Si la gauche revenue au pouvoir ne paraît pas prendre la mesure des transformations qu’elle doit mener, et des attentes qu’elle doit combler, est-ce parce que nous manquons de critique sociale ? Le sociologue Philippe Corcuff s’interroge, dans son dernier livre Où est passée la critique sociale ? Penser le global au croisement des savoirs, paru aux éditions La Découverte, sur l’éparpillement et les difficultés des pensées critiques. Un ouvrage qui est à la fois un discours de la méthode et un manuel de savoir s’engager.
Philippe Corcuff est maître de conférences à l'Institut d'Études Politiques de Lyon, chercheur au Centre de recherche sur les liens sociaux (Université Paris Descartes/CNRS), membre du comité scientifique de l'association Attac, et également bloggeur sur Mediapart.
Ce n’est encore qu’un premier sentiment, mais on a l’impression que la gauche revenue au pouvoir se contente déjà de mesures timorées, sans prendre en compte une critique sociale réelle. Cela s’explique-t-il d’abord par le comportement de cette gauche menée par un PS qui n’aurait pas profité de sa cure d’opposition pour renouveler son logiciel idéologique, ou plutôt par la faiblesse de la critique sociale aujourd’hui ?
Cela se joue dans l’écart qui s’est constitué entre les trois piliers que sont le champ politique institutionnel, les mouvements sociaux et les milieux intellectuels. Le champ politique institutionnel a des liens de plus en plus en faibles avec les mouvements sociaux critiques, parce qu’il se situe dans un esprit plutôt gestionnaire. La gauche institutionnelle s’est aussi éloignée des secteurs intellectuels critiques et est dominée par une pensée technocratique de l’expertise. Elle cherche comment réparer des bouts de tuyaux des machineries qui nous dominent sans s’interroger sur les machineries elles-mêmes.
Dans le même temps, les milieux intellectuels critiques ont été marqués par un mouvement de spécialisation des savoirs et d’enfermement universitaire qui éloigne de la cité. La pensée critique existe donc, mais elle apparaît moins connectée à la politique institutionnelle comme aux mouvements sociaux. Paradoxalement, la gauche arrive au pouvoir à un moment où elle est affaiblie sur le plan intellectuel, au sens où elle tend à circuler automatiquement sur des rails non réfléchis de manière globale.
Ce mouvement exceptionnel de 1995 a souvent été vu comme un renouveau, après les années 1980. Mais il s’agissait aussi de la dernière réactivation d’une tradition de critique sociale émancipatrice qui s’est épanouie dans les Lumières du XVIIIe siècle, a été constitutive des différents courants du socialisme au XIXe siècle et était encore présente dans le marxisme au XXe siècle. Dans tous ces cas, il existait des liens entre la politique institutionnelle, les mouvements sociaux et les positions intellectuelles critiques.
Toutefois, aujourd’hui, on ne peut plus exactement envisager le rapport entre mouvements sociaux et pensée critique comme à l’époque des Lumières ou du marxisme. Ces traditions doivent être passées au tamis critique et les problèmes être reformulés en fonction des enjeux du moment.
Comment peut-on alors, aujourd’hui, articuler une critique de la domination, telle que l’a menée le sociologue Pierre Bourdieu, et une perspective d’émancipation, telle que la demande le philosophe Jacques Rancière ?
La tension Bourdieu/Rancière constitue, avec aussi la tension Foucault/Bourdieu, un des nœuds importants de la reformulation actuelle des pensées critiques et émancipatrices. Rancière n’a pas tort dans certaines de ses critiques de Bourdieu ou de Debord qui, en se centrant sur l’efficacité des dominations et leurs ruses symboliques, risquent de les redoubler par des analyses d’un pessimisme accablant.
Quand on met l’accent sur l’inégalité, les processus de domination ou l’aliénation, l’incapacité des opprimés tend à prendre toute la place, et il en manque pour l’émancipation, entendue comme possibilité des opprimés de construire une autonomie individuelle et collective à partir de leurs propres capacités. Il existe un risque d’enfermement dans la domination, qui repousse sans arrêt en pratique l’émancipation, même si cette émancipation est proclamée dans les discours.
Rancière est alors conduit à choisir une philosophie de l’émancipation contre une critique de la domination. Mais je ne peux pas le suivre sur ce terrain, parce que, inversement, les philosophes de l’émancipation ont tendance à sous-estimer, au nom même de la possibilité de l’émancipation, pour ne pas « désespérer Billancourt », pourrait-on dire après Sartre, les contraintes oppressives qui travaillent de manière insidieuse le réel, jusque dans les silences du corps finement observés par Bourdieu.
Mon point de vue ne vise donc pas à articuler ces deux éléments, comme tentaient de le faire les Lumières ou le marxisme. Il est plutôt de les mettre en tension, en se servant d’un outillage intellectuel emprunté au libertaire Proudhon dans sa critique de Hegel : penser par antinomie plutôt que par « dépassement » des contradictions, « synthèse », « harmonisation » ou « articulation ». Proudhon parlait judicieusement d’un espace d’« équilibration des contraires ».
Quelles seraient alors concrètement les composantes de la « critique sociale émancipatrice » que vous cherchez à déployer ?
Il existe au moins deux niveaux de réponse. Quels contenus peut-on commencer à donner à cette critique sociale ? Pour moi, cela réside d’abord dans l’élargissement de la critique du capitalisme par rapport aux formes standards de marxisme.
Au lieu de considérer qu’il n’y aurait principalement que la contradiction entre capital et travail, il faut aussi creuser la contradiction entre capital et nature, qui soulève les questions écologiques, celle entre capital et individualité, où se logent les blessures de l’intimité contemporaine et, enfin, la contradiction entre capital et démocratie, qui intéressent les altermondialistes. Le capitalisme, comme l’a montré Marx, ne constitue pas un système homogène, mais un ensemble contradictoire, fait de contraintes structurelles qui pèsent tendanciellement sur tous mais également de potentialités émancipatrices.
C’est à la politisation au sens large (mouvements sociaux, syndicats, associations, expériences alternatives, activités culturelles et artistiques, partis, etc.) de se saisir de ces contradictions, en inventant notamment de nouveaux langages politiques (les langues de bois politiciennes auraient, par exemple, intérêt à regarder du côté du rap ou du polar), en élargissant les possibilités émancipatrices.
Il faudrait aussi penser au moins deux autres logiques d’oppression distinctes du capitalisme : la domination masculine et l’oppression post-coloniale, qui affecte les populations issues de l’immigration. Elles peuvent être en interaction avec le capitalisme, par exemple sur le marché du travail, mais n’y sont pas réductibles, puisqu’elles pourraient perdurer dans un tout autre type de société.
Le second niveau est de nature méthodologique. C’est le plan souvent délaissé de la tuyauterie conceptuelle, celui des « logiciels » de la critique sociale et de l’émancipation, touchant à la façon même dont on formule les questions et dont on définit les problèmes. La gauche de gouvernement est prise dans des rails technocratiques. Et la gauche de gauche me semble souvent fonctionner sur des schémas appauvris.
Il existe une doxa, que j’appellerai de manière polémique « la pensée Monde diplo' », mettant en scène le combat des « méchants » (le marché et l’individualisme) contre « les bons » (l’État, la nation et le collectif). Le tout serait orchestré par les « méchants » médias, qui mettraient dans la tête des « gens » – sauf « moi », celui qui diabolise les médias ! – des « mauvaises » idées. L’ensemble est saupoudré d’un ton de déploration généralisée, peu propice aux résistances créatrices.
Il existe donc un gros travail à faire, dans la gauche intellectuelle et les mouvements sociaux, par exemple, sur la tension entre émancipation et domination, comme on vient de le voir, ou entre connaissance de soi défendue par Bourdieu et création de soi promue à la fin de sa vie par Foucault.
Et puis il y a un autre chantier méthodologique immense : comment stabiliser un espace intellectuel qui échapperait à la tentation de saisir « le tout » – la vieille notion philosophique de « totalité » – sans se laisser aller à l’émiettement du sens qu’on regroupe souvent sous le terme de « post-modernisme » ? Il y va d’une autre façon de penser le global, ouverte à la pluralité et à l’incertitude.
Je livre quelques pistes dans le livre : chez Michel Foucault, encore, mais aussi chez Jean Jaurès dans son célèbre Discours à la jeunesse de juillet 1903, dans la philosophie littéraire de Claudio Magris ou dans l’insomnie éthique du personnage joué par Al Pacino dans Insomnia de Christopher Nolan (2002).
Quelles sont les raisons de cette disparition, ou de cet éparpillement, de la critique sociale ? Sont-elles d’abord liées à des effets propres à la discipline sociologique et au fonctionnement de l’Université, ou bien est-ce qu’il faut chercher ailleurs ?
La routinisation des logiciels, du côté de la gauche de gouvernement comme de la gauche de gauche, constitue un des facteurs. Il faut aussi tenir compte de l’émiettement de la pensée après l’ambiance intellectuelle dominée par le marxisme dans les années 1960-1970, dans lequel s’est engouffré le mouvement de spécialisation des savoirs, avec des critères propres aux disciplines qui permettent de développer des formes de rigueur, mais font perdre un sens du global pourtant attaché à ce qu’on appelle pensée critique. A également joué l’apparition de la figure de l’intellectuel médiatique, peu reconnu dans les milieux universitaires, mais qui a occupé tout un espace à destination du grand public.
Il existe pourtant des ressources critiques. Razmig Keucheyan en a dressé un inventaire à l’échelle internationale dans son ouvrage Hémisphère gauche (Zones, 2010). En France aussi, on a des laboratoires de recherche intéressants et des revues critiques et vivaces. Mais ces productions intellectuelles sont de plus en plus déconnectées de pratiques militantes, associatives, comme des débats globaux de la cité. Et la pensée critique globalisante recule alors même que des ressources existent.
Résister et réinventer, individuellement et collectivement, d’autres manières de vivre, comme on le voit aujourd’hui avec des organisations humaines qui ne ressemblent pas aux mouvements sociaux traditionnels, n’est-ce pas une forme de critique sociale plus radicale qu’élaborer des concepts – même si des concepts renouvelés peuvent aider ?
Or, dans les groupes et parmi les individus les plus à distance des organisations, je perçois une demande, non d’une théorie totalisatrice à la manière d’antan, mais de repères globaux mobiles qui se nourriraient des expériences concrètes tout en aidant à s’orienter en situation, grâce à des clarifications conceptuelles, en échangeant avec les milieux intellectuels sans pour autant passer sous les fourches caudines de l’arrogance universitaire. Avec l’idée que cela pourrait faciliter les pratiques.
Il n’est pas rare de rencontrer des individus dont les pratiques sont très en avance sur leur théorie affichée. Cela peut freiner leur inventivité pratique, mais surtout rendre difficile la mutualisation des expériences localisées, car elles sont trop vite traduites dans le langage de la théorie, inadapté quand il s’agit d’en rendre compte à l’extérieur.
À Nîmes, par exemple, l’association A.R.B.R.E.S, pour protéger tout à la fois l’environnement arboricole en centre ville et stimuler l’intervention citoyenne contre les projets autoritaires de la municipalité UMP, a associé des actions directes visant à empêcher la destruction des arbres, hors de la légalité, et des recours juridiques devant le tribunal administratif. Se pose en pratique une mise en tension entre illégalisme et légalisme, que ni les théoriciens des illégalismes, ni les théoriciens légalistes ne permettent de bien saisir. Un travail d’éclaircissement conceptuel peut dont être utile, sans que cela soit le principal dans l’action.
Ce type d’action sur plusieurs registres n’est pas très neuf : on l’avait déjà vu à l’œuvre dans la lutte contre le Sida ou les OGM. Quels pourraient être alors les lieux de cette critique sociale renouvelée ?
Or, il existe peu d’espaces de débats ou de mise en tension des théories et des pratiques. Certes, dans la renaissance des mouvements sociaux dans les années 1990, avec par exemple Act Up ou Attac, la contre-expertise a pris un rôle important. Mais il faut faire attention à ce que celle-ci ne devienne pas le simple envers de la technocratie, et ne participe à l’émiettement des savoirs, y compris militants, en se focalisant uniquement sur des bouts de tuyaux sans questionner les machineries.
Il faut garder à l’esprit que la pensée critique doit articuler une dimension globale tout en renonçant aux grands récits totalisateurs. J’ai mis en exergue une phrase de l’écrivain américain de roman noir James Sallis – l’auteur de Drive ! – « Le genre humain s’est toujours acharné à trouver un concept unique capable de tout expliquer : religion, visites d’extraterrestres, marxisme, théorie des cordes, psychologie… »
Les repères globaux qu’il y a à redéfinir exigent alors des espaces communs. Les Universités populaires restent souvent marquées principalement par d’utiles dispositifs d’appropriation de savoirs universitaires. Mais les espaces d’élaboration et de clarification interactive de concepts partagés y sont encore rares. On peut imaginer des sociétés de pensée, des revues, des clubs, qui ne seraient pas, comme aujourd’hui, trop intellectualo-centrés.
Ce qui manque, pour raviver la pensée critique, serait-ce aussi des personnes qui articulent, comme vous tentez de le faire, parcours universitaire et engagement militant ? Vous vous revendiquez comme « intellectuel-militant transfrontalier », avec un « itinéraire personnel, hybride, d’universitaire et de militant anticapitaliste, libertaire et altermondialiste ». On pourrait ajouter social-démocrate radical, écologiste, féministe… Le risque n’est-il pas alors aussi celui de la dispersion ?
Ces nouveaux espaces hybrides à créer m’apparaissent nécessaires, mais ils ne sont pas sans écueils, d’ailleurs déjà touchés du doigt dans le passé. Par exemple, que les intellectuels professionnels y prennent symboliquement le dessus sur les praticiens et les militants. Ou qu’ils s’en désintéressent très rapidement parce que la reconnaissance à l’Université est de plus en plus standardisée et que l’engagement risque de décrédibiliser leur travail de recherche. Il peut aussi y avoir une instrumentalisation de ressources intellectuelles, ou simplement de noms d’intellectuels, pour justifier la politique d’une organisation ou la carrière d’un politicien.
L’équilibre est donc forcément instable. Je fais attention, dans mon travail, à publier régulièrement dans les revues scientifiques, selon des critères universitaires, pour demeurer en dialogue avec mon milieu professionnel et pour me nourrir des rigueurs de la recherche en sciences sociales et en philosophie.
Mais, dans le même temps, mes insertions militantes me permettent de mieux me distancier des logiques bureaucratiques et mandarinales à l’œuvre à l’Université, comme des travers de l’hyperspécialisation. Je ne souhaite pas devenir un intellectuel d’organisation, à la différence de mon regretté ami Daniel Bensaïd qui en fut une des dernières belles figures dans la lignée des Rosa Luxemburg, Jaurès, etc. Mes conceptions sont d’ailleurs plutôt marginales dans les organisations dans lesquelles je milite, et ce n’est pas plus mal de ce point de vue.
La mélancolie m’apparaît inscrite dans notre expérience historique de longue durée : cela fait deux siècles qu’il existe des anti-capitalistes et qu’ils échouent à construire une société non-capitaliste démocratique et pluraliste, en débouchant même sur des formes autoritaires, voire totalitaires. On ne peut pas faire l’impasse sur ce passif, sur ce terreau mélancolique de notre action et de notre pensée aujourd’hui.
Par ailleurs, une deuxième source mélancolique renvoie à l’abandon souhaitable des idées de certitude, de théorie totalisatrice et de maîtrise toute-puissante, qui ont beaucoup accompagné la pensée critique. Car se confronter pleinement à la pluralité, à la part d’incertitude historique, aux antinomies irréductibles, aux fragilités humaines et aux limites écologiques, donc aux torsions des identités, aux tensions des logiques et aux échecs indépassables, cela risque aussi d’engendrer de la mélancolie.
Mais « le pari mélancolique » promu par Bensaïd peut se faire joyeux, dans les plaisirs de l’expérimentation continue et dans les bonheurs de créations nécessairement inachevées. Et là on s’émancipe des effluves de rancœur propre à la déploration généralisée qui plane trop aujourd’hui sur la gauche de la gauche. Remplaçons les acidités du ressentiment par l’éthique de la curiosité chère à Foucault ! La mélancolie est alors à la fois un état du climat politico-intellectuel contemporain et un outillage pour rebondir dans ce contexte socio-affectif.