S’il faut une énième preuve des déséquilibres démocratiques du présidentialisme français et des renoncements auxquels ils nous ont habitués, l’actuelle campagne électorale législative nous la fournit. L’enjeu des scrutins des 10 et 17 juin est réduit à la confirmation parlementaire de la victoire du président élu, François Hollande. Or, plutôt qu’une majorité présidentielle dominée par le PS, c’est une majorité du changement, pluraliste et diverse, des écologistes au Front de gauche, qui garantira son approfondissement par le rééquilibrage du pouvoir.
A suivre, notamment dans les grands médias audiovisuels, ces élections législatives qui détermineront l’Assemblée nationale pour les cinq ans à venir, on a peine à croire que les députés sont les premiers élus de la nation, chargés de faire la loi et de contrôler son exécution, d’élaborer et de voter les règles et objectifs que le pays se fixe tout en surveillant leur mise en œuvre par le gouvernement. A part l’excessive focalisation médiatique sur le faux duel Mélenchon-Le Pen (nous en parlions ici), dans une circonscription acquise à la gauche avant que le leader du Front de gauche ne s’y porte candidat, l’atonie et le localisme l’emportent, dans une indifférence entretenue qui fera des abstentionnistes les véritables arbitres des scrutins.
La faute nous incombe à tous. Depuis bientôt un demi-siècle – très précisément, le référendum du 28 octobre 1962 instaurant l’élection du président de la République au suffrage universel direct –, nous n’avons cessé de nous habituer à une anormalité croissante : la prépondérance de l’institution présidentielle sur l’institution parlementaire. Pourtant, l’enjeu du changement démocratique qu’a appelé de ses vœux une majorité de Français le 6 mai, en mettant fin à l’hyperprésidence sarkozyste pour lui préférer les engagements d’un président « normal », c’est d’inverser ce cours, en rééquilibrant notre démocratie au profit des propositions et des délibérations des assemblées élues, et au détriment de cette dérive qui n’a cessé d’aligner leurs majorités sur la volonté d’un seul, le locataire provisoire de l’Elysée.
Il suffit de se reporter aux Mémoires du général de Gaulle pour découvrir le ver autoritaire glissé dans le fruit démocratique par le référendum de 1962, ce coup d’Etat légal produit de la crise algérienne, cette longue guerre civile française. « Certes, écrit le premier président de la Cinquième République, il y a un Parlement, dont l’une des deux Chambres a la faculté de censurer les ministres. Mais la masse nationale et moi-même ne voyons rien là qui limite ma responsabilité, d’autant mieux que je suis juridiquement en mesure de dissoudre, le cas échéant, l’assemblée opposante, d’en appeler au pays au-dessus du Parlement par la voie du référendum et, en cas de péril public, de prendre toutes les mesures qui me paraîtraient nécessaires. » Si les mots ont un sens, il s’agit bien dans l’esprit du fondateur du régime de subordonner les Assemblées au chef de l’Etat, et par conséquent le pouvoir législatif au pouvoir exécutif.
On aurait pu penser que le temps éroderait en profondeur cette omni-puissance présidentielle, d’autant plus que tel était le désir profond du pays lors de la première alternance de 1981, après vingt-trois ans de pouvoir sans partage de la droite. Mais, derrière l’apparence des discours et des réformes, la pratique présidentialiste du pouvoir n’a cessé de s’imposer, de rentrer dans les usages et de devenir une habitude. Conforté par l’inversion des calendriers électoraux, plaçant en 2002 les législatives après la présidentielle, le passage au quinquennat a potentiellement affermi cette évolution, conjurant les tentations de cohabitation qui, à trois reprises (1986-1988, 1993-1995, 1997-2002), avaient contrarié la domination présidentielle et, par conséquent, accentuant l’identification des majorités parlementaires à une majorité présidentielle compacte et obéissante.
En ce sens, le sarkozysme, sa démesure et sa virulence, ne tombent pas du ciel, et il ne suffit pas d’avoir congédié son personnage principal pour en conjurer durablement les périls. S’ils sont aussi ceux d’un homme excessif, exprimant la dérive idéologique de la droite républicaine vers la droite extrême, les excès de la présidence Sarkozy (2007-2012) sont le produit des dérives anciennes, ces mauvaises habitudes et ces déséquilibres accentués sous Mitterrand (1981-1995) comme sous Chirac (1995-2007). De fait, ces cinq dernières années, aucune digue solide n’a empêché l’abus de pouvoir élyséen, qu’il s’agisse de son interventionnisme gouvernemental généralisé (le premier ministre devenu collaborateur, symbole d’un mépris pour la fonction publique) ou de son droit de nomination étendu (dont l’audiovisuel public reste le symbole, avec des conséquences non négligeables sur la qualité du débat et de l’éducation politiques).
Une majorité du changement, pluraliste et diverse
C’est donc une démocratie de basse intensité que celle qui dépend des seules limites que se fixent les hommes, au lieu de s’en remettre à des pouvoirs institués qui arrêtent le pouvoir, l’équilibrent ou le contrôlent. Telle est la fragilité foncière du défi politique que s’est lancé le pays en élisant un président qui revendique sa normalité comme ligne de conduite, promesse d’un retour sur la terre ferme d’une démocratie rendue à tout un peuple après l’hystérie de sa confiscation au profit d’un seul et du clan oligarchique dont il défendait les intérêts. Si les premiers pas du nouveau pouvoir attestent plutôt de la sincérité de cet engagement, nous ne saurions, collectivement, nous satisfaire de ces signaux de bon augure. Le changement ne se réduit pas à une délégation de pouvoir à d’autres, mais suppose, pour réussir, une volonté partagée, par tous.
Le garantir et l’approfondir passe par l’élection à l’Assemblée nationale d’une majorité du changement, pluraliste et diverse, plutôt que d’une majorité présidentielle dominée par le seul Parti socialiste. Le paradoxe n’est qu’apparent, mais c’est, sans doute, le meilleur service à rendre à François Hollande pour qu’il soit au rendez-vous non seulement de ses propres engagements de campagne mais des défis immenses qui l’attendent. Une majorité absolue du PS, c’est le risque de ces majorités automatiques, sans délibération véritable ni invention originale, qui n’obligent plus le pouvoir à convaincre, à rassembler, à mobiliser. Des députés qui se contenteraient de mettre en musique les choix présidentiels, dans la seule discipline partisane, ne seraient pas au rendez-vous de leur fonction le jour où les premières difficultés obligeront à innover, dans la libre discussion entre parlementaires d’horizons divers.
Alors que, pour la première fois dans l’histoire de la Cinquième République, le Sénat offre depuis 2011 une courte majorité à la gauche, l’élection d’une nouvelle Assemblée nationale donne une chance historique d’ouvrir la voie du changement comme cela ne fut jamais possible dans le passé. Quelles que soient les promesses, une majorité absolue du PS ne déplacera pas la centralité du pouvoir présidentiel ou, du moins, n’en offre aucunement la garantie. Elle laisserait la porte ouverte aux habitudes anciennes, devenues des réflexes culturels tellement notre pratique politique les a banalisées : servitude volontaire habillée de cohérence politique, isolement du pouvoir autour d’une seule famille partisane, tentation dominatrice du parti dont l’un des siens est au sommet du pouvoir exécutif, certitudes gestionnaires indifférentes aux contestations de la société, etc.
Conforter le changement, c’est vouloir l’approfondir par la dynamique parlementaire, ses initiatives et ses créativités, ses audaces et ses pluralités. Les défis nationaux et internationaux, économiques et démocratiques, sociaux et écologiques, etc., qui sont devant nous appellent des majorités d’idées, issues de l’échange démocratique, de ses logiques de conviction et de ses occasions de compromis. L’ensemble des forces politiques qui, peu ou prou, ont apporté leur contribution à la victoire de François Hollande doivent pouvoir peser sur le changement, y apporter leurs contributions, leurs nuances ou leurs exigences.
Aux députés socialistes, inévitablement les plus nombreux à gauche, il nous faut ajouter des députés écologistes d’EELV, mais sans pour autant laisser le PS dans cette union solitaire. Il nous faut donc aussi des députés du Front de gauche, dans la diversité de ses composantes, du PCF au Parti de gauche. Tout comme nous devons espérer une diversité des députés socialistes eux-mêmes, de leurs sensibilités et de leurs priorités, à l’image d’un gouvernement qui, par la promotion de nombreux ministres qui étaient favorables au « non » lors du référendum de 2005 sur le Traité constitutionnel, a manifesté l’acceptation du pluralisme socialiste sur les questions européennes, avec tous les enjeux économiques et financiers qui s’y rattachent.
Des majorités d’idées sont des majorités qui ne sont pas données d’avance et qui, par conséquent, sont plus fortes une fois constituées. Produit de la discussion et de la négociation, elles emportent et convainquent parce qu’elles ont été patiemment construites et consolidées. Qui ne voit que, sur certaines questions démocratiques décisives, celles-ci mêmes peuvent aller parfois au-delà du seul bloc des parlementaires de gauche ? Sur la morale publique, la démocratisation des institutions, la libération des médias, le contrôle des gouvernants, etc., le Modem peut rejoindre ces majorités-là, tout comme, malgré leurs divergences en d’autres domaines, Europe Ecologie et le Front de gauche se retrouvent dans le souhait radical d’une Sixième République.