LE MONDE ECONOMIE | 16.07.2012 à 10h45 • Mis à jour le 16.07.2012 à 16h17
Par Paul Jorion, économiste et anthropologue
Quand l'affaire du Libor éclata... en avril 2008, les commentaires de la presse furent pour le moins laconiques. Quand le feu qui couvait reprit le mois dernier avec la condamnation de la Barclays pour avoir manipulé ces taux réglant les prêts en dollars que les banques se consentent entre elles, on assista au contraire à un feu d'artifices médiatique.
Pourquoi un événement qui n'avait provoqué, en 2008, qu'un froncement de sourcils fait-il aujourd'hui trembler sur ses bases non seulement la City, mais la finance tout entière ?
Pourquoi une telle indifférence de l'opinion au moment des faits, et pourquoi la secousse sismique des semaines récentes, conduisant à la démission des trois principaux dirigeants de la Barclays, jetant également la suspicion sur le candidat pressenti à la tête de la Banque d'Angleterre et, par son truchement, sur le gouvernement britannique à l'époque des faits.
CUPIDITÉ PAR-DESSUS TOUT
George Osborne, chancelier de l'Echiquier, déclare que les faits "révélés" "sont symptomatiques d'un système financier qui a élevé la cupidité par-dessus toute autre considération et a mis notre économie à genoux". Il ajoute : "La fraude est un crime quand il s'agit des affaires ordinaires. Pourquoi devrait-il en être autrement quand il s'agit de la banque ?"
Le paiement par la Barclays d'une amende d'un montant considérable (365 millions d'euros) n'aurait dû être qu'une façon de tourner la page sur des événements datant de plusieurs années.
D'autant qu'il est clair que, dans l'affaire du Libor, la Barclays était, parmi les seize banques (aujourd'hui dix-huit) chargées de communiquer les données qui permettent le calcul de ces taux, l'une des moins coupables, et a fait preuve de bonne volonté en coopérant avec les autorités. Ceci expliquant d'ailleurs le rabais de 30 % dont elle bénéficie en Grande-Bretagne sur le montant de l'amende.
Il serait caricatural de n'évoquer qu'un simple exercice de communication qui aurait mal tourné, puisqu'il s'agit de décisions de justice. Mais les régulateurs auraient pu espérer que le point final mis à l'affaire serait reçu avec la même indifférence que lorsqu'elle avait éclaté en avril 2008. Il n'en a rien été. Comment expliquer alors ce retard à l'allumage de quatre ans dans l'indignation publique ?
L'explication nécessite d'invoquer ce que les physiciens appellent un effet non linéaire : le passage d'un seuil faisant qu'une situation change soudain de nature. On pense au Magicien d'Oz (1900) de Frank Baum, où l'ouverture accidentelle d'un rideau fait découvrir que le monde enchanté (métaphore du système monétaire américain) n'est qu'un artifice mis en scène par un vieillard poussant des manettes.
Ce qui a brutalement levé le rideau pour les Britanniques et leur a indiqué sous quelle lumière l'affaire du Libor devait être vue, c'est bien sûr l'affaire Murdoch.
Les Britanniques ont découvert, en 2011, que 4 000 d'entre eux avaient eu leur boîte vocale piratée par News of the World, organe de la "presse de caniveau" appartenant à l'empire de presse de Rupert Murdoch, Australien d'origine devenu Américain.
Parmi les victimes, des vedettes, des membres de la famille royale, mais aussi des sans-grade - soldats de retour d'Afghanistan, rescapés des attentats londoniens de 2005.
TÉLÉPHONE D'UNE ADOLESCENTE ASSASSINÉE PIRATÉ
L'affaire avait publiquement éclaté quand le téléphone d'une adolescente assassinée avait été piraté et certains messages effacés par un journaliste de News of the World, faisant espérer à ses proches qu'elle soit encore en vie. Jusque-là, les plaintes des victimes n'aboutissaient jamais parce que Murdoch corrompait parallèlement les services de police qui étouffaient les affaires.
La colère a alors éclaté dans l'opinion et les projecteurs se sont portés sur les connivences et les échanges de postes entre les sbires de l'empire Murdoch et les membres du gouvernement britannique. L'étroitesse des relations entre le premier ministre, David Cameron, et Rupert Murdoch lui-même se situait sans aucun doute dans la zone d'inconfort.
Sous ce nouvel éclairage, la fraude à la petite semaine chez Barclays, révélée dans les attendus de la Financial Services Authority (FSA), le régulateur britannique, cessait d'être de la malhonnêteté ordinaire pour apparaître comme l'un des révélateurs parmi d'autres d'une classe dirigeante arrogante, ne s'embarrassant pas des règles et arrangeant les affaires selon son bon plaisir, tout en ne maintenant que le minimum d'apparences nécessaires.
L'affaire du Libor, c'est l'histoire du dévot qui a toujours accepté comme parole d'évangile les prêches de son prêtre, mais qui cesse soudainement de croire à tout ce qu'il a entendu parce qu'il découvre accidentellement que la barbe que celui-ci porte est fausse.
La question qui se pose désormais est celle-ci : si la chute de la moins coupable des banques responsables du Libor a déjà provoqué un tel effondrement, à quoi faut-il s'attendre quand sera révélé le châtiment qui est promis aux autres ?
Paul Jorion, économiste et anthropologue