles craignent que ce soit leur tour.
Ces hommes et ces femmes viennent de Côte d'Ivoire, de Guinée, du Mali. Leurs enfants sont nés en France. Certains sont sans-papiers mais la plupart ont une carte de séjour en règle et travaillent dans le nettoyage ou l'aide à domicile pour les femmes, dans la sécurité ou la restauration pour les hommes. La plupart sont arrivés là en 2009, guidés par des marchands de sommeil qui leur ont ouvert les portes d'appartement vides. Ils y ont fait installer l'électricité, le gaz, la télé.
Le soleil se lève sur le Mail, les familles patientent déjà depuis une heure au pied des halls 13 et 15, occupés en journée par les dealers. © E.R
L'office HLM les a rapidement repérés : une procédure judiciaire a été lancé en 2010 pour les faire expulser. Dans le même temps, l'office leur a demandé le versement d'une "indemnité d'occupation" : 300 à 400 euros dont ils s'acquittent tous les mois, sorte de loyer spécial squatteur. "Nous travaillons, nous avons les moyens de payer. Mais nos demandes de HLM, pour avoir un vrai bail, n'aboutissent pas. Or nos salaires sont trop bas pour les exigences des propriétaires privés qui demandent de gagner deux ou trois fois le loyer, explique Bangaly, 43 ans. Comment faire ?" Dans la barre, il y eut d'abord un, puis deux, puis cinq et jusqu'à quinze appartements occupés aujourd'hui illégalement, la plupart dans les cages d'escaliers les plus dégradées, occupées par les dealers.
En prenant des notes, en regardant les documents qu'ils nous tendent pour montrer qu'ils payent ou qu'ils sont régularisés, nous sommes soudain saisies d'un drôle de vertige. Squatteurs, expulsion, barre HLM, dealers. Cette histoire-là, la même, nous l'avons déjà écrite. C'était en juillet 2010. Pas au Mail, mais au pied de la barre Balzac à 400 mètres de là. A l'époque, ce n'était pas 15 mais 41 appartements qui étaient occupés. Les squatteurs (plus de 130 adultes et une trentaine d'enfants) avaient été expulsés tous en même temps, aux aurores, et leurs affaires éparpillées dehors*. Un spectacle impressionnant que les autorités ont vraisemblablement voulu éviter cette fois en procédant appartement par appartement, sur une semaine, avec des camions de déménagement.
Les expulsés ou en voie d'expulsion sont soutenus par le DAL. © E.R
"A La Courneuve, 3 000 demandes de logement sont en attente. C'est 60 000 sur le département de la Seine-Saint-Denis, tous bailleurs confondus. On ne peut pas accepter que des personnes s'installent par la force dans des logements vacants alors que tant d'autres patientent, explique Stéphane Troussel, conseiller général PS et président de l'office public départemental des HLM. D'autant que ceux qui permettent à ces familles de s'installer sont souvent les trafiquants eux-mêmes dont un certain nombre sont spécialisés dans la revente ou relocation d'appartements qui ne leur appartiennent pas. Les familles qui squattent là sont ensuite évidemment fragilisées par rapport à ces trafiquants. Et cela participe du fait qu'ils prospèrent dans ces cages d'escalier en particulier."
Il y a cependant parmi les dossiers qu'ils nous tendent un document qui n'était pas dans les précédents, et qui rend la situation de certains bien différentes au regard de la loi : car parmi les familles déjà expulsées la veille, et en instance d'expulsion ce matin-là, au moins 3 ont officiellement été reconnues prioritaires par la commission DALO du département. Rappelez-vous, ce "droit opposable au logement" a été instauré il y a tout juste cinq ans, le 5 mars 2007, pour permettre de reloger en urgence dans des logements sociaux les personnes aux situations les plus délicates. Parmi les critères, "être menacé d'expulsion sans relogement" et "ne pas être en mesure d'accéder par ses propres moyens à un logement décent et indépendant ou de s'y maintenir".
Les papiers de Mme Diallo et Mme Traore : compte-rendus d'audience les définissant comme prioritaires au DALO, et justificatifs de paiements de "loyers" délivrés par l'office HLM. © E.R
Il y a là comme une absurdité administrative qui ferait sourire si, pour les gens qui nous font face, elle n'était pas tragique : l'Etat français a jugé que ces familles remplissaient tous les critères pour être prioritaires à avoir un logement social ; et le même Etat a accordé le recours de la force public à l'office HLM pour mettre ces personnes à la rue.
Kadiatou Traoré montre son précieux papier, à l'abri dans une épaisse pochette rose qu'elle garde toujours dans son sac. Par une décision du 20 octobre 2010, la commission de médiation DALO de Seine-Saint-Denis l'a reconnue "prioritaire" et "devant être relogée en urgence". Ce matin, elle craint que ce ne soit son tour. "J'ai tapé à toutes les portes, toutes, pour éviter ce qui est en train de se passer, mais sans succès", explique-t-elle d'une voix angoissée. Elle est aide à domicile chez des personnes âgées, en CDI dans une grande société. "A mon travail, ils ont été compréhensifs, j'ai pu libérer mes matinées pour être là si on m'expulse, mais ça ne durera pas. En plus de mon logement, je risque de perdre mon boulot. J'ai deux enfants !"
Cette fois-ci, contrairement à l'expulsion massive de la barre Balzac en 2010, les appartements sont vidés un à un. Chaque matin, tous se lèvent sans savoir sur qui cela va tomber... © E.R
Expulsée la veille, avec ses trois enfants de 14, 16 et 18 ans, scolarisés dans les collèges et lycées des environs, Djene Diallo nous présente une décision du tribunal du 13 mars 2012 qui enjoint le préfet de Seine-Saint-Denis d'assurer son hébergement rapidement "sous une astreinte destinée au fond national d'accompagnement vers et dans le logement de 250 euros par jour de retard à compter du 14 avril 2012". Elle a été expulsée quand même. "Ecris ça dans le journal, nous demande-t-elle désabusée. Avec mon nom, tout. J'ai 55 ans, ça fait 20 ans que je suis en France, femme de ménage. J'ai toutes les cartes qu'il faut, je suis en règle. Depuis que je suis ici, je n'ai jamais trouvé de vrai logement : que des hôtels. Je suis fatiguée, j'ai un problème au pied. Quand est-ce qu'on va enfin pouvoir s'installer?"
Ironie du sort : le fait d'avoir été expulsée va peut-être permettre de faire accélérer son dossier. Elle a pu, la veille, montrer tous ses papiers, et un quatre pièces à Stains va peut-être lui être attribué. En attendant, ses affaires auront été déménagées de force, en présence de policiers.
Escalier 5 : la première opération consiste à murer un appartement vide. © E.R
"Le fait qu'il y ait des demandeurs DALO, indique Stéphane Troussel à qui nous l'apprenons, montre que le système marche sur la tête, car quand la commission DALO a rendu son avis, c'est bien qu'elle avait connaissance qu'ils étaient squatteurs ! En même temps, le nombre de "DALO" prioritaires est tellement important qu'il est impossible de tous les reloger en urgence. Par ailleurs, si toutes les villes respectaient aussi bien que La Courneuve la loi SRU [qui oblige les villes de plus de 3 500 habitants à disposer de 20% de logements sociaux], on ne connaîtrait pas de telles situations !"
"Occupant sans droit ni titre" mais "par nécessité"
Quelques militants du DAL (Droit au logement) sont venus soutenir les familles dans ce petit matin froid. Parmi eux le porte-parole de l'association, Jean-Baptiste Eyraud, infatigable combattant du droit au logement depuis plus de 20 ans. La situation du jour lui évoque ce qu'il appelle la "jurisprudence René Coty". "Déjà, en 1993, la cour d'appel de Paris avait donné droit à une famille de continuer à squatter un immeuble avenue René-Coty à Paris pendant six mois considérant qu'ils en étaient en effet 'occupant sans droit ni titre' mais 'par nécessité, rappelle-t-il. Mais, estime-t-il, on a avancé un peu quand même. Le DALO est un droit supplémentaire pour des gens qui n'en avaient aucun. Ça ne résout pas tout, cela va peut-être cependant permettre à cette femme d'être plus rapidement relogée" constate-t-il en évoquant le cas de Mme Diallo.
Les déménageurs embarquent les affaires qui seront stockées un mois dans un garde-meuble. © E.R
"Pour le prochain quinquennat, dit-il, commençons juste par appliquer les lois ! Peut-être en les rendant plus efficientes. Les astreintes DALO, au lieu d'être versées à un fond national qui va aider aussi bien les communes riches que pauvres à faire leurs 20 % de logements sociaux, ne devraient-elles pas permettre des actions efficaces rapidement pour les gens "prioritaires" qui se retrouvent à la rue ? Et la loi de réquisition ? Il faut qu'on réquisitionne les logements vides ! Enfin, il faut vraiment baisser les loyers: plus les logements sont chers, plus la crise est grave et plus les moins bien armés sont écrasés !"
Soudain les visages se crispent : "la camionnette blanche... C'est eux, ils arrivent !" Une voiture de police pointe son nez au bout de la rue, et en quelques minutes, plusieurs agents s'engouffrent dans un des halls et en bloquent l'accès : un autre que celui où les squatteurs les attendaient. Kadiatou part en courant. C'est celui où elle vit. Derrière elles, ses deux petites filles, Fatima et Mariam, 3 et 5 ans : le mercredi, il n'y a pas école.
Les policiers empêchent l'accès de l'escalier où opèrent les déménageurs. © E.R
La tension monte pendant quelques minutes où les policiers repoussent sans ménagement ceux qui essayent de passer quand même. Ça crie, ça s'affole. Mariam prend la main de sa petite sœur, elles se mettent à pleurer. Puis doucement, les esprits se calment. Les familles reculent, elles ne passeront pas. Les policiers se détendent. "Qu'est-ce qu'ils font, maman?" demande Mariam. "Ils vont sortir toutes nos affaires", répond la mère la voix serrée. "Mais on va aller où ?" "Je ne sais pas."
Au bout de quelques heures, Kadiatou apprendra que son appartement n'était pas visé. Pas cette fois. Cette nuit, elle dormira mal. Et demain, il faudra encore se lever tôt, pour guetter l'horizon.
A.L
* Deux ans après la situation des ex-squatteurs de la barre Balzac n'est pas réglée : une partie de ces familles a été relogée mais la majorité vit aujourd'hui dans des hôtels certains même dans de nouveaux squatts, après avoir campé au milieu de la cité pendant de longs mois pour attirer l'attention sur leur situation.