Et pourtant. Les Français médusés découvrent soudain que Diane 35, un médicament lancé en 1987 pour soigner l'acné, peu efficace selon les experts et susceptible de provoquer des effets secondaires graves (des thromboses veineuses parfois mortelles), pouvait rester sur le marché pendant... vingt-cinq ans ! En toute connaissance de cause, puisque les laboratoires Bayer, qui le fabriquent, en indiquent les risques sur sa notice. L'ANSM a admis 113 cas de gravité diverse, dont quatre mortels, parmi les 315 000 femmes utilisant chaque jour Diane 35 ou un de ses génériques, et vient d'engager un processus de suspension des AMM (autorisations de mise sur le marché), après un an de discussion en commission. Une fois de plus trop tardivement. Pourquoi ?
«Il n'y a pas de médicaments sans risques», regrette le LEEM, le lobby du médicament. «Si nous interdisons tous les médicaments qui ont été à l'origine de cinq accidents en vingt ans, estime de son côté Michèle Delaunay, ministre chargée des personnes âgées et cancérologue, notre pharmacopée ne serait pas très large.» Certes. Mais les industriels comme la ministre passent sous silence deux éléments, essentiels, qu'ils ne peuvent ignorer. Le premier tient à la réalité de la déclaration des accidents. «Plusieurs études ont montré que lorsqu'un cas grave était signalé vingt autres étaient en réalité survenus qui n'étaient pas déclarés, par négligence ou manque de temps», a expliqué Françoise Haramburu, directrice du centre de pharmacovigilance de Bordeaux, devant la mission d'enquête parlementaire sur le Mediator il y a un an. «En réalité, la pharmacovigilance est une spécialité négligée, voire méprisée», explique le Pr Jean-Louis Montastruc, responsable du centre de surveillance de Toulouse.
Incompétence ou corruption ?
Le deuxième élément oublié un peu vite tient à la façon dont Diane 35 a été prescrit. Ce médicament antiacnéique possède des vertus contraceptives identiques aux pilules de troisième et quatrième génération, sans que l'AMM ait été demandée pour cette propriété. Or, selon les statistiques de la Cnam (Caisse nationale d'assurance maladie), il est prescrit à 75 % comme contraceptif par les généralistes et surtout les gynécologues, hors de l'AMM donc. «Un médicament est détourné de son AMM, il est prescrit pendant vingt-cinq ans, ce qui lui évite une réévaluation régulière pour justifier son utilisation réelle, il est dangereux, et il faudrait s'en satisfaire ?» s'indigne le Pr Philippe Even, auteur du guide 4 000 médicaments utiles, inutiles et dangereux. «On se fout du monde ! poursuit-il. Comme contraceptif, Diane 35 dispose d'alternatives très efficaces et beaucoup moins dangereuses : ce sont les pilules de seconde génération.»
Question : pourquoi les données de prescription hors AMM n'ont-elles pas été croisées avec le recensement des accidents ? Le gendarme du médicament est-il à ce point nul et à côté de la plaque ? Dernièrement, Dominique Maraninchi, directeur de l'ANSM, nous confiait avoir lui-même demandé à la Cnam de croiser ses données de prescriptions avec celles de la pharmacovigilance : de ce jour, il a su avec certitude que quatre morts étaient directement imputables à l'antiacnéique. «Depuis 2002, on sait grâce à une publication anglaise que les pilules de troisième et quatrième génération, équivalentes à Diane 35, sont dangereuses, ajoute Philippe Even. Que de temps perdu à tenter de prouver quelque chose qui est pourtant devenu incontestable !»
Bruno Toussaint, qui dirige la revue médicale indépendante Prescrire (lire l'encadré ci-contre), avance une explication à cette extrême lenteur. «En réalité, les agences - et c'est vrai dans toute l'Europe - sont rendues frileuses par l'éventualité de la moindre faute réglementaire.» Un faux pas, et les laboratoires se tournent vers la justice pour remettre en question une décision de suspension prise par des scientifiques en invoquant des arguments de procédure. L'histoire du Ketum en gel, utilisé contre les douleurs locales, est de ce point de vue éclairante. Suspendu en 2009 par l'agence du médicament pour cause d'effets secondaires cutanés graves, il est remis sur le marché l'année suivante par le Conseil d'Etat après un recours du laboratoire Menarini au motif que «l'arrêt de commercialisation risquerait de compromettre la possibilité pour cette société de retrouver en 2010 un résultat positif». Les profits du laboratoire valent mieux que la santé des patients, qu'on se le dise !
«Le système de conception du médicament tel qu'il fonctionne aujourd'hui est une fabrique à conflits d'intérêts», analyse Bruno Toussaint. Aujourd'hui, la recherche sur le médicament est entièrement sous-traitée aux laboratoires. Ces derniers, évidemment, s'entourent des meilleurs spécialistes... qui, en raison de leurs qualités reconnues, un jour ou l'autre se retrouvent dans des commissions d'évaluation publiques. Le durcissement des règles de gestion des conflits d'intérêts est donc à l'ordre du jour - du moins dans les intentions. Acte fort de la loi Bertrand sur le médicament, le décret Sunshine Act avait l'ambition de faire toute la transparence sur les liens d'intérêt que peuvent entretenir laboratoires pharmaceutiques et médecins. Enfin ! Mais treize mois après la promulgation de la loi Bertrand, le décret Sunshine n'est toujours pas signé...
Sur le site du Formindep (une association de médecins qui milite pour l'indépendance de l'information médicale), le Dr Philippe Foucras raconte les basses manœuvres de l'industrie pharmaceutique pour prendre l'ascendant sur la rédaction de ce projet de décret. «Dès la deuxième réunion, tout l'esprit de cette loi, pourtant déjà bien altéré par la première mouture du décret, avait été perverti par les représentants de l'industrie, très largement représentés dès la première réunion. Instauration de seuils, de tranches, de barèmes, compliquant à loisir les déclarations et permettant d'exclure la majorité des dons, cadeaux et avantages y compris cumulés, jusqu'à près de 1 000 € par an en magouillant bien», explique-t-il. Lors de ses vœux à la presse, le 23 janvier, Marisol Touraine annonçait la signature prochaine du décret, encore au Conseil d'Etat.
Faut-il donc désespérer et redouter de nouveaux scandales ? Malgré tous ces obstacles, l'ANSM se réorganise, sous l'impulsion de son directeur, Dominique Maraninchi, qui ne cache pas son ambition de changer les règles. «Ça n'a pourtant pas l'air de bouger fort», remarque Bruno Toussaint qui cite l'exemple du Vastarel - un médicament fabriqué par Servier destiné à lutter contre l'angine de poitrine -, aux effets secondaires si graves que Prescrire demande son retrait du marché depuis 2007. Une commission destinée à le réévaluer a été mise en place en 2010. Et depuis ? Rien. «Dominique Maraninchi est un homme droit, juge Philippe Even. Il a du courage et une volonté ferme. Pourvu qu'il tienne encore quelque temps.» Avant d'ajouter : «Nous n'avons pas de ministre de la Santé, on ne l'entend pas, elle n'existe pas.» Un gendarme du médicament sans ministre face à l'industrie pharmaceutique, cela n'augure rien de bon pour la sécurité des patients...
Prescrire est une revue sérieuse et austère, qu'on pourrait ranger dans le camp des râleurs jamais contents. Bien moins drôle que le Canard enchaîné dont elle est l'équivalent dans le domaine de la santé, mais tout aussi incontournable et indépendante. Et pourtant, Bruno Toussaint, son directeur, est un grand optimiste. La preuve ? La revue vient de lancer un gros pavé dans la mare en publiant, en pleine polémique sur le retrait de Diane 35, une liste noire d'une soixantaine de médicaments «à écarter d'urgence». «Pourquoi publier cette liste maintenant alors qu'elle est la synthèse de nos travaux depuis trois ans ? Parce que la rapidité des réactions de la presse autour de l'affaire des pilules de troisième et quatrième génération, explique Bruno Toussaint, montre que quelque chose est en train de changer. Nous sentons que l'opinion n'accepte plus un système de santé donnant la priorité au médicament sur les personnes.» Surprise, la liste de la revue n'a en commun que 20 produits avec celle de l'ANSM en contenant 77 et publiée il y a deux ans. Pourquoi ? La réponse est dans la méthode : Prescrire pratique l'étude comparative avec les alternatives existantes. Pratique inconnue à l'agence qui évalue le strict rapport bénéfice/risque. «Notre méthode conduirait à un effondrement du chiffre d'affaires des laboratoires.» A noter : parmi les 20 médicaments communs aux deux listes, quatre sont fabriqués par Servier. Un «détail»...
La pneumologue auteur du livre "Mediator, combien de morts ?", qui a mis le feu aux poudres, dénonce le fonctionnement du collège d'experts chargé de traiter les dossiers des victimes.
Marianne : Le collège vient de publier les premières statistiques concernant les dossiers relatifs au Mediator. Parmi les 836 dossiers envoyés, 17 % ont été considérés comme recevables, soit beaucoup plus que ce que les rumeurs avaient propagé, mais au fond très peu...
Irène Frachon : Le collège a donné ces chiffres sous la contrainte. On voit qu'il existe un gouffre entre les données scientifiques publiées sur le Mediator et le pourcentage dérisoire d'indemnisations retenues. Cette incohérence alimente de plus la stratégie de Servier, qui cherche à minimiser le nombre des victimes. Or, nous voyons des rejets aberrants. Pis, nous avons appris récemment que le collège se permettait de réévaluer la gravité des valvulopathies, les rétrogradant du grade 2 (qui ouvre droit à l'indemnisation) au grade 1 (qui rend l'indemnisation plus aléatoire) en utilisant une méthode que les cardiologues «référents» de la Société française de cardiologie estiment choquante. On a le sentiment d'un traficotage «à la tête du client», comme l'a dénoncé un expert pneumologue qui a démissionné depuis. Ces modifications des données médicales se font en douce. C'est scientifiquement malhonnête et juridiquement irrecevable.
Y a-t-il un scandale du collège des experts du Mediator ?
I.F. : Oui, clairement, il y a un scandale ! En théorie, ce collège devrait être composé de gens compétents pour traiter des valvulopathies médicamenteuses. Or, tous ceux qui le sont réellement ont décliné l'invitation parce qu'ils sont trop occupés. De plus, beaucoup de cardiologues possibles candidats avaient des liens d'intérêts avec Servier, il a fallu les écarter. Je doute de la compétence des mandarins du collège à propos d'une pathologie qu'ils ont «ratée» pendant toute leur carrière et qui ne connaissent rien à l'échographie. Mais qui s'autorisent à modifier les conclusions des examens pratiqués ! C'est de l'expertise au doigt mouillé. L'un des experts a reconnu publiquement l'avoir fait «régulièrement» alors que ce n'est jamais mentionné dans les avis rendus. Qui peut accepter qu'en justice on modifie une attestation rédigée par un médecin ? Enfin, j'ai entendu des réflexions choquantes sur ces malades considérés comme des emmerdeurs et qui réclament du fric quand ça tourne mal. Le boulot du collège est de favoriser une réparation amiable pour des gens qui ont consommé un poison, qui attendent reconnaissance et respect.
Le collège peut-il rester en l'état ?
I.F. : Les experts ne respectent pas la loi qui dit que l'indemnisation doit être rapide et juste, sans seuil minimal de déficit. Et ils coûtent cher. Comme le député Gérard Bapt, je demande leur démission et la remise à plat du dispositif. La ministre de la Santé doit prendre ses responsabilités, quitte à faire voter une nouvelle loi. Il faut aussi un après-Mediator de l'expertise !
Propos recueillis par J.-C.J.