Les soirs d'été, la même scène se répétait invariablement. Un peu avant 21 heures, des hommes quittaient la rue Gabriel-Péri, à Saint-Denis (Seine-Saint-Denis) et se dirigeaient, un bidon dans chaque main, vers le parc de la Légion d'honneur. Durant l'année scolaire, les jeunes filles de la très select "Maison d'éducation" y flânent, rêveuses. Eux n'avaient que faire des essences centenaires du jardin et se pressaient vers les fontaines. Leurs jerricanes pleins, ils rentraient chez eux la tête basse, priant pour ne croiser aucun visage connu. Oseraient-ils avouer qu'ils vivent sans eau et qu'ils transportent là seulement de quoi se laver ?
Trouver de l'eau fut, pendant plus de quatre ans, la corvée quotidienne des locataires du 39, rue Gabriel-Péri. Le 9 septembre, un incendie les a délogés. A la mairie, le drame - qui a fait trois morts et laisse des dizaines de familles à la rue - ne surprit malheureusement personne. L'immeuble figurait sur la liste tenue par la municipalité des habitats insalubres. A Saint-Denis, rien que dans l'hyper-centre, on en compte 2 600. Ils sont près de 5 000 sur l'ensemble de la ville. Au 39, la mairie avait étayé en urgence les plafonds des caves. D'autres travaux étaient programmés, mais les propriétaires les repoussaient sans cesse.
UN DES PROPRIÉTAIRES, EX-PROF DE DROIT À DAUPHINE
Les "marchands de sommeil" font fortune dans ces faubourgs des portes de Paris. Des propriétaires sans scrupule profitent de la crise du logement pour louer des deux-pièces à l'électricité défaillante et à l'isolation rudimentaire. Dans ces costumes de malfrats de l'immobilier, on imagine les héros des films de Jacques Audiard. Mais rue Gabriel-Péri, une dizaine d'appartements sont détenus par deux frères, les Labbouz, dont l'un a enseigné le droit des sociétés à Dauphine. Rachel Berger, une vieille dame du 18e arrondissement, fille de tailleurs, détient un quart de la copropriété dont elle avait confié la gestion au cabinet Nathan, des frères Labbouz. Lorsque l'agence a fermé, le fils de Mme Berger, "Monsieur Gilbert", s'est chargé de récupérer les loyers. En liquide, de préférence.
Les propriétaires n'étaient pas très regardants sur les baux et les quittances. Les locataires n'y trouvaient rien à redire. Ailleurs, on ne leur donnait pas de logement. Arrivés de Yougoslavie en 1975, Dusica et son mari attendent un logement social depuis des années. Abdelhadi, manutentionnaire à Rungis pour 1 800 euros par mois, n'a visité que des appartements "avec cafards". Nabil et sa femme, partis d'Algérie en 2005, vivaient chez un cousin dans le 18e arrondissement parisien. A Saint-Denis, ils ont retrouvé un peu d'intimité et peuvent recevoir dans leur "salon marocain, acheté sur le Boncoin.fr". Nourredine et Mouloud travaillent (l'un en cuisine, le second sur les chantiers), mais au black, et sont sans-papiers. Pour une agence, c'est rédhibitoire.
L'EAU COUPÉE DEPUIS 2008
Il y a cinq ans, le 39, rue Gabriel-Péri portait encore beau avec sa façade néohaussmannienne et ses balustrades en fer forgé. Florian et Aurélie ont emménagé fin 2007 dans un deux-pièces sur cour rénové par leurs soins. Florian, 28 ans, preneur de son, avait versé toutes ses économies pour acquérir l'appartement. Dans l'immeuble, leur arrivée fut accueillie comme la promesse de jours meilleurs. Le jeune couple arriverait peut-être à convaincre les autres propriétaires de réparer la toiture et consolider les plafonds.
L'eau fut coupée un vendredi soir de mai, en 2008. Florian fut surpris d'entendre Veolia lui dire qu'ils ne connaissaient pas l'immeuble. Le dernier contrat remontait à 2002. "Voyez avec votre syndic", suggéra le distributeur. Le cabinet Nathan a parlé de travaux dans la rue. Tout devait rentrer dans l'ordre lundi. Mais lundi est arrivé, puis mardi, et l'eau n'est jamais revenue. Aurélie et Florian ont alors découvert les dettes de la copropriété, les 80 000 euros dus à Veolia, la gestion hasardeuse du syndic. "Locataires, on serait partis, mais propriétaires, on était coincés. On devait rembourser le crédit. "
La coupure d'eau a fait fuir quelques familles, mais les appartements ne sont pas restés vides bien longtemps. Les propriétaires ont proposé à un neveu, un cousin de les occuper pour éviter les squats. Khaled et Mohamed ont saisi l'aubaine. Employés quatre jours par semaine sur les marchés, payés 50 euros la journée, ils ne pouvaient se loger autrement.
DES DOUCHES À L'EAU MINÉRALE
L'eau fut leur obsession quotidienne pendant plus de quatre ans. L'été, les locataires s'approvisionnaient dans les jardins publics, mais l'hiver, les fontaines gèlent... La mosquée les laissait remplir leurs bidons après la prière. "On allait aussi chez le boucher, à la laverie. Le restaurant distribuait de l'eau chaude pour la vaisselle, confie Florian. Le quartier est assez familial, on s'est serré les coudes." Les jours de pluie, les seaux tapissaient la cour de l'immeuble. Mouloud avait nettoyé le chéneau et Mustapha dérivé une gouttière pour n'en perdre aucune goutte.
Abdelhadi avait pris l'habitude de se laver à Rungis, après sa journée de travail, mais le week-end, il se douchait à l'eau minérale Cristalline. L'épicier en a profité pour augmenter ses prix et vendre 1,90 euro les 6 bouteilles. Hélène et Thérèse se lavaient chez une voisine, un peu plus loin dans la rue. Dusica se contentait d'un seau, "comme à la campagne, lorsqu'[elle] était petite".
Le plus dur fut de tenir psychologiquement. Florian et Aurélie n'invitaient plus chez eux. "Ce n'est pas un truc qu'on raconte en soirée. Ou alors au tout début, quand on pense que ça va durer trois mois." La honte n'épargnait personne. Depuis qu'il a quitté l'Algérie, il y a onze ans, Mustapha appelle sa femme tous les jours, mais jamais il ne lui a parlé de ses douches au bidon.
"LA TRAGÉDIE A FAIT BOUGER LES CHOSES"
La situation ne semblait pas émouvoir les propriétaires. Chaque début de mois, ils appelaient leurs locataires pour leur demander de préparer l'enveloppe du loyer et de la laisser au café s'ils devaient s'absenter. La palme de l'indélicatesse revient à Nathan immobilier qui n'hésita pas à proposer un appartement alors que l'eau manquait déjà. "Du provisoire", avait assuré l'agence à Thérèse Ebba. Bon prince, le cabinet avait baissé le loyer de 40 euros, le temps que tout rentre dans l'ordre...
Un matin de décembre 2011, Hélène Fokuo a fini par déposer plainte contre la SCI Thiberd. Jamais les propriétaires n'auraient dû percevoir les loyers alors que l'immeuble était frappé d'un arrêté de péril depuis trois ans. Au même moment, la mairie a dénoncé "les agissements" de "ces propriétaires indélicats" au procureur de Bobigny. Thierry Labbouz, le gérant de la SCI, a été entendu. Mi-septembre. Une semaine après l'incendie dans lequel Hélène a péri.
"La tragédie a fait bouger les choses. Mais cela ne se terminera pas en happy end", affirme Aurélie, qui attend les suites de l'enquête judiciaire. Trois personnes ont perdu la vie. Des dizaines d'autres ne trouvent plus le sommeil. Quant à Florian et Aurélie, s'ils veulent être indemnisés, ils vont devoir se lancer dans une longue bataille judiciaire. Les propriétaires n'avaient pas répondu au dernier appel de fonds, l'immeuble n'était plus assuré depuis un an.
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