« Chape de plomb » 08/10/2012 à 17h32
Le ministre de l’Economie refuse d’utiliser le mot « austérité » pour qualifier sa politique, comme le fait la gauche de la gauche. Dix économistes tranchent.
Depuis qu’il est devenu ministre de l’Economie et des Finances, Pierre Moscovici passe une part non négligeable de son temps à répéter que le gouvernement ne mène pas une politique d’austérité :
« L’austérité, c’est une chape de plomb qui écrase l’emploi, la consommation, l’investissement [...], elle a un horizon politique unique : l’orthodoxie financière. C’est la raison pour laquelle je récuse formellement le terme d’austérité. »
Avec autant d’insistance, la gauche de la gauche affirme le contraire.
Le débat politico-sémantique aurait pu durer tout un quinquennat ; on a préféré demander à dix économistes de toutes sensibilités de le trancher maintenant.
Alain Trannoy, directeur d’études à l’EHESS
« Quand les dépenses de fonctionnement de l’Etat baissent de plus de 1% en euros constants, quand les dépenses d’investissement baissent de plus de 5% et que l’on augmente les impôts de 25 milliards, sur le plan technique, c’est clairement un budget d’austérité.
Nier que cela le soit joue un rôle d’acceptabilité, c’est de la communication politique, mais si on appelle un chat un chat, il n’y a pas débat. »
Françoise Benhamou, professeur à l’université Paris XIII
« L’austérité n’est pas un terme scientifique mais ce n’est pas un gros mot non plus.
Dès lors que le gouvernement essaye de rembourser les dettes et que l’on provoque une pression sur le pouvoir d’achat, il mène une politique d’austérité, effectivement. »
Pascal Combemale, professeur en classes préparatoires au lycée Henri IV
« Austérité n’est pas un concept économique. C’est une notion immédiatement “connotée”, induisant un jugement de valeur. En général, à gauche, on est “contre”, et à droite, on est “pour”.
Si je suis hostile à la politique menée, et “à gauche”, alors je la présente comme une politique d’austérité. Et ceux qui veulent la défendre prétendent qu’il ne s’agit pas d’austérité. Dans ces conditions, chacun pense ce qu’il veut et l’on n’avance guère [...].
Sur le plan économique, la question est plutôt de savoir si cette politique est procyclique (dans ce cas elle accentue le ralentissement, voire amplifie la récession) ou contracyclique. Il me semble que beaucoup d’économistes considèrent qu’elle est procyclique (les prévisions de l’OFCE, et même de l’INSEE ne sont guère optimistes...).
D’un point de vue plus personnel, je conseillerais de relire des ouvrages d’histoire économique consacrés à l’entre-deux-guerres. L’histoire ne se répétant jamais exactement, il est permis d’espérer que les mêmes erreurs ne produiront pas les mêmes conséquences funestes. Mais il il me semble assez clair que nous commettons les mêmes erreurs. »
Patrick Artus, directeur de la recherche et des études économiques à Natixis
« Entre le PLF (projet de loi de finances) et le PLFSS (projet de loi de financement de la sécurité sociale), la hausse des impôts est de 1,2 point de PIB.
Les évaluations raisonnables montrent que ceci va coûter de 1,2 a 1,8 point de PIB, d’où une croissance 2013 entre -0,4 et - 1%, donc une récession.
Il s’agit donc bien d’austérité. »
Jean-Marc Daniel, professeur à l’ESCP Europe
« Il est clair que le petit jeu autour des mots est assez vain bien que fréquent. En 1983, c’est la gauche qui a introduit la formule “politique de rigueur”, Mauroy ayant défini la rigueur comme “l’austérité plus l’espoir” (sic) !
Aujourd’hui, le gouvernement mène une politique d’austérité assez classique visant à réduire le déficit budgétaire structurel, c’est à dire allant au-delà des évolutions du déficit liées à la croissance.
Elle le fait par les hausses d’impôt – et non par la réduction des dépenses, ce qui serait moins pénalisant pour la croissance – et elle n’est pas revenue sur les hausses d’impôt décidées en 2011 par le gouvernement Fillon (à part la TVA dite “sociale” ou “anti-délocalisation” qui fera son retour en force très bientôt).
La gauche mène cette politique parce que la dette publique qui représente 91% du PIB est à un seuil qui selon les travaux empiriques, notamment du FMI, élimine toute marge de manœuvre de la politique budgétaire.
Il n’y a guère d’autre choix.
Ceux qui sont proposés par la gauche de la gauche – protectionnisme, dévaluation – reviennent à faire de l’inflation et à baisser le pouvoir d’achat. En pratique, un retour de l’inflation conduirait dans un premier temps à une baisse du pouvoir d’achat puis, dans un deuxième temps, au moment de se défaire de cette inflation, à une hausse du chômage, phénomènes qui frapperaient la partie la plus pauvre de la population que la gauche de la gauche prétend défendre.
Nous n’avons donc comme solution que l’austérité en essayant de mieux mesurer les dépenses qui devraient être réduites et en cherchant quelle est la part “d’espoir” qui pourrait la transformer en rigueur... »
Christian Saint-Etienne, professeur au Cnam
« Si austérité veut dire baisse du déficit, les uns ont raison : le gouvernement Ayrault mène une politique d’austérité.
Si bon gouvernement veut dire retour aux équilibres, les autres ont raison : il n’y a pas de politique d’austérité. A condition de ne pas écraser fiscalement les producteurs. »
Elisabeth Cudeville, maître de conférences à l’université Paris I Panthéon-Sorbonne
« Il n’y a aucun doute sur le fait que le gouvernement poursuive une politique d’austérité, cela ne fait pas débat parmi les économistes.
En décidant d’adopter le traité budgétaire européen, le gouvernement s’engage à ramener le déficit budgétaire à 3% du PIB en 2013, ce qui correspond à une réduction drastique des dépenses et/ou une forte hausse des impôts.
Ce faisant, il va peser à la baisse sur une demande intérieure déjà en repli, ce qui va freiner l’activité. Mécaniquement, les recettes fiscales vont diminuer ce qui va obliger le gouvernement à réduire plus encore les dépenses publiques s’il veut atteindre son objectif, ce qui va réduire plus encore l’activité, le revenu et donc les recettes fiscales, etc. La cible s’éloigne à mesure que l’on cherche à l’atteindre.
On apprend cela dans n’importe quelle université d’économie, en première ou deuxième année.
La vraie question que ce choix pose est de comprendre pourquoi les gouvernements européens ont décidé de jeter leurs manuels d’économie, comme le dit Paul Krugman. [...] Dans ce monde où l’on invoque en permanence les contraintes économiques, on n’écoute plus les prix Nobel d’économie ! Pourquoi ? Pour qui ? Je crois que Stiglitz donne la réponse dans son dernier ouvrage sur la faillite du politique.
Quant à Moscovici, il est dans son rôle. En pleine dégringolade de la cote de confiance du président et du gouvernement, il est évident qu’il ne va pas publiquement annoncer que le gouvernement a décidé de poursuivre une politique d’austérité, alors même que le candidat Hollande s’est fait élire sur le rejet d’une telle politique, expliquant aux Français l’impasse que constituait un tel choix.
Non seulement il fait ce qu’il avait dit qu’il ne ferait pas, mais ne fait pas ce qu’il avait dit qu’il ferait. Il semble en effet que le grand soir fiscal tant attendu, car nécessaire, ne sera pas non plus pour demain.
En attendant, on fait payer les pauvres, comme toujours, en augmentant notamment les taxes sur la bière – pas le bordeaux, le champagne ou le whisky, vous l’aurez noté ! On prive les chômeurs de bière, super ! Vive la justice fiscale ! [...]
Si vous parvenez à trouver un économiste (un vrai, j’exclus les économistes de banques) qui ose dire que le chemin suivi n’est pas celui de l’austérité, je vous offre une bière ! »
Philippe Askenazy, directeur de recherche au CNRS
« Le Petit Larousse est je pense plus éclairant qu’un dictionnaire d’économie : “Politique visant à la diminution des dépenses de consommation, des dépenses budgétaires etc., et au relèvement des recettes.”
Certes la baisse des dépenses de consommation des ménages n’est pas recherchée mais celles de l’Etat oui, et le relèvement des recettes, oui. Donc c’est bien une politique d’austérité.
Pour aller au delà du Petit Larousse, outre ces moyens, l’objectif est également conforme à la définition d’une politique d’austérité qui recherche
- soit une baisse de l’inflation (ce n’est pas l’objectif ici)
- soit de réduire les déficits sociaux/publics/extérieurs (c’est bien l’objectif du gouvernement)
- ou les deux (c’était le cas de la rigueur en 1983).
Mais je pense que les Français n’ont pas grand chose à faire de ces débats sémantiques, eux se débattent avec le chômage, la chute du pouvoir d’achat etc. »
Christophe Marques, économiste au sein du cabinet Asterès
« Qui a raison entre Moscovici et la gauche de la gauche ?
- La gauche de la gauche car la résorption du déficit aura un coût en terme de croissance ;
- Moscovici car le terme “assainissement” est plus juste que le terme “austérité” [...] »
Edwin Le Héron, maître de conférences à Sciences Po Bordeaux
« Les deux ont raison : -)
Indéniablement, le gouvernement mène une politique d’austérité par l’Etat, puisqu’il réduit de 30 milliards les dépenses (20 de plus en impôts et 10 de moins en dépenses) alors que si ces 30 milliards avaient été financés par endettement – donc création monétaire – cela aurait été du plus dans l’économie.
30 milliards en moins, c’est très significatif, et c’est donc bien de l’austérité, même si cela n’a pas la violence des autres pays du sud (Italie, Espagne, Portugal).
Par contre, si l’on raisonne au niveau global de l’économie, il faut relativiser et il me semble que l’impact final sera faible et sans doute meilleur qu’une relance “à la Mélenchon”.
En effet, nous sommes aujourd’hui du bon côté de la force au niveau de la dette [...] Notre dette à court terme est émise à taux négatif et la dette à long terme à 2%, alors que notre endettement moyen est autour de 3,5 % donc nous faisons de très grosses économies sur les intérêts de notre dette aujourd’hui.
Une annonce d’un plan de relance et donc l’abandon de la parole donnée de la France nous exclurait du Pacte budgétaire donc d’un accès possible au MES et au rachat par la BCE de notre dette. Cela serait un peu la mort du MES car la garantie de la France est la seconde derrière l’Allemagne.
Ainsi cette annonce de non austérité se traduirait immédiatement par une nouvelle crise de la dette souveraine européenne [...].
Si la dette de la France passait à 4% – et je ne parle pas d’une dette à l’espagnole ou à l’italienne à 6,5% – ces 2% supplémentaires feraient plus de 30 milliards par an d’intérêt. [...] Ainsi nous reperdrions immédiatement les 30 milliards annoncés en seuls intérêts. Comme notre dette est de plus détenue à l’étranger à 65%, l’essentiel de ces intérêts ne seraient pas investis ou dépensés en France, ce serait une sortie de capitaux et en rien une relance [...].
Aujourd’hui la crise est essentiellement une crise de confiance et, bizarrement, annoncer le remboursement de notre dette est de nature à redonner confiance et non l’inverse [...].
En conclusion, il me semble que la politique d’Ayrault – qui est une promesse de Hollande et donc en rien une trahison (les 3% en 2013 et l’équilibre en 2017) – est la seule possible pour redonner confiance, retrouver des marges de manœuvre plus tard, continuer à engranger les économies d’intérêt (difficile de communiquer sur ce point car c’est au détriment de l’Espagne et de l’Italie) et donc, selon moi, la seule politique à moyen terme pour retrouver de la croissance [...].
La politique prônée par la gauche de la gauche serait à court terme guère efficace et catastrophique en terme de croissance à moyen terme. Car l’absence de confiance bloque tout mécanisme multiplicateur de la dépense aujourd’hui. »
Bilan
Pascal Combemale préfère parler de « politique procyclique » et Christophe Marques de « politique d’assainissement ». Christian Saint-Etienne, en refusant de choisir, a quant à lui trouvé une occasion de renforcer sa réputation d’équilibriste centriste.
Reste que pour la majorité des membres de notre échantillon, le gouvernement Ayrault mène indiscutablement une politique d’austérité.
Deux d’entre eux (Jean-Marc Daniel et Edwin Le Héron) estiment d’ailleurs que les choix faits par le gouvernement sont les seuls qui pouvaient l’être. Mais c’est un autre débat.