Plus la modernité nous permet, en théorie, de gagner du temps dans nombre de nos actions, plus le « temps libre » semble se faire rare. Cette accélération permanente n’épargne personne, ni aucune sphère de nos vies, selon le sociologue et philosophe Hartmut Rosa. Si elle affecte autant chacune et chacun de nous, c’est qu’elle régit en profondeur les structures des sociétés occidentales. Au point de nous faire perdre de vue ce qui constitue l’essentiel, et de constituer une menace mortelle pour l’avenir de la démocratie et de la planète. Entretien, dans le cadre d’un partenariat avec la Revue Projet.
Cet article a initialement été publié dans le numéro 355 de la Revue Projet, intitulé : « Je suis débordé, donc je suis ? ». Pour découvrir ce numéro et la Revue Projet, rendez-vous ici.
Revue Projet : Comment en êtes-vous venu à vous intéresser au thème de l’accélération ?
Hartmut Rosa [1] : J’étais d’abord intrigué par le fait que nous soyons si efficaces pour gagner du temps, grâce à la technologie sous toutes ses formes – jusqu’au four à micro-ondes et au sèche-cheveux – sans que nous en ayons pour autant. Gagnant du temps dans tous les domaines – étant plus rapide dans mes déplacements, dans mes communications, dans chacune de mes actions – il m’en manquait toujours ! Je me suis donc demandé : où va le temps ? Comparé à ce qu’il en était il y a quarante ou deux cents ans, on devrait être dans l’abondance de temps ; or, c’est l’inverse. J’ai voulu comprendre ce paradoxe, et quel était le lien entre ces deux réalités : gagner du temps d’un côté et ne pas en avoir de l’autre. L’histoire de la modernité est vraiment l’histoire de cette tension, qui paraît empirer. Ensuite, je me suis interrogé sur la manière dont nous menons nos vies. Quels sont les facteurs déterminants pour ce que l’on fait au quotidien ?
J’ai consacré mon doctorat au philosophe canadien Charles Taylor qui explique que nous avons des « évaluations fortes » : nous savons ce qui est vraiment important et nous suivons ces évaluations dans nos vies. Mais, au quotidien, le plus pressant l’emporte sur ce qui compte vraiment. Il y a toujours une échéance et le besoin d’aller vite. Lorsque nous éduquons nos enfants, nous leur disons de commencer par faire les choses les plus importantes, mais nous agissons différemment : nous parons au plus pressé. Beaucoup de choses importantes n’ayant pas d’échéance fixe ou de date limite, nous ne les faisons jamais.
Cette rareté du temps a des conséquences sur nos manières de vivre. Enfin, c’est la différence entre village et métropole, où tout va tellement plus vite, qui m’a frappé. Je viens d’un petit village dans la Forêt noire. J’ai fait mes études à Fribourg, puis à Londres, ensuite à Berlin pour mon doctorat en sciences politiques avec Axel Honneth, et plus tard à New York, où j’ai écrit mon livre sur l’accélération. Chaque fois que je reviens dans mon village, je constate que la principale différence avec les grandes villes est la manière d’être au monde, liée à l’appréhension du temps.
Quand et comment ce phénomène est-il apparu ?
Imaginons que des extraterrestres nous observent. Que verraient-ils ? Pendant des siècles, le un monde était plutôt stable et statique, même s’il ne l’est jamais vraiment : parfois des gens y voyageaient sur de longues distances, comme Marco Polo, et des populations migraient. À partir du 18ème siècle, les hommes essayèrent de se déplacer plus vite. Ils bâtirent des routes sans aucun virage pour se déplacer plus rapidement, changèrent plus souvent de chevaux... La technologie n’était pas première dans cette dynamique, mais il y avait comme un appétit pour la vitesse.
Puis vint la machine à vapeur. Les extraterrestres verraient qu’à partir de là, il y eut de plus en plus de bateaux, naviguant nettement plus rapidement, et en même temps le développement du chemin de fer. Au début, les rails ne couvraient que de petites distances. Celles-ci s’allongèrent, les trains gagnèrent en vitesse, un réseau ferré se constitua en Europe, aux États-Unis, en Inde. Il y eut aussi le vélo, qui sonne mieux en français qu’en anglais (« bike »), évoquant la vélocité. Au sein des villes, on observait ce double mouvement : plus de déplacements, à un rythme plus rapide. Les voitures arrivèrent qui dynamisèrent énormément le monde et, finalement, l’avion…
Aujourd’hui, à chaque instant de la journée, un à deux millions de personnes sont dans les airs. Cela ne concerne pas seulement les gens, mais aussi les biens et les matières premières. Ce phénomène est redoublé par la vitesse du capital, de l’information et des communications. L’accélération sociale est cette mise en mouvement du monde. Elle n’est pas que technique et matérielle : elle concerne aussi le changement social. Et ce changement s’accélère, car les gens réagissent : ils cherchent à augmenter leur rythme de vie pour ne pas être distancés. Or cette rareté du temps, l’impression d’en manquer, n’ont rien à voir avec la rapidité avec laquelle nous agissons.
On est pressé en raison de la somme des tâches à faire qui a explosé : le nombre d’entrées sur notre « to do list » (pense-bête) surpasse le temps dont nous disposons. Les attentes légitimes se sont démultipliées : on attend de plus en plus de nous et chacun attend de plus en plus de soi-même et des autres. Ces attentes ne se limitent pas au monde du travail : prendre soin de sa famille, entretenir sa forme, etc. Nous les nourrissons nous-mêmes : nous voulons partir en week-end ou en vacances dans tel endroit, aller au cinéma, écouter des concerts, que sais-je encore.
Quelle part imputer à la technique ?
Dès que nous acquérons un Smartphone, cela modifie notre manière d’être. Il transforme la manière dont on communique, dont on travaille et avec qui on travaille. Nous nous disons : « Je pourrais faire ceci, vérifier cela ». La sociologue Judy Wajcman explique dans Pressed for time [2] que les technologies sont toujours socialement façonnées. Les courriels sont un cas intéressant. Aujourd’hui, les gens y répondent dans un délai d’une dizaine de minutes ou de quelques heures : ce n’est pas la technologie qui force à être si rapide. Nous vivons dans une société qui ne peut se stabiliser, reproduire ses structures, qu’en mouvement. Pour maintenir notre société, nos institutions, il nous faut de la croissance, de l’innovation – il faut toujours innover ! Cette logique globale mène à une spirale de l’accélération [3].
Presque partout en Europe, responsables politiques et économistes insistent sur la nécessité de poursuivre la croissance économique. Ils craignent une récession, « slow-down » en anglais. L’économie capitaliste a besoin de créer plus de valeur, chaque année, et donc d’augmenter la productivité, de produire plus en moins de temps. C’est aussi lié à la dette et au retour sur investissement attendu de tout placement. Cette logique se transfère au niveau individuel à travers la compétition, qui n’est pas réservée au domaine économique et au monde du travail. Le moteur n’en est pas tant la cupidité que la peur. Peur de perdre son emploi, de ne pas avoir une couverture sociale et une retraite suffisantes…
Le capital économique n’est pas le seul en jeu. Le capital culturel est peut-être plus important encore. Il faut être à la page dans ses compétences, son savoir. De même pour le capital social : il faut rester dans le jeu, connaître les bonnes personnes, être impliqué dans différents projets. Enfin, les gens se préoccupent énormément aujourd’hui de leur « capital corporel » : il faut rester en forme, être mince, créatif, dynamique… Alors on travaille sur son corps, on s’entraîne – les Américains disent « work out » – pour avoir le bon look, être en bonne santé, avoir la bonne pression artérielle. Et, bien sûr, le lien se fait avec l’incorporation de la technologie. Les premiers implants électroniques mesurant toutes les données sur votre état physique ont été créées dans le but d’améliorer ce capital corporel. La logique de croissance et d’accélération s’empare de notre esprit et de notre corps.
Vous relevez que « Nous n’en sommes pas les victimes. Nous aimons aussi la dynamisation [4] ».
C’est un paradoxe. Nous pourrions nous décrire comme complètement libres : nous pouvons croire ce que nous voulons, écouter ce que bon nous semble, vivre avec qui nous souhaitons… Mais nous pourrions aussi nous dire privés de liberté. La plupart des gens agissent en se disant : « Je dois faire ceci de toute urgence, je dois absolument faire cela. » Peu importe leurs performances cette année : l’année prochaine, il faudra aller encore un peu plus vite et travailler un peu plus dur… Pourquoi ? On ressent du plaisir et du désir à explorer le monde, à en élargir l’horizon de possibilités et d’opportunités. J’ai forgé, pour dire cela, une notion en allemand : Weltreichweite, de Welt, le monde, et Reichweite, la portée, l’horizon.
Les enfants sont heureux d’avoir un vélo : ils peuvent aller un peu plus loin, disons au bout du village. Puis, ils sont heureux de recevoir un scooter, pour aller au village d’à côté. À 18 ans, avec la voiture, ils iront dans la grande ville. Avec l’avion, celui qui en a les moyens peut aller en Angleterre ou même au Japon. Ces pays sont désormais à notre portée, de même que les images des antipodes avec la télévision. Grâce à l’iPhone, tous nos amis sont joignables, le savoir du monde tient dans notre poche. Chaque fois que nous étendons notre prise sur le monde, nous éprouvons une sorte de liberté et de bonheur. Mais le monde, mis à notre portée, ne nous parle pas forcément [5].
Prenons l’exemple de la musique – mais cela vaut également pour les livres. On peut acheter l’intégrale de Beethoven ou de Mozart pour quelques dizaines d’euros. Les gens se disent : « Maintenant, j’ai Beethoven sur mon étagère, je peux l’écouter quand je le souhaite ». Mais on perd le plaisir de la recherche de telle ou telle sonate ou symphonie du compositeur. Les 135 CD de Mozart vous frustrent car l’on n’a jamais le temps de les écouter. Spotify pousse encore cette logique : pour neuf euros par mois, vous accédez à toute la musique que vous souhaitez. Est-ce bien ou mal ? En tous les cas, la probabilité d’écouter vraiment la musique et de vivre une expérience intense à travers elle décroît. La résonance, c’est quand on est touché par un morceau de musique, un lieu, un ami… qui trouvent un écho en vous. Quand vos yeux s’illuminent ou s’embuent. Mettre le monde à votre portée est le projet de la modernité ; sa part d’ombre, c’est le risque d’aliénation.
Pourquoi parler d’accélération plutôt que d’une fragmentation de nos vies, d’une dispersion de nos activités ? L’accélération mène-t-elle systématiquement à une désynchronisation [6] ?
Avec l’idée de fragmentation, on souligne que les différentes sphères politique, scientifique, religieuse, artistique... se dissocient très fortement. Mais cette notion ne capte pas l’aspect dynamique lié aux changements sociaux constants. La désynchronisation me paraît plus pertinente car, dans la mise en mouvement du monde, il y a certains domaines que vous ne pouvez accélérer sans les modifier ou les détruire. Il en va ainsi de la nature. Les arbres, par exemple, mettent toujours du temps à pousser : les couper trop vite n’est pas sans conséquences. Il en va de même pour la pêche. Il n’y a rien de mal dans cette activité, à partir du moment où on laisse le temps aux poissons de se reproduire. Le même raisonnement s’applique aux changements climatiques [7].
La désynchronisation affecte aussi la démocratie. Cette dernière est un processus chronophage : il ne s’agit pas simplement de prendre des décisions, mais de parvenir à une compréhension commune des problèmes et de créer du consensus. Ce qui demande d’autant plus de temps que les sociétés sont pluralistes et les questions envisagées très complexes. Un troisième domaine est celui du psychisme humain. La dynamisation incessante de la vie risque d’obérer notre capacité à être attaché au monde, à entrer en résonance avec d’autres et de conduire au burn-out.
En même temps, vous rappelez combien l’adaptabilité humaine est incroyable [8].
Bien sûr, l’espèce humaine a une grande capacité d’adaptation. On pense souvent que nos difficultés ne sont que transitoires : si nous souffrons, c’est que nous ne serions pas encore accoutumés aux nouvelles technologies ! Mais la vitesse augmentera encore et les changements arriveront toujours plus vite. Ce n’est pas comme si l’on pouvait atteindre un nouveau plateau où se reposer. La pente sera de plus en plus raide. La question n’est pas de savoir si nous pourrons être plus rapides qu’aujourd’hui. Bien sûr nous le pouvons, mais au prix d’une adaptabilité qui devra être toujours accrue. Que nous ayons pu nous adapter à l’accélération dans le passé ne présume pas du futur.
Nous avons des limites physiques, jusque dans nos fonctions cérébrales. Certains cherchent d’ailleurs à les repousser. Paul Virilio a expliqué que la troisième révolution de la vitesse – après celle des transports et des télécommunications – serait une révolution de la transplantation [9]. Nous y sommes déjà : nous avons commencé à fusionner ordinateur, technologie, biotechnologie et corps humain et, à l’aide d’implants, nous pouvons contrôler l’ensemble de nos fonctions corporelles. La prochaine étape pourrait consister à implanter une puce directement dans le cerveau. En pensant à quelque chose, elle nous permettrait, par exemple, d’accéder à une sorte de Wikipédia. C’est techniquement réalisable. Si l’on continue dans cette voie de l’accélération, de la compétition, de la croissance et de l’innovation, nous fusionnerons nos corps aux machines. Mais la question n’est pas de savoir jusqu’à quel point nous pourrons être rapide. Elle est plutôt : cela fait-il sens ? Est-ce une vie bonne ? Comment adapter le système à nos vrais besoins ?
Cette accélération touche-t-elle toutes les catégories sociales ?
Oui. Et tous les métiers. Prenons par exemple les serveurs des cafés et des brasseries ou les personnes travaillant dans le domaine du soin : ils doivent s’occuper d’un nombre croissant de personnes et de tâches. La situation est similaire dans le bâtiment ou pour les conducteurs de camion. La pression temporelle a augmenté. Mais les cadres ont tendance à intérioriser cette pression et ce stress, là où les employés et les ouvriers les ressentent en grande partie comme extérieurs (venant de la direction, du patron).
Même les personnes au chômage sont touchées : la réinsertion sur le marché du travail est de plus en plus difficile à mesure que le temps passe, et la situation empire d’année en année. Leur temps est complètement dévalorisé : la société leur alloue un petite somme d’argent, mais celle-ci est presque conçue comme de la charité pour des existences « parasitaires ». Elles sont coupées de la reconnaissance sociale et de l’estime, qui se distribuent essentiellement via une logique compétitive. Ceux qui sont lents, qui ne peuvent pas courir dans la cage d’écureuil, ne comptent pas beaucoup. Ce ne sont pas eux qui fixent les règles du jeu, qui dictent le cours des choses.
L’accélération touche aussi la culture des classes populaires. Leurs enfants, par exemple, jouent aux jeux vidéo. Cette activité, comme la culture musicale ou livresque, suit une logique d’accélération. D’abord sur les relations sociales : avec l’internet, les jeux sont très souvent multi-joueurs et interconnectés. Il y a là une pression temporelle réelle. C’est la question des attentes légitimes : les autres attendent de vous que vous participiez et que vous ayez vos propres attentes quant à votre participation. Ensuite, en raison du développement constant des jeux vidéo. Ils offrent tant de possibilités et de dimensions différentes : comme les livres, avant même de réellement posséder un jeu et d’en connaître les différentes dimensions, un ami arrive avec un nouveau jeu...
Qu’en est-il dans les pays du Sud [10] ?
Cette logique d’accélération globale et ses risques d’érosion sociale semblent s’étendre à l’Asie entière. Et en Afrique, où l’on fait face au même dilemme : attirer le capital et la technologie, ou s’appauvrir relativement et se déconnecter. Soit vous progressez (« move up »), soit vous régressez (« move down »). L’exemple de l’Inde est significatif, où un très fort développement technologique coexiste avec un temps traditionnel et cyclique. La situation n’était pas si différente en France et en Allemagne il y a un siècle. Il y avait alors une abondance de temps. Les jeunes des villages se réunissaient sur la place et traînaient là, sans avoir grand-chose à faire, les vieux étaient à leur fenêtre. Ils avaient le temps. L’accélération aspire de plus en plus de segments de la société. Des mouvements de résistance, il est vrai, se font jour, en Amérique latine notamment avec les peuples autochtones, mais aussi en Corée du Sud où l’accélération a été si brutale que des aspirations à une vie autre et meilleure ont émergé. Sources d’espoir, ces réactions contredisent aussi un reproche adressé à ma théorie de ne concerner que la vieille Europe, qui seule trouverait qu’elle va trop vite.
Constatez-vous des différences générationnelles ?
On pourrait penser que les jeunes, les « digital natives », n’en souffrent pas. Il s’agit d’un mythe. Il est vrai que, généralement, les jeunes ont plus d’énergie et se lancent dans la vie avec enthousiasme, alors que les personnes âgées sont plus distantes et pessimistes. Mais ils éprouvent de grandes difficultés à se représenter l’avenir et à s’y projeter. Ils comprennent très bien ce que signifie le problème du temps et ressentent fortement cette pression. Et ils retournent l’argument, en disant : vous avez grandi dans un monde dont les sources d’information étaient relativement stables, où vous aviez le temps de définir ce que vous souhaitiez faire. Nous, nous devons grandir dans un monde volatil et flexible où il est très dur de s’orienter et d’avoir des sources d’information fiables.
N’existe-t-il pas différentes façons d’aborder le temps ?
Il existe en effet différentes conceptions du temps et de la temporalité. Ainsi les religions avaient généralement une conception cyclique du temps, mais le christianisme a introduit une conception linéaire – de la Création à la Résurrection jusqu’à l’Apocalypse. Il y a bien différentes façons d’être dans le temps et elles influencent encore notre manière de vivre. Mais les forces de l’accélération sont uniformes et s’exercent partout. Le burn-out menace quasiment tout le monde.
Certains essaient de récréer des espaces artificiels de « non-disponibilité ». Nous cherchons toujours à étendre notre horizon de possibilités et d’opportunités, mais, parfois, nous le réduisons délibérément. Cela touche à la notion d’otium, mot latin qui désigne une expérience différente du temps. Appelons-la « temps libre ». C’est quelque chose que vous éprouvez quand votre journée de travail est achevée, quand vous avez terminé votre liste de tâches. Dans les sociétés anciennes, cet état était atteint à la fin de la journée, pour les paysans par exemple, quand le bétail était nourri et à l’étable, et le soleil couché. Il n’y avait pas de téléphone ou de télévision, encore moins de Smartphone ou d’ordinateur.
On ne pensait pas alors : j’ai ceci à regarder, untel à appeler… Vous éprouviez un temps libre. Cet état, nous ne l’atteignons plus. Bien sûr, vous pouvez décider le soir d’arrêter de faire des choses, mais il en reste sur la liste et vous aurez à les faire demain. Dès lors, les gens vont au monastère ou font de la haute montagne, pour une semaine ou deux, et recréent artificiellement cet état. Là, il n’y a ni télévision, ni internet, ni aéroport, mais du silence.
Comment percevez-vous la réception de votre thèse ?
J’ai moi-même été surpris de l’écho rencontré dans toutes les sphères de la société, en Allemagne et en France. Les enseignants m’ont dit : c’est exactement le problème auquel nous sommes confrontés ; de même les gens travaillant dans les grandes entreprises, dans les médias, les psychologues, et même dans la police et l’armée ! Des hommes politiques, devant prendre des décisions rapides sur des questions extrêmement complexes, disent éprouver aussi ce problème. Certains ont aussi manifesté leur intérêt. Ils se demandent comment concilier décélération et croissance. Or cette conciliation est impossible.
On a des politiques économiques, des politiques de transport, des politiques éducatives, des politiques sociales et, à côté, une politique temporelle. Mais cette dimension temporelle traverse toutes les politiques publiques : on ne peut pas les laisser inchangées, chercher à les rendre plus efficaces, et en même temps dégager du temps. Les hommes politiques disent vouloir établir une souveraineté temporelle accrue. Ainsi, dans le domaine de la santé, on demande au personnel plus de flexibilité encore, en supprimant tout temps mort afin qu’ils puissent assumer l’ensemble de leurs tâches. Cela ne fera qu’aggraver leur situation.
La plupart des hommes politiques manquent de la volonté ou de la vision qui permettrait de prendre à bras le corps ce problème. Aussi, en Allemagne, une organisation vise-t-elle à ralentir le temps [11], une autre promeut des politiques temporelles. Il y a bien une prise de conscience, d’où je suis parti dans le premier livre : « La question de la vie que nous voudrions mener revient exactement à poser celle de la manière dont nous voulons passer notre temps [12]. » Mais l’imagination manque pour la formulation de solutions concrètes. Surtout, la question à poser n’est pas celle de notre adaptation à une vitesse croissante, mais celle d’une société bonne pour les êtres humains. Or même les Verts l’ont abandonnée !
Votre thèse a-t-elle suscité des réactions dans le monde de l’entreprise ?
L’expérience est un peu ambivalente. La plupart du temps, quand on parle de justice sociale, le monde des affaires se renferme. Si l’on dit qu’il faut repenser le système, ils se montrent réfractaires car ils pensent que vous voulez détruire le capitalisme. Mais quand vous abordez le problème sous l’angle temporel, ils sont beaucoup plus ouverts. Bien sûr, le besoin constant de croissance a des conséquences directes pour eux. Tous le reconnaissent, mais les solutions leur semblent introuvables.
Il est facile pour un universitaire de se montrer critique ; mais il doit parler avec les personnes qui sont aux manettes. Les grands cabinets de consultants eux aussi, comme McKenzie, posent des questions et se préoccupent de l’avenir des marchés boursiers. J’ai même été invité par le Dax (principal indice boursier allemand, ndlr [13]), mais je me suis heurté à un mur : « Vous êtes contre le progrès. » Ils admettent le problème et cherchent à protéger leurs employés du burn-out, mais ils veulent concilier cela avec la croissance la plus forte possible. En Allemagne de l’Est, des collègues ont réalisé une étude sur les managers. Ils se comportent en parfait capitalistes, tout en disant : « Nous ne pourrons pas continuer ainsi éternellement. Nous courons à la catastrophe. »
Et du côté des syndicats ?
Les syndicats, eux, n’ont pas souhaité prendre part à ce débat. Peut-être parce qu’ils sont productivistes et contribuent au processus d’accélération ? À l’inverse, l’Église protestante a montré beaucoup d’intérêt. Les pasteurs et les prêtres sont confrontés au phénomène dans leur quotidien. Présents autrement lors de la naissance et de la mort – deux événements qui créent une rupture dans le temps ordinaire – ils observent aujourd’hui comment les femmes cherchent à optimiser la date de naissance de leur enfant en fonction de leur agenda et, de même, quand les gens meurent et sont incinérés – pratique plus courante en Allemagne qu’en France – leurs proches choisissent de plus en plus la date d’enterrement selon leur convenance.
Les sociologues me reprochent de me tourner vers les théologiens, mais c’est l’inverse : la théorie de la résonance peut expliquer pourquoi la religion est toujours et sera peut-être toujours une force puissante dans nos sociétés et nos cultures. Elle n’est pas seulement la promesse d’accéder à la « réalité totale » – selon le philosophe allemand Karl Jaspers – elle est aussi l’assurance que ce que nous faisons a quelque part un sens, trouve un écho dans un ordre supérieur. La Bible est un texte de désir ardent, de prières, de cris et de plaintes pour obtenir une réponse. Le christianisme et les autres religions font cette promesse de reconnaissance et de réponse. Le philosophe israélo-autrichien Martin Buber explique qu’à la base même de nos existences existe une sorte de relation « résonante » à un ordre supérieur. À l’opposé, pour Camus, Nietzsche ou Sartre dans une certaine mesure, il n’y a, au fondement de notre existence, qu’un univers muet, qui ne répond pas. Un univers indifférent, voire hostile, comme le dit Camus. On ne peut pas décider laquelle de ces versions est vraie. Mais toutes deux parlent de cette aspiration humaine pour la résonance du monde. Nul besoin d’être croyant pour le comprendre.
Dans vos propos, l’accélération semble revêtir une forme inéluctable. Peut-on y résister ?
On ne résoudra pas ce problème individuellement. C’est un élément structurel de notre monde. Si la vitesse était produite par notre cupidité, alors nous pourrions changer d’attitude. Mais c’est la peur qui nous mène, celle d’être dépassés. Je ne vois pas de bonnes solutions. Il y a en revanche deux mauvaises issues. La première serait un désastre écologique ou financier mondial. La seconde, un désastre politique. L’État islamique est un cas d’école : son idéologie est à l’exact opposé de la stabilisation dynamique du monde occidental. Il veut figer la société : pas d’innovation, pas d’accélération, bien que, dans sa manière d’agir, il lui faille de plus en plus d’attaques terroristes, de plus en plus spectaculaires. Si nous continuons sur les pentes de l’accélération, il est possible que ce type d’idéologie gagne du terrain.
La solution ne peut pas passer uniquement par un ralentissement des choses, ni par une réforme magique, comme la taxe Tobin. Je ne veux pas tomber dans la dichotomie vitesse = mal, lenteur = bien. C’est ainsi que j’ai développé le concept d’aliénation. Un état dans lequel je ne suis plus attaché aux choses, où le monde est comme mort et muet. C’est d’ailleurs la définition du péché pour Luther : quand l’âme est nouée sur elle-même et ne s’ouvre plus à l’autre, Dieu en l’occurrence. Dans la tradition protestante, le péché est la perte de la nécessité de contacts, de liens et de réponses. C’est ce que j’exprime à travers la notion d’aliénation : les choses, la musique, ne vous parlent plus. La vitesse crée cette forme de vie aliénée : il y a tant de gens à qui je parle, tant de villes où je passe, que je n’arrive plus à créer du lien.
La résonance n’est-elle pas cependant individualiste ?
La résonance n’est pas un état émotionnel. C’est un mode de relation au monde. Elle a deux versants, intimement liés, l’un subjectif et l’autre institutionnel. Je prétends qu’une société qui ne peut se stabiliser que dynamiquement, à partir d’une accélération permanente, crée un contexte où la résonance est quasiment impossible. Il existe aujourd’hui toute une industrie de la « pleine conscience » (« achtsamkeit » en allemand). Tout comme le désir de lenteur – la « slow food », « slow science »... – elle exprime l’envie d’une autre relation au monde, d’un autre mode d’être dans le monde. Mais la plupart des tenants de ces mouvements pensent que cela ne repose que sur eux-mêmes. Or le versant politique et institutionnel ne peut être éludé.
La stabilisation dynamique nourrit un état d’esprit de croissance et de compétition permanente. Cela crée, dans nos sociétés, un mode de vie schizophrénique. Dans la sphère économique, nous sommes durs, ultra-efficaces, rapides, pressés. Dans nos temps libres, le vendredi soir au concert par exemple, le samedi en forêt, prenant soin de nos animaux, ou le dimanche à l’église, nous voulons être en résonance avec le monde. Soit une vie polarisée – aliénée d’un côté, attentive et consciente de l’autre – qui ne peut être une vie bonne. Nous avons à créer les conditions de possibilité de la résonance.
Mais comment agir, comment créer ces nouvelles conditions ?
Un changement de vie fondamental est nécessaire, comme lorsque, au Moyen-Âge, on se demandait comment entrer dans l’époque moderne. Je pense que le revenu universel de base peut y contribuer. Dans nos sociétés, si vous n’avez pas de travail, ni d’éducation, vous risquez une forme de mort sociale, tant la compétition est rude. Les aides sociales tendent à être assimilées à de la charité et une sorte de précariat se développe. En même temps, ceux qui ont un emploi vivent avec la peur constante de le perdre.
Un revenu de base changerait notre mode d’être dans le monde : chacun aurait une place juste et décente. L’argument selon lequel personne ne travaillerait ne tient pas. Si comme le prétendent les néolibéraux, nous avons des désirs constants, alors nous travaillerons pour les assouvir, pour nous procurer le dernier iPhone par exemple. Surtout, le travail est l’une des principales voies de résonance de notre humanité. Il est ce qui transforme le monde et ce qui nous transforme.
L’autre réforme serait un profond renouvellement démocratique, pour contrer le puissant sentiment d’aliénation politique actuel. Nous en sommes venus à interpréter la démocratie comme la sphère de résolution des conflits et de confrontation des intérêts. Or elle est, selon moi, une promesse de résonance, résonance qui est aussi le développement de votre propre voix et l’écoute de la voix de l’autre. La démocratie est la promesse que tous les citoyens aient une voix, que celle-ci soit entendue et reliée à celles des autres. La résonance a une capacité de transformation : une fois que nous élevons notre voix et entendons celle des autres, nous créons du commun et un monde en partage. Nous l’avons oublié : nous ne nous élevons qu’en rires cyniques contre les politiciens stupides ou en cris d’indignation. Nous avons perdu le sens de créer de la résonance à travers l’action démocratique.
Propos recueillis par Jean Vettraino