Depuis le 31 juillet et la formulation lapidaire du ministre de l'intérieur, Manuel Valls, annonçant que "quand il y a une décision de justice, il y aura démantèlement de campement", les expulsions de Roms se sont multipliées cet été un peu partout en France. Après quelques opérations d'envergure, comme les cent cinquante personnes déplacées le 6 août à Vaux-en-Velin, dans la banlieue de Lyon, ou le démantèlement du camp de Lille-Hellemmes trois jours plus tard, l'expulsion de près de six cents Roms le 29 août à Stains, dans la Seine-Saint-Denis, a souligné la nouvelle voie de fermeté prise par le gouvernement Ayrault concernant les bidonvilles occupés par les Roms, des populations migrantes venues principalement d'Europe centrale et orientale.
Parmi les trois mille Roms qui, selon le site Rue89, ont été évacués de leurs campements depuis l'élection de François Hollande, cette opération de démantèlement organisée à Stains est devenue d'autant plus symbolique que Michel Beaumale, maire (PCF) de la ville depuis 1996, avait signé le 15 mars 2012, à l'instar de douze autres maires de la Seine-Saint-Denis, un arrêté anti-expulsion afin d'alerter l'opinion publique et le gouvernement sur la situation des Roms expulsés sans solution de relogement à moyen ou court termes. Une cérémonie plus symbolique qu'effective, qui n'a pas empêché la police de détruire les logements d'environ six cents personnes en une journée.
Si le maire communiste reconnaît que les expulsions ne résolvent rien, il explique que "les conditions de vie déplorables", "l'exaspération des riverains" et les "nuisances engendrées par les fumées venant des fils de cuivre brûlés et la prolifération de rongeurs" rendaient la situation intenable. "L'expulsion entraîne un regain de précarité pour les Roms, on ne fait que déplacer le problème d'une ville à l'autre. Mais on ne peut pas se contenter d'accepter le statu quo dû à la présence de ces camps", argumente M. Beaumale, avant de renchérir : "On ne peut pas accepter les bidonvilles, c'est une question de sécurité." Un argument avancé dans la grande majorité des opérations de démantèlement de camp et qui respecte formellement les indications du premier ministre, Jean-Marc Ayrault, qui stipule que "ces opérations sont pleinement légitimes, dès lors qu'elles interviennent en application d'une décision de justice ou pour mettre fin à une situation de danger ou de risque sanitaire immédiat".
LE VALET DE PIQUE
Les expulsions de camps illégaux ne sont pas nouvelles dans la Seine-Saint-Denis, un département accueillant environ trois mille Roms, selon un rapport de l'Observatoire régional de santé d'Ile-de-France (ORS) établi en janvier 2012 sur la situation sanitaire et sociale des "Rroms migrants" en Ile-de-France, et qui recoupe des données fournies par le collectif Romeurope et des chiffres de la préfecture de la Seine-Saint-Denis. Selon ces mêmes sources, il s'agit de près de la moitié de la population rom d'Ile-de-France, et d'un cinquième de la population répartie sur le territoire national, qui accueille environ quinze mille Roms. Lors du démantèlement des camps de Stains, Grégoire Cousin, de l'association European Roma Rights Center, déclarait à l'AFP qu'"en Seine-Saint-Denis, les expulsions sont très régulières". Au moins une tous les dix jours, selon lui.
Actuellement, sur le seul territoire de la commune de Stains, trois autres camps sont visés par des procédures, selon Michel Beaumale, dont l'un situé en face du lycée Utrillo, et qui "pose des problèmes plus graves encore d'hygiène et d'insécurité". Pour le maire, la lenteur de la justice, qui peut prendre plusieurs mois à rendre une décision, aggrave encore cette situation. Car, "entre temps, il y a encore plus de gens qui s'installent" et "un campement de dix personnes, on peut le gérer, mais un campement de trois cents personnes, c'est insupportable", souligne-t-il, tout en refusant d'y voir une contradiction avec sa virulente critique des expulsions à répétition qui ne mènent à rien.
Ces propos illustrent bien la situation inextricable dans laquelle se trouvent certains élus locaux qui, selon l'expression de Patrick Braouezec, le président de l'agglomération Plaine commune – qui comprend notamment Stains et Saint-Denis, se retrouvent à devoir jouer au "jeu du mistigri", dont le principe est simple : les joueurs doivent réussir à se débarrasser de toutes leurs cartes. Celui qui finit avec le valet de pique dans les mains a perdu.
A l'en croire, certaines communes s'en tirent mieux que d'autres à ce petit jeu : dans les Hauts-de-Seine, par exemple, la préfecture a procédé à l'évacuation de ses quatre uniques campements dès l'été 2010, au lendemain du discours de Grenoble de Nicolas Sarkozy. On est loin des cinquante campements de la Seine-Saint-Denis. "Il y a une grande injustice vis-à-vis des communes qui essayent de jouer le jeu et de trouver des solutions d'hébergement pour les Roms, car quand ça se passe bien à un endroit, d'autres familles viennent se greffer et ça devient intenable", déplore Patrick Braouezec
LA FIN DU CARAVENSÉRAIL
La concentration de la population rom dans la Seine-Saint-Denis s'explique en partie par la présence de nombreuses friches industrielles, et par les habitudes de vie prises par les familles roms, qui se sont installées sur ce territoire dès les années 1960. Mais le facteur déterminant reste la tradition d'accueil et d'intégration des communes de la Seine-Saint-Denis, qui ont été les premières en France à construire, dès 2005, des "villages d'insertion", des zones d'accueil hautement sécurisées regroupant jusqu'à cent vingt personnes encadrées par des associations d'aide à l'intégration.
Plus symbolique encore, la ville de Saint-Denis a été la première à signer, en 2003, une convention avec les habitants d'un terrain appelé "Hanul" (qui signifie "caravensérail" en langue romani), et qui mettait à disposition des familles un certain nombre de services municipaux, comme l'eau, l'électricité et la collecte des ordures. Cet accord est resté une exception, et ce camp, mythifié alors comme "le plus vieux camp rom de France" a été démantelé le 6 juillet 2010.
Avant cette date, Pierre Chopinaud, responsable de l'association Voix des Roms, se souvient d'avoir croisé Patrick Braouezec, alors maire de Saint-Denis, et Patrick Paillard, qui lui a succédé en 2008, lors d'anniversaires d'enfants du quartier ainsi créé au Hanul. S'il salue les initiatives prises par les maires successifs, et "la longue tradition d'accueil de Saint-Denis", il ne peut s'empêcher de souligner que, lorsque la justice a rendu sa décision d'expulser le quartier du Hanul, à la suite de la plainte posée par le propriétaire du terrain, "la mairie ne s'y est pas opposée".
La plupart des familles ainsi chassées de leur bidonville se sont réinstallées un peu plus loin, sur un terrain appartenant à la commune. Depuis, la mairie a élaboré, en collaboration avec les associations locales et les familles roms, un programme d'habitat autoconstruit. Avec l'aide d'un architecte, les familles construisent elles-mêmes leur logement, des cabanes en bois mais aussi des maisons d'un ou deux étages. Là, une centaine de personnes ont pu trouver refuge, première étape d'une intégration voulue de longue date par les élus locaux.
DES PRESSIONS MULTIPLES
Malgré toutes ces initiatives, les élus locaux se retrouvent dans une impasse juridique qui mène presque systématiquement à l'expulsion. "On porte toujours plainte, car on est obligé de le faire, révèle Patrick Braouezec. C'est comme dans un squat non dénoncé à la police : si jamais il y a un incendie, la mairie est responsable devant les tribunaux." Après, la procédure suit son cours : décision du tribunal, puis avis de la préfecture. "Parfois, la préfecture demande leur avis aux maires, parfois non", tempère M. Braouezec. Quand le ministre de l'intérieur annonce que "trois cents campements ou installations illicites devront être évacués d'ici à trois mois", comme dans la circulaire du 5 août 2010, la préfecture sollicite moins l'avis des maires.
A cette contrainte juridique s'ajoute la pression des habitants et riverains, qui acceptent souvent mal la présence de ces îlots de pauvreté près d'eux. M. Braouezec se souvient d'un conseil municipal chahuté en avril par des habitants exigeant l'expulsion du camp rom situé près du Stade de France, à Saint-Denis.
Pour MM. Beaumale et Braouezec, la solution doit se trouver au niveau régional et non local. Depuis 2009, Patrick Braouezec sollicite auprès du préfet une table ronde portant sur la question des roms et de leur intégration. Après une première proposition de rencontre le 13 juillet à 18 heures, la réunion a été reportée mais jamais tenue. "S'il y avait une volonté politique pour trouver un habitat à toutes ces familles roms, il y aurait une solution, insiste le président de Plaine commune. Quarante villages d'insertion répartis dans toute l'Ile-de-France suffiraient. Et cela coûterait beaucoup moins cher que la situation actuelle, où les communes doivent mettre les services municipaux à la disposition des bidonvilles et l'Etat doit mobiliser des centaines de policiers pour les expulsions."
Pour lui, la circulaire relative à l'anticipation et à l'accompagnement des opérations d'évacuation des campements illicites signée le 26 août par six ministres du nouveau gouvernement "peut être un début de réponse, mais il faut à présent des solutions concrètes". En attendant, les procédures suivent leur cours. Car en effet, comme lâche, un peu désabusé, Patrick Braouezec, "il y a toujours des expulsions".