Médiapart - 19 octobre 2012 |
Par Ludovic Lamant Pour une fois, ce n'est pas un Conseil européen « de la dernière chance » qui s'est ouvert à Bruxelles, jeudi. Officiellement, l'ambiance est plus sereine qu'à l'accoutumée. Gages de la Banque centrale européenne (BCE), entrée en vigueur du Mécanisme européen de stabilité (MES) – sorte de « FMI à l'européenne » – après quelques hésitations allemandes, ratification en France, dans la douleur, du « Traité sur la stabilité, la convergence et la gouvernance » (TSCG), déblocage de la Taxe sur les transactions financières grâce au lancement (tardif) de la « coopération renforcée » : on veut croire, à Bruxelles, que la sortie de crise est pour bientôt. « Je pense que le pire est passé, mais nous n'en avons pas terminé », a prédit François Hollande, dans la nuit de jeudi à vendredi.
Principale avancée de la soirée : l'« union bancaire » se précise. Les désaccords étaient vifs entre Paris et Berlin, mais Angela Merkel et François Hollande se sont vus jeudi à Bruxelles, en amont du sommet, afin de caler une position commune : d'accord pour une supervision bancaire prise en charge par la BCE, à partir du 1er janvier prochain, comme le voulaient les Français. Mais le dispositif montera en puissance au fil de l'année 2013, et la supervision ne sera effective qu'en 2014 – pour ne pas précipiter les choses, comme le souhaitaient les Allemands. Les Européens font de cette supervision bancaire renforcée un préalable à la « recapitalisation directe » des banques mal en point dans l'eurozone, par exemple en Espagne (lire les conclusions de la première soirée de discussions ici).
À l'occasion de ce sommet, Mediapart s'est entretenu avec l'économiste Frédéric Lordon, directeur de recherche au CNRS, spécialiste des questions de régulation financière, et figure des « économistes atterrés », ce collectif d'universitaires « atterrés » par les politiques d'austérité qui entraînent, selon eux, l'Europe dans le mur. Il décrypte l'ensemble des annonces des derniers mois, analyse les contours de cette « union bancaire » en chantier, et revient sur les ambiguïtés du « saut fédéral » régulièrement décrit comme une solution miracle à la crise.
La BCE a présenté en septembre un programme de rachat de la dette sur le marché secondaire, pour donner de l'oxygène aux pays les plus mal en point. L'annonce semble avoir apaisé les marchés et les taux auxquels l'Espagne et l'Italie empruntent ont reculé. S'agit-il d'un tournant dans la gestion de la crise ?
Un tournant, c’est sans doute beaucoup dire… La crise est si profonde qu’il faudrait non pas une, mais une série d’avancées institutionnelles, et au moins de ce calibre, pour qu’il y ait matière à parler de tournant. Cependant, à l’évidence, on ne peut pas dire avec cette décision de la BCE qu’il ne s’est rien passé. Mais quoi exactement ? L’intervention de Mario Draghi a temporairement congelé un processus de décomposition qui conduisait irrésistiblement à l’explosion de l’euro. Mais comme toutes les avancées, celle-ci est acquise dans la douleur, après de laborieuses tractations internes à la BCE et avec les États-membres et, pire encore, le doute continue de planer sur la réalité de sa mise en œuvre.
Pour créer de la conditionnalité là où il n’y en avait pas, la BCE a au surplus décidé qu’un pays ne pourrait bénéficier du programme OMT (opérations monétaires sur titres – ndlr) qu’après s’être déclaré « bénéficiaire » des fonds de secours européens…, c’est-à-dire après s’être laissé tomber dans les pattes de la Troïka.
Que se passera-t-il au moment où ces pays accepteront d’entrer dans les programmes de conditionnalité ? Ma crainte est qu'elle ne condamne les populations à ce qu’on pourrait appeler une austérité “sub-atroce”, soit quelques milliards d’euros de moins à couper dans les dépenses publiques du fait de la détente des taux d’intérêt, mais sur fond d’ajustement structurel maintenu à l’identique… Avec à la clé l’espoir un peu plus grand pour les gouvernements que les populations ne passent pas leur point de rébellion ouverte. Pour celles-ci, a contrario, la chose signifie la certitude d’endurer l’austérité pendant une décennie, sans même la possibilité qu’une explosion des marchés financiers vienne signifier l’inanité de ces politiques économiques et, de fait, y mettre un terme. Car voilà où on en est en Europe : les populations n’avaient plus que l’espoir paradoxal du pire, à savoir qu’une tempête spéculative vienne enfin tout mettre par terre, et que la tabula rasa permette de reconstruire autre chose. C’est cet espoir, très près de se matérialiser cet été, que la BCE vient de fermer.
Ce scénario du pire est-il définitivement écarté à vos yeux ?
C’est une autre affaire. Car l’équation macroéconomique – perdante – n’a en rien été altérée par la décision de la BCE. Quelques points de taux d’intérêt en moins ne changeront rien au fait que nous vivons la clôture d’une époque qui s’achève dans l’excès d’endettement généralisé – ménages et banques tout comme les États. Or on ne sort de ce genre d’impasse que par des effacements massifs de dette.
La voie de sortie n’est ni dans les ridicules bonifications de la BCE, ni même dans le prêt direct aux États (pour l’heure, comme on sait, interdit par le traité) : toutes ces solutions laissent intactes l’écrasant stock de la dette. La voie de sortie, c’est le défaut, car seul le défaut nous libère du stock. Mais c’est le genre de chose inconcevable à froid. Attendons donc que la macroéconomie fasse son œuvre…, éventuellement aidée par quelques ruades politiques de populations tenues pour simple chair à austérité, mais qui pourrait bien décider un jour que trop, c’est trop.
« Il n’y a plus que les dévots pour croire à la numérologie économique »
Quelques mois plus tôt, en juin, le Conseil européen s'était entendu sur une autre avancée présentée comme « décisive » : conformément aux souhaits de Madrid, les banques espagnoles au bord du défaut seront recapitalisées, non pas par l'État espagnol, mais via un plan d'aide européen (qui devrait finalement voir le jour courant 2013). Une manière de rompre le cercle vicieux entre crise bancaire et crise des dettes publiques en Europe. Qu'en pensez-vous ?
Décisive, non – à preuve les grandes tensions de l’été. Importante, oui. Mais l’état de décomposition de l’Union, ravagée par la défiance réciproque des États-membres entre eux et vis-à-vis des institutions, est tel que les décisions ne sont pas seulement actées trop tard et avec trop de réticence, mais sont en permanence sujettes à être reprises. Voilà que l’Allemagne demande maintenant que les opérations de recapitalisation directe des banques par le MES soient couvertes par une garantie souveraine…, soit le parfait recul après la « grande avancée » !
Cette décision ne change rien à la donne macroéconomique de fond. Même recapitalisées par le MES, ou soutenues par le LTRO de la BCE (les opérations de refinancement à long terme, pour assurer la liquidité du système bancaire – ndlr), les banques finiront par ne plus vouloir se charger en dettes souveraines s’il s’avère que l’équation de leur soutenabilité est sans solution (et d’autant moins que les politiques d’austérité sont poursuivies !).
Mario Monti et François Hollande à Bruxelles.© Elysée.
Êtes-vous favorable au fait de retirer du calcul du déficit public des États membres, les investissements « productifs », ce qui serait une autre manière de redonner de l'oxygène aux États, tout en essayant de respecter l'objectif des 3 % du PIB de déficit ?
C’est une question qui suppose implicitement d’avoir admis que la politique budgétaire doive être réglée sur des objectifs prédéfinis de déficit, courant et/ou structurel. Or cet implicite ne va nullement de soi, il est même aussi inepte que dangereux. Plutôt que d’entrer dans les discussions byzantines de définition des déficits variés, c’est le préalable de cette fausse évidence qu’il faut déconstruire car c’est en ce point précis de l’asservissement des politiques économiques à des cibles prédéterminées que réside la tare congénitale du modèle européen.
Un paradoxe étonnant veut que les États-Unis soient les grands émetteurs d’injonctions doctrinales que seuls les Européens sont assez bêtes pour prendre au pied de la lettre. Ainsi de ce débat très « Chicago » (les économistes libéraux de l'école de Chicago – ndlr), connu sous le nom « rule vs discretion » qui, au nom de la « crédibilité », enjoignait aux gouvernements de se tenir strictement à des règles.
Jamais les États-Unis ne seraient eux-mêmes assez fous pour se lier les mains par des objectifs prédéfinis et intangibles, et priver ainsi leur politique économique de toute marge d’appréciation stratégique et d’action discrétionnaire. Il n’y a que les Européens pour avoir épousé sans réserve cette monumentale ânerie. Et il n’y a plus que les dévots pour croire à la numérologie économique. Il faut reconnaître que c’est une religion qui se porte bien : elle ne cesse de se donner de nouvelles idoles.
Après les 3 % de déficit courant sortis de nulle part (en fait si : des cauchemars des socialistes français des années 80), voici les 0,5 % de déficit structurel dont les fondements macroéconomiques sont rigoureusement inexistants. Les plus exaltés ont même épousé les 90 % de dette publique, pondus par Rogoff et Reinhardt, ça fait une nouvelle breloque à agiter sous le nez des impies ou des simples d’esprit.
Le président du Conseil Herman Van Rompuy propose de renforcer l'union économique et monétaire (lire son rapport d'étape ici). À commencer par l'union bancaire, en chantier. Cette dernière prévoit la mise en place, officiellement au 1er janvier prochain, d'un superviseur unique pour l'ensemble des banques des 17 États membres de la zone euro. Est-ce une avancée ?
Il est évident qu’une union bancaire est un élément très important d’une avancée de l’intégration européenne. Où les banquiers se précipitent-ils tous pour pleurer misère et supplier qu’on les sauve ? Auprès du bon vieil État-nation, ce pelé, ce galeux, tellement dépassé, tellement à la traîne du monde qui est devenu « plat »… En cas de malheur, c’est bien à l’écurie nationale que retourne la race des seigneurs de la finance « mondialisée » pour se faire dorloter. Là où les banques se rendent en cas de crise, là se tient le pouvoir politique réel, le pôle hors-marché seul capable de sauver les capitalistes du désastre des marchés.
De ce point de vue, qu’elles soient conduites à se rendre non plus en des lieux nationaux mais en un lieu européen serait sans doute un pas dans la constitution de ce niveau européen en authentique pôle politique. Mais déplacer le lieu de la supervision et du sauvetage bancaires au niveau européen n’aura strictement aucun effet en matière d’inflexion du rapport de force entre le politique et la finance : moins qu’ailleurs les instances européennes n’imposeront à la finance la moindre conditionnalité, ne parlons même pas d’utiliser l’opportunité de la crise pour ramasser les banques et leur imposer une refonte radicale de leurs structures…
« La crise européenne est une crise de configuration politique »
Comment expliquez-vous la réticence des Allemands sur ce texte ?
C’est une attitude incompréhensible, en tout cas au regard d’un pays qui par ailleurs fait profession d’intégrationnisme fédéral. Comme toujours l’incompréhensible est très compréhensible dès lors qu’on est capable de voir la puissance, et la résistance du fait souverain national, pas moins fort en Allemagne qu’ailleurs. Les Allemands ne veulent pas qu’une autorité supranationale à la légitimité douteuse (euphémisme) vienne mettre son nez dans les Landesbanken où s’élaborent des compromis politiques régionaux importants. On notera au passage comment l’Allemagne, réputée reine de l’orthodoxie, est tout à fait capable de subordonner l’activité bancaire à des fins politiques qui lui sont notoirement extérieures.
Êtes-vous tout de même d'accord pour dire que certaines lignes commencent à bouger à Bruxelles ? Le récent rapport Liikanen, publié par un groupe d'experts de la Commission, plaide pour en finir avec le principe de la « banque universelle » et propose d'isoler les activités bancaires les plus risquées.
« Des lignes commencent à bouger »… Nous ne sommes jamais que quatre ans après le déclenchement de la crise du siècle et les lignes viennent de considérer qu’elles pouvaient « commencer » à bouger. Il faudrait juste que les lignes se grouillent un peu si elles veulent que leur début de mouvement ne finisse à l’état de chiffon. Qui ne voit pourtant qu’en matière de régulation, il n’y a aucune volonté politique, nulle part, de dépasser le simple stade de la pantomime : le Dodd-Frank Act d’Obama est méthodiquement vidé de sa substance par le lobbying de l’industrie financière ; le rapport Vickers, supposé préconiser (pour le Royaume-Uni) la séparation banque d’investissement/banque de détail a été réduit à un filet d’eau tiède.
Quant à son équivalent français défendu par François Hollande pendant sa campagne, Pierre Moscovici a déjà rectifié la pauvre petite « ligne » qui commençait à peine à « bouger » – et « l’ennemi sans visage » se tient les côtes de rire. Ne parlons même pas de l’Europe : en cette matière, elle est la figure même de la nullité. Ou plutôt du parfait mauvais vouloir, à peine accompagné de gesticulations verbales.
Le Conseil européen espère également obtenir l'aval des chefs d'État et de gouvernement pour « explorer » deux pistes nouvelles. La première porte sur la « contractualisation » des politiques économiques menées par les États, en dialogue avec la Commission, pour une meilleure coordination. Qu'en pensez-vous ?
« Contractualisation », « semestre européen », TSCG, règle d’or : autant de variantes navrantes du même profond contresens à propos de la crise européenne présente. Qui est une crise de configuration politique. La zone euro a tenté d’explorer une configuration intermédiaire entre les solutions nationales et une union complète, cette tentative a échoué. Le fédéralisme incomplet, simplement monétaire, comme beaucoup d’économistes hétérodoxes l’avaient fait remarquer dès le départ, est intenable. Il est économiquement inefficace et politiquement odieux. C’est le problème constitutif de cette configuration qui la voue à ses tares irrémédiables, or c’est un problème tout à fait objectif !
Dès lors en effet qu’elles se donnent un destin commun, en l’occurrence monétaire, il est impossible que des politiques économiques soient conduites hors de toute pré-coordination par des règles, sauf à laisser se développer des problèmes de free riding (passager clandestin – ndlr) et d’aléa moral (en encourageant les prises de risque parce qu'on sait qu'il existe une assurance contre ce risque – ndlr).
Or des règles, dans leur principe même, ont le double inconvénient, d’une part de supprimer toute marge de manœuvre stratégique pour une action discrétionnaire requise en cas de choc exceptionnel, et d’autre part d’attenter directement au principe de souveraineté. Seule l’europhilie béate peut rester ignorante des effets de ces dépossessions de souveraineté populaire. Il est vrai que, devenue entièrement adepte de la raison technocratique, seule à même de dépasser les « archaïsmes nationaux », la démocratie lui semble une question tout à fait subalterne, quand elle n’est pas un obstacle à faire sauter pour de bon.
La « contractualisation » et tous ses avatars persistent dans la logique de ce problème aussi objectif qu’insoluble : on continuera donc d’acheter la « coordination » au prix de la dé-démocratisation européenne, calcul désastreux à tous points de vue, aussi bien politique qu’économique d’ailleurs.
Pour certains, l'Europe est devenue « intransitive, c'est-à-dire sans autre finalité qu'elle-même »