Face à la multiplication des plans sociaux, «il est grand temps de mettre en place en France une politique industrielle digne de ce nom», affiment Gabriel Colletis, économiste, Michel Pialoux, sociologue, et Evelyne Perrin, membre d'Agir ensemble contre le chômage, en appelant à la mobilisation de tous.
Alors que notre industrie a déjà perdu 269 000 emplois en 2008 et 2009, soit 8 % de ses effectifs, malgré des luttes acharnées (les « Contis », Molex, Freescale, Philips, Chaffoteaux et Maury…) et compte 500 000 emplois de moins qu’il y a dix ans, voilà que les plans sociaux et les annonces de fermetures pures et simples d’entreprises s’accumulent de façon dramatique.
PSA annonce la fermeture de son usine d’Aulnay en 2014 (3 000 emplois directs, soit 8 000 au total avec les emplois induits), et un plan social sur 1 400 emplois au moins pour son usine de Rennes, mais a réalisé 4 milliards d'euros de profits en 2012 et possède 36 filiales dans les paradis fiscaux.
Renault annonce un plan social massif (8 200 suppressions d’emplois, dont 2 500 en ingénierie et recherche) et veut imposer des accords de compétitivité: recul de tous les droits acquis, intensification du travail, baisse de salaires, sous la menace de délocalisation, mais détenait un milliard d'euros dans ses caisses en 2012.
Sanofi veut supprimer 2 500 emplois en France après en avoir déjà supprimé 4 000, alors qu’il s’agit de la première capitalisation boursière du CAC 40 et que l'entreprise a dégagé 9 milliards d'euros de bénéfices en 2011.
Air France, avec son nouveau PDG payé 900 000 euros l’an, est soudain dans le rouge malgré sa place de numéro 3 du transport aérien, et prévoit de supprimer 5 000 emplois en deux ans, après en avoir perdu 4 000 en quatre ans.
Les aciéries d’Arcelor, à Florange, dont les hauts fourneaux sont arrêtés depuis des mois, seront non pas nationalisées, comme l’avait annoncé Jean-Marc Ayrault et commencé à l’envisager Arnaud Montebourg, mais fermées, alors qu’elles sont les plus rentables d’Europe.
Voilà que Goodyear, numéro 3 du pneu, annonce la fermeture de son usine d’Amiens (1 250 salariés encore) au bout de 60 mois de lutte des salariés.
Après son rachat par le fonds d’investissement Butler, 100 licenciements et 4 magasins fermés en un an, Virgin est mis en redressement judiciaire, avec le risque d’une liquidation ultérieure : est-ce pour ne pas s’être adapté au numérique, ou pour que Butler puisse mieux spéculer sur cet emplacement de choix sur les Champs-Elysées ?
Où va s’arrêter l’hécatombe ? A ce rythme là, que restera-t-il, d’ici dix ans, de notre industrie, déjà largement délocalisée dans les pays à salaire très bas et sans contrainte environnementale, et de l’ensemble de notre tissu productif, puisque même les services sont largement touchés (1)? Nos enfants devront-ils alors s’expatrier pour trouver un emploi ?
François Hollande, qui a mis en place un ministère du Redressement productif, avait, lors de sa campagne présidentielle, fait la promesse de ne pas laisser fermer des entreprises comme Arcelor-Florange, PSA Aulnay, d’interdire les licenciements boursiers, et de promulguer une loi permettant le droit de préemption des salariés en cas de fermeture de leur entreprise.
Il est grand temps de mettre en place en France une politique industrielle digne de ce nom, fondée sur la sauvegarde à tout prix de notre tissu productif, et d’emplois écologiquement soutenables et socialement utiles (2). De telles politiques existent à l’étranger, en Allemagne, en Chine, aux Etats-Unis. Elles supposent de ne pas privilégier les logiques purement financières et boursières des multinationales et des fonds d’investissement, qui amènent à fermer des entreprises rentables et innovantes sans autre forme d’alternative, sur la base de diagnostics biaisés car élaborés par d’anciens patrons (rapport Gallois sur la pseudo insuffisance de compétitivité de l’industrie française), ou de déficits souvent créés artificiellement pour mieux justifier la fermeture (3).
Mais notre industrie ne sera pas sauvée si ses propres producteurs, ceux qui en détiennent le savoir-faire et en produisent la richesse, les salariés, ne se font pas entendre, et s’ils ne conquièrent pas, par tous les moyens, un pouvoir légitime, qui leur est jusque là refusé, car ils n’ont pas voix au chapitre. Or, de nombreux exemples existent à l’étranger d’entreprises reprises par leurs salariés, en Argentine, au Mexique (comme l’usine Continental de Mexico qui réembauche), en Espagne, tandis que certaines économies locales en Europe reposant sur une majorité de coopératives (le Trentin, par exemple) connaissent un chômage très bas.
De même, les citoyens que nous sommes, les élus des territoires abritant des industries, nous avons notre mot à dire : n’avons-nous pas arrosé de subventions issues de nos impôts ces entreprises qui ferment et délocalisent après avoir empoché les prébendes ? Sanofi a ainsi touché 450 millions de crédits d’impôts recherche en 2012… Les concurrents low cost d’Air France comme Ryanair n’ont-ils pas reçu 800 millions de subventions européennes ? Dans ces conditions, et si l’on considère que ce sont les salariés qui produisent la richesse, les entreprises ne devraient-elles pas être considérées comme des biens communs et publics, le bien commun des habitants d’un pays? Comme le souligne en effet Edouard Martin, leader CFDT de la lutte des acieries d’Arcelor Florange, dans ses vœux de lutte du 28 décembre dernier, « c’est tout sauf un combat corporatiste. C’est un combat que nous menons pour l’intérêt général, pour notre région, notre territoire, pour le pays, pour l’Europe. Ce qu’il faut aujourd’hui, c’est arrêter de servir le système qui nous détruit, qui s’autodétruit : la finance internationale ».
Mais la colère monte : les salariés de PSA Aulnay, à l’approche des premières mesures du « plan social », sont en grève depuis le 16 janvier, la direction répondant par un lock out, et sont allés en cars rencontrer les salariés de Renault Flins le 22 janvier dernier. Le meeting tenu jeudi 24 janvier à Sciences Po, à l’appel de SUD-Etudiant et de la CGT Sanofi, a connu une participation massive de salariés en lutte qui, ne comptant plus que sur eux-mêmes, mettent en place des convergences. Ainsi ont-ils appelé mardi 29 janvier, avec les Licenci'elles (fondé par des salariées licenciées des Trois Suisses) et plusieurs autres entreprises, à une manifestation unitaire devant le ministère du travail, pour exiger deux mesures d’application immédiate, l’interdiction des licenciements boursiers et une sécurisation de l’emploi pour tous.
Il est évident que par ailleurs, le projet de loi sur le droit de préemption des salariés sur les entreprises qui ferment – et non de simple préférence, sans aucun caractère obligatoire – devient plus urgent que jamais, et ne doit pas être différé davantage.
C’est bien sûr en tout premier lieu aux salariés concernés de mener la lutte contre la fermeture de leurs entreprises, et c’est ce qui en train de se produire. Mais empêcher la disparition de la majeure partie de notre industrie, de notre potentiel productif, nous concerne tous, salariés, citoyens et consommateurs, élus des territoires, chercheurs et experts… C’est maintenant qu’il nous faut nous mobiliser, avant qu’il ne soit trop tard.
(1) Beaucoup de nos territoires, une fois fermées ces entreprises, deviendront des « déserts industriels », souligne Laurent Davezies dans La crise qui vient : la nouvelle fracture territoriale, Paris, Le Seuil, octobre 2012.
(2) Lire à ce propos « L’urgence industrielle », de Gabriel Colletis, Bordeaux, Le Bord de l’Eau, 2012 et, sur Mediapart, l'édition participative Un pacte productif pour la France.
(3) C’est ce qui ressort très clairement du tour de France de 35 entreprises en lutte, « Haute tension : les luttes des salariés contre les plans sociaux 2008-2010 », par Evelyne Perrin.