On nous a d'abord fait entendre un curieux concert de victimes à propos de lasagnes préparées avec de la viande de cheval plus ou moins mélangée avec de la viande de boeuf.
A présent, on pointe publiquement un acteur – l'entreprise Spanghero– accusée de tromperie. Fût-ce avec raison et fût-ce pour de bonnes raisons, on prend deux risques. Le premier consiste à jouer les Saint-Just en allant trop vite. Le second est de minimiser tous les autres intervenants de l'affaire en innocentant le "système" qui gouverne la sécurité alimentaire.
En réalité, ce sont avant tout les consommateurs qui sont victimes. Ils sont victimes de l'entreprise qui a fait préparer ses plats de lasagnes par un sous-traitant pour les revendre après leur avoir donné un emballage à son nom.
Cette entreprise est responsable de la non-conformité du produit, du seul fait qu'elle a vendu aux consommateurs de la viande de boeuf qui n'en était pas. Son fournisseur est également responsable pour lui avoir fourni, fût-ce involontairement, un produit qui n'était pas conforme à la commande.
Et il en va ainsi du fournisseur du fournisseur, jusqu'à l'origine, traders inclus. C'est un empilement de responsables dont il faudrait d'abord parler, face à des consommateurs victimes.
VIOLER LES RÈGLES EN TROMPANT SES CLIENTS
Au milieu de ce concert, on nous répète avec force qu'il n'y a pas de problème sanitaire. Il faut l'espérer. Mais il est sans doute prématuré de le dire. Si une entreprise est capable de violer les règles en trompant ses clients sur la nature de la viande vendue, ou même si cela résulte d'une "erreur" involontaire, alors rien ne permet d'affirmer que cette entreprise respecte toutes les règles sanitaires.
C'est ce qu'il faut vérifier en priorité. La violation de la loi ou du contrat pour s'enrichir ouvre la porte à tous les risques.
Pour autant, l'affaire du "cheval égaré" n'a rien à voir avec celle de la vache folle, qui a conduit l'Europe à jeter tout son droit de l'alimentation à la corbeille pour en concevoir un nouveau, complètement différent, centré sur les questions sanitaires et entré progressivement en vigueur à partir de 2005.
En réalité, cette affaire ne pose pas de problème de "traçabilité", sauf à s'écarter du sens que le droit européen donne à ce mot.
Dans la législation européenne, la traçabilité consiste pour chaque entreprise du secteur à garder la trace de ses fournisseurs et celle de ses clients. C'est une traçabilité des entreprises qui est organisée, pas une traçabilité des produits.
Si on a pu identifier très rapidement les entreprises successives intervenant dans l'affaire, c'est que le problème ne vient pas de la traçabilité. A un moment donné, quelqu'un a mis du cheval là où il fallait mettre du boeuf. C'est tout. La traçabilité n'y change rien.
On pourrait certes toujours mettre en place un filet à mailles plus fines. Mais, à supposer qu'on en ait les moyens, quel que soit le système de contrôle, il y aura toujours des contrevenants qui ne se feront pas prendre à temps. Il en va des règles commerciales ou sanitaires comme des excès de vitesse.
UN MÉLANGE DE CHUTE DE MUSCLES, GRAISSES, COLLAGÈNE
C'est pourquoi, dire qu'on ne se doutait de rien est pour le moins surprenant. Il y a autant de voyous, d'imprudents, de professionnels honnêtes et d'entrepreneurs de grande qualité dans la filière bovine qu'il y en a dans toute autre corporation professionnelle car, en dehors d'une crise sanitaire qui lui ferait suite, on est en présence ici d'une délinquance ordinaire.
Même réduite à cela, l'affaire du cheval égaré n'en met pas moins en lumière des fragilités du système. Tout d'abord, il n'y a aucune raison d'utilité objective à ce que, de l'étable à la table, il y ait autant d'intermédiaires pour proposer aux consommateurs des lasagnes industrielles préparées à base d'un mélange de chute de muscles, graisses, collagène qu'on a convenu de continuer d'appeler "viande".
Car peut-être est-ce là une première source de confusion pour le consommateur que d'utiliser le même mot qualifiant pour ce mélange et pour un pavé de rumsteck.
Par ailleurs, cette préparation n'est pas du tout l'oeuvre de l'entreprise qui la commercialise sous sa marque. Cette entreprise met son nom sur un emballage qui contient une préparation faite par quelqu'un d'autre.
Il serait intéressant de connaître la marge bénéficiaire que l'entreprise en question pense mériter pour cette "valeur auto-ajoutée" qui lui semble suffire à justifier de réaliser un profit sans avoir à supporter la moindre responsabilité correspondante.
Pour autant, cela ne signifie pas que les problèmes seront résolus, en supprimant les intermédiaires qui ne servent à rien, au profit de circuits courts. La tromperie ou l'inconséquence peuvent exister à tous les étages.
Mais il est certain que les circuits inutilement longs constituent un facteur aggravant. Plus il y a d'intermédiaires, plus les marges bénéficiaires rétrécissent et plus la tentation existe de recourir à des moyens réprouvés pour réaliser des gains de compétitivité et des profits.
Par ailleurs, la multiplication des intermédiaires est l'une des formes de la "spéculation en filière" qui, dans le meilleur des cas, transforme une pièce de bavette d'aloyau en un simple différentiel de prix.
UNE PETITE AFFAIRE PARMI DES DIZAINES D'AUTRES
C'est pire encore pour les marchandises entreposables comme les céréales. Car la phase de spéculation pure entre leur production et leur utilisation tend à s'étendre. Au bout du compte, l'acheteur-utilisateur final ne sait plus si le maïs ou le riz qu'il achète vient des Etats-Unis ou d'une région du Mali dans laquelle sévit une insécurité alimentaire et où des sociétés étrangères accaparent la terre fertile au détriment des paysans locaux.
Ensuite, plus les intermédiaires relèvent de pays différents, plus il y a de risques sanitaires, environnementaux et commerciaux. L'origine géographique des composés d'un aliment préparé industriellement est plus difficile à identifier lorsque les provenances sont diffuses ; les différences de niveau des règles ou des contrôles sanitaires d'un pays à l'autre multiplient les risques ; les dommages environnementaux liés à la multiplication des transports et à l'addition des distances deviennent inévitables ; les dommages commerciaux comme ceux identifiés dans l'affaire du cheval égaré propagent leurs effets sur tout un continent.
Et soyons sûrs qu'il ne s'agit là que d'une petite affaire parmi des dizaines d'autres dont on ne saura jamais rien.
En fait, on oublie que les matières premières agricoles et les aliments transformés sont nécessaires à la vie même de chaque personne. Ces produits ne devraient à aucun moment être traités comme des marchandises ordinaires. Et leur spécificité ne devrait pas se limiter aux questions sanitaires, même si ces questions sont évidemment déterminantes.
Précisément, le premier problème vient peut-être de ce que le système met en son centre les principes de libre réalisation des profits et de libre circulation des marchandises, sans donner en même temps aux consommateurs les moyens efficaces d'arbitrer la concurrence et de faire des choix nutritionnels, gustatifs, environnementaux, sociaux à leur convenance.
Pourquoi refuse-t-on d'indiquer l'origine géographique précise de la viande qui sert à la préparation des lasagnes ? Parce qu'on peut difficilement être précis ? Ce n'est pas parce que c'est difficile à organiser pour certains produits qu'il faut le rejeter pour tous. Quelqu'un sait-il d'où vient le blé qui a servi à faire la pâte des lasagnes ?
Pourrait-on au moins savoir si les céréales que nous consommons viennent de pays riches ou de pays en développement ? Certains consommateurs n'en feraient-ils pas un critère d'achat ?
METTRE LE CONSOMMATEUR AU CENTRE DU DISPOSITIF
De qui se moque-t-on lorsqu'on indique sur un pot de miel que celui-ci est issu d'un "mélange de miels originaires et non originaires de la Communauté européenne" ? ! Quelqu'un de sensé ou d'honnête peut-il imprimer cela sur un étiquetage sans mépriser les consommateurs ?
Imaginons un consommateur doté du pouvoir de choisir un circuit géographiquement court, donc une marchandise qui a peu voyagé, ou un circuit commercialement court, donc avec un minimum d'intermédiaires.
Imaginons que ce consommateur sache d'où viennent les ingrédients principaux de ce qu'il achète, en commençant par les produits de base tels que l'ONU les définit, à savoir les produits de l'agriculture, de la pêche, de la forêt et du sous-sol.
Imaginons que le consommateur ait accès à des informations simples sur le type d'élevage et sur la manière dont sont traités et nourris les animaux.
Imaginons qu'il ait le droit de savoir si la viande qu'il mange est ou non issue d'un animal cloné. Imaginons qu'il dispose d'informations réellement utilisables sur la composition nutritionnelle, sur le sel, le sucre, la graisse qu'il s'apprête à manger.
Imaginons que ces informations soient aussi claires que la simple flèche qui pointe une couleur du vert au rouge pour indiquer les caractères énergétiques d'une machine à laver ou d'un four à micro-ondes.
Commençons par mettre le consommateur au centre du dispositif concurrentiel en lui donnant les informations dont il a besoin et en lui redonnant ainsi du pouvoir. Le système actuel d'information et de publicité conduit à une concurrence des boniments dont le but est d'affaiblir la vigilance du consommateur sous le faux prétexte de l'informer en le divertissant. Le droit européen de l'alimentation a de grands progrès à réaliser sur cette question. Il n'y a pas que le cheval qu'on cherche à égarer.