Nicolas Sarkozy a menti : il n’a pas emprunté 3,5 millions de francs à l’Assemblée nationale pour financer l’achat d’un appartement sur l’île de la Jatte en 1997. Le montant d’emprunt autorisé était dans sa situation plus de deux fois plus bas, à hauteur de 1,68 million d’euros. Nicolas Sarkozy devra bien un jour expliquer comment il a financé cet appartement. Mais au-delà des fabulations du président, cette affaire rappelle une réalité méconnue : l’Assemblée nationale a été une banque. Et grâce à des documents inédits que nous nous sommes procurés, Mediapart est en mesure de révéler l’ampleur des prêts, réels ceux-là, octroyés aux députés jusqu’en 2010.
Jusqu’à présent, l’Assemblée préservait l’opacité de ce système, en ne révélant que des masses globales qui mêlaient l’argent prêté aux fonctionnaires et aux élus. On savait par exemple qu’en 2009, l’Assemblée était en attente de remboursements de prêts pour un montant de 139,5 millions d’euros.
Mais le tableau récapitulatif que nous publions aujourd'hui (voir ci-dessous) isole la situation des députés (sans révéler leurs noms, secret bancaire oblige), et montre les sommes accordées au cours des dix dernières années.
Les changements de législature (2002, 2007) semblent entraîner dans les deux années qui suivent une montée en puissance des prêts. On peut supposer que pendant ce laps de temps, les élus prennent connaissance des possibilités qui leur sont offertes, et qu’ils trouvent le logis adéquat. En 2009, 74 prêts ont été accordés à des députés, pour plus de 8 millions d’euros. En 2004, 76 prêts pour 7,43 millions d’euros.
Quand, en 2010, il a été mis fin à ce système des prêts immobiliers (dont le plafond était indexé au fil des ans sur l'indice national du bâtiment), chaque député pouvait emprunter 286.000 euros, sans compter les compléments familiaux de 10 % supplémentaires par enfant.
En revanche, les prêts personnels perdurent encore aujourd'hui, pour des montants bien moins élevés. Sortes d’avances sur trésorerie, ils sont censés permettre d’acheter une voiture ou des meubles pour la permanence des députés. Aucun contrôle n’est effectué sur la façon dont cet argent est dépensé. Depuis 2002, le montant autorisé pour ce type de prêt atteint 18.000 euros, sur 20 mois. Sans qu’aucune garantie hypothécaire ne soit exigée. Du coup, l’Assemblée traîne quelques contentieux, dont certains commencent à sérieusement dater.
Comme celui de Guy Hascoët. Le 10 mars 2000, ce député du Nord (Verts) emprunte à l’Assemblée 16.465 euros à un taux de 3 %. Normalement, le remboursement est prélevé à la source sur l’une des indemnités versées au député. Mais dix-sept jours plus tard, Guy Hascoët devient secrétaire d’Etat à l’économie solidaire dans le gouvernement de Lionel Jospin. Il quitte donc l’hémicycle. L’Assemblée ne peut plus prélever les remboursements directement sur son indemnité. Et en 2002, il est battu dans sa circonscription.
Entre 2000 et 2008, Guy Hascoët ne rembourse pas un centime à l’Assemblée. Face aux courriers de relance, il finit par verser une petite partie de la somme, environ 4.000 euros, entre 2008 et 2010. Contacté par Mediapart, il tente de se justifier : « J’ai traversé trois chaos sociaux en dix ans. Les gens s’imaginent que les hommes politiques sont riches. Mais certains se retrouvent sans rien. J’étais près de toucher l’allocation de solidarité. »
Fauché même quand il était au gouvernement, époque où il ne remboursait déjà rien ? Après des explications vaseuses sur ce qu’il devait payer de sa propre poche en tant que « petit secrétaire d’Etat », Guy Hascoët finit par lâcher : « Je ne suis pas fier de moi. » Il ne cherche même pas à justifier l’objet de sa demande de prêt : « Je ne sais plus. C’était possible d’emprunter, et j’étais dans le rouge. »
Quand il se présente comme tête de liste pour EELV (Europe Ecologie-Les Verts) en 2010 en Bretagne (dont il est encore conseiller régional), l’Assemblée nationale lui réclame toujours plus de 18.000 euros. Elle lance un contentieux, envoie un huissier.
Guy Hascoët assure qu’il a depuis commencé à rembourser, ce que l’Assemblée confirme. Son ardoise ne s’élève plus aujourd’hui “qu”'à 7.765 euros.
Combien de cas de ce type restent en souffrance ? Peu, vraisemblablement. Cet automne, l’Assemblée avait refusé de répondre à la plupart de nos questions sur les prêts accordés. Mais après nos révélations sur l’affaire de l’île de la Jatte et après que nous avons mis la main sur les montants accordés annuellement aux députés, la questure a cette fois accepté de nous expliquer comment le système avait dérivé.
« Nous ne sommes pas des banquiers, explique Richard Mallié, l’un de trois députés questeurs de l’Assemblée (grands argentiers de la maison). Il fallait donc arrêter les prêts immobiliers. »
Car à l’origine, personne n’imaginait une telle évolution. En 1953, quand l’Assemblée nationale invente ce système de prêts, c’est parce que les députés n’ont nulle part où se loger à Paris : l’immeuble Chaban-Delmas, au 101 de la rue de l’Université, n’héberge pas encore les députés non-franciliens qui ont besoin de dormir à Paris pour suivre les séances parlementaires. Il faut leur trouver une solution.
L’arrêté du 15 janvier 1953 tient compte des ressources des députés, des charges familiales, et précise que l’appartement acquis ne peut en aucun cas être « somptuaire ». Il n’est pas non plus question que les députés puissent spéculer, ou même louer.
En 1956, les possibilités sont étendues au département d’élection. Puis en 1972, à l’acquisition d’un local de permanence (à Paris ou en circonscription). En 1973, un deuxième prêt devient possible si le premier a été remboursé et qu’un délai de dix ans s’est écoulé.
En 1976, l’aide est étendue aux travaux de rénovation et de construction : il n’y a pas de raison, estime l’Assemblée à l’époque, que ceux qui ont déjà un logement ne puissent pas bénéficier d’un petit coup de pouce du Palais-Bourbon, qui paye directement l’entrepreneur.
En 1988, l’Assemblée ouvre la possibilité de cumuler deux prêts pour Paris et donne son accord pour que le second soit accordé, « par anticipation », pour deux opérations concomitantes.
En 1996, officiellement, le prêt passe à un taux unique de 2 % (Mediapart a toutefois déjà consulté des prêts postérieurs faisant état de prêts à 0 % pendant cinq ans puis à 2 % pendant les cinq années suivantes).
En 2002, le prêt est assorti de garanties hypothécaires. Jusque-là, les contrats étaient rédigés sous seing privé. Ainsi, si un député mourait, rien n’obligeait sa veuve à rembourser les emprunts.
Y a-t-il eu des abus, des passe-droits, des tolérances ? L’Assemblée reste discrète. Forcément. En janvier 2010, ouvrant peut-être enfin les yeux sur l’immense décalage existant entre ce système et le parcours du combattant que rencontrent les Français pour emprunter, elle a décidé de mettre fin aux avantages immobiliers.
Pour les députés. Car les fonctionnaires, eux, qui avaient obtenu des avantages très intéressants (taux à 0 % sur 25 ans) pour se loger non loin de l’Assemblée après les séances de nuit, continuent de bénéficier aujourd’hui d’une possible avance sur salaire de 180.000 euros pendant leurs trois premières années de titularisation.