Les majorités se succèdent, les contrats de travail restent. Du coup, quand les polémiques se font jour sur EDF, contrôlé à 85 % par l'Etat, les ténors du PS, comme ceux de l'opposition, semblent tous serrer les rangs derrière le soldat Proglio. On l'avait dit cramé après les propos de Manuel Valls, le directeur de communication du candidat Hollande, sur les deux patrons du public - lui et Bernard Squarcini, «l'espion de Sarkozy» - qui tomberaient à coup sûr après l'élection. Un an plus tard, il est toujours là.
Les interrogations sur sa stratégie ne manquent pourtant pas. L'Inspection générale des finances mène actuellement une mission commanditée par Bercy pour faire la lumière sur les transferts de technologie envisagés par l'électricien français dans le cadre d'un mystérieux partenariat nucléaire avec un allié chinois. Les négociations avec le gouvernement britannique sur la construction de deux EPR patinent. Le cours de Bourse d'EDF se traîne à son plus bas depuis l'arrivée aux commandes de ce diplômé de HEC.
La justice allemande, enfin, s'intéresse aux conditions dans lesquelles l'entreprise française a cédé en 2010 une participation industrielle au Land de Bade-Wurtemberg. L'enquête a même donné lieu, fin février, à une perquisition dans le bureau de Proglio, avenue de Wagram, à Paris ! Qui s'en est ému dans la classe politique française ? Personne. Un silence assourdissant dont on se demande s'il a quelque chose à voir avec le patronyme célèbre de certains employés, passés ou présents, de ce patron atypique, fils de maraîchers antibois, qui a construit son réseau loin des coteries parisiennes. Avec un talent certain, et pas mal de services rendus.
Embauches de complaisance
A tout seigneur, tout honneur. Ouvrons le bal avec Jean-Louis Borloo, pressenti il y a un an pour diriger Veolia avant que le plan concocté par son vieil ami Proglio ne capote. On ne saura jamais si l'ancien maire de Valenciennes avait les épaules assez larges pour présider une multinationale. Ce qui est sûr, c'est qu'il avait le bras assez long pour y placer ses proches... Dans la famille du président de l'UDI, je demande la fille aînée, Pauline. Embauchée en 2006 par Veolia Water Asie-Pacifique comme «manager projet», elle coule une vie d'expat tranquille à Hongkong, sous l'ombrelle protectrice du copain de papa. Dans la famille de l'ex-ministre de l'Ecologie, je demande aussi l'ex-compagne, Valérie*, qu'il a connue étudiante à l'époque où elle faisait son droit à la fac de Lille et qui lui a donné deux autres enfants.
Recrutée par Veolia comme chargée de mission en 2005, cette juriste a vite grimpé les échelons au département ressources humaines. Jean-Christian le Meur, ancien conseiller technique de Jean-Louis Borloo, n'a pas eu non plus à s'échiner pour trouver un point de chute. Quelle boîte lui a offert un titre ronflant de vice-président en novembre 2010 ? La réponse coule de source : Veolia, encore et toujours. On objectera que Henri Proglio, passé un an plus tôt à EDF, n'était plus dans les murs au moment de cette nomination. Exact. Sauf que, dans les faits, c'est bien lui qui avait encore la haute main sur l'organigramme, grâce à ses casquettes de président non exécutif et d'administrateur. «Jusqu'à sa tentative avortée d'imposer Borloo en février 2012, Antoine Frérot, son dauphin désigné, n'a jamais pipé mot sur ces embauches de complaisance», glisse un bon connaisseur des deux hommes.
Arthur de Villepin, le fils de l'ancien Premier ministre, rêvait-il d'un job exotique à la sortie de ses études en relations internationales ? Il se posa chez Veolia, à Hongkong, avant de voler de ses propres ailes et de vendre du vin français aux Chinois. Son père, reconverti en avocat d'affaires après son départ de Matignon en 2007, avait bénéficié de la même mansuétude : parmi ses premiers clients figurait en bonne place le spécialiste des tuyaux et des bennes à ordures.
Rachida Dati, à laquelle on prêta une longue idylle avec le PDG ? «C'est grâce au concours de son ami Henri Proglio, le patron de Veolia, que j'ai obtenu un boulot», confessait en 2009 son frère Jamal dans un livre d'entretiens. Une technique bien rodée : au siège du groupe, on estime à «sept ou huit» le nombre de frangins et sœurettes de l'ancienne garde des Sceaux qui émargeraient encore dans les effectifs ! Genève pour Jamila, Singapour pour Noura... La fratrie de l'actuelle candidate aux primaires UMP pour la Mairie de Paris a vu du pays. Après Chicago, Baltimore et Hongkong (décidément...), Najat, la benjamine, diplômée de Dauphine, ne travaille plus pour Veolia. Elle s'est installée à Londres il y a deux ans. Pour y faire quoi ? Du trading de matières premières. Mais pas n'importe où : dans la filiale d'EDF dédiée à ce business. On ne change pas un réseau qui gagne.
La finance, Lætitia Estrosi aimerait elle aussi y faire son trou. Alors, quand la fille du député-maire UMP de Nice est sortie il y a trois ans, master en poche, de l'école supérieure de commerce de Toulouse, c'est fort naturellement qu'elle a intégré, après quelques stages, l'équipe fusions-acquisitions d'EDF. «Christian Estrosi n'est intervenu en aucune manière auprès d'Henri Proglio pour faciliter cette embauche, sa fille avait les compétences requises pour prétendre à ce poste», précise à Marianne son directeur de cabinet, Anthony Borré. Dont acte.
Rappelons seulement qu'en d'autres temps l'ancien ministre de l'Industrie ne s'était pas privé d'intervenir. C'était en 2009, au plus fort du tollé sur la double rémunération réclamée par Proglio au titre de ses fonctions cumulées à EDF et Veolia. «Cela ne me choque pas que ce débat soit ouvert», avait alors déclaré le Niçois dans les studios de France 2, appelant même l'Etat à faire preuve de «courage» pour attirer «les meilleurs». Deux mois plus tard, le «meilleur» en question renonçait aux 450 000 € annuels promis par Veolia, sous l'amicale pression de Nicolas Sarkozy. Nul doute qu'en ces circonstances pénibles le soutien d'Estrosi s'est gravé dans sa mémoire.
Etoffé à droite, le tableau des obligés de «M. Henri» ne dépare pas, et c'est là le tour de force, à gauche. Sa plus belle prise ? Antoine Cahuzac, frère de Jérôme - pièce importante de l'écurie DSK passée à celle de Hollande -, qu'il a débauché en janvier 2012 du directoire de HSBC France pour lui confier la direction générale d'EDF Energies nouvelles. Un banquier bon teint pour faire tourner des éoliennes ? Etrange. Certes, ce polytechnicien a fait l'Ecole nationale de la météo et travaillé au début de sa carrière au département études et recherches d'EDF. Mais, depuis vingt-cinq ans, il s'était surtout illustré dans la finance, pas dans l'industrie. Qu'importe : quatre mois plus tard, son frère récupérait le ministère du Budget du gouvernement Ayrault. Un canal familial utile pour transmettre des messages en haut lieu.
Moins connu que Cahuzac, l'énarque Alexandre Medvedowsky, ancien collaborateur de Laurent Fabius, brille lui aussi d'un éclat particulier dans la galaxie PS du patron d'EDF. Conseiller municipal d'Aix-en-Provence, ex-vice-président du conseil général des Bouches-du-Rhône et proche de son président, le multi-mis en examen Jean-Noël Guérini - un autre ami de Proglio -, il préside depuis 2005 le cabinet de lobbying ESL & Network. S'il dit travailler pour «la moitié des patrons du CAC 40», il refuse de confirmer ses liens avec Veolia et son ancien capitaine. Le stage de onze mois effectué par son fils Samuel dans la filiale londonienne de la firme ? «Je n'ai rien à voir avec ça, il a répondu à une offre, comme tous ses camarades de Sciences-Po Aix, c'est tout», s'agace le socialiste.
Claude Bartolone, lui, n'esquive pas. Pour parler de son fils Julien, e`n poste à Veolia Australie, le président de l'Assemblée nationale a même des trémolos dans la voix : «Il devait faire un stage de trois mois après Sup de co et ça fait dix ans qu'il est là-bas... Cette année, nous nous sommes retrouvés à mi-chemin, à Bangkok : c'était la première fois depuis son expatriation qu'on passait Noël ensemble.» Dures, ces séparations familiales... La filière Proglio, avec lequel Bartolone entretient des «liens conviviaux» ? «Non. En fait, j'avais appelé un vieux copain du PS, ancien chef de cabinet de Louis Mermaz, qui s'était recyclé aux ressources humaines de Veolia. Il a sorti l'Australie de son chapeau. Mais, attention, Julien n'a jamais eu droit à un traitement de faveur : il a même commencé par ramasser les poubelles !» Dure, la vie des fils de...
Clanique et pluraliste
«Que voulez-vous, c'est logique qu'une entreprise comme celle-ci chasse en permanence sur le terrain politique, argumente Didier Waldung, ancien directeur de cabinet du député-maire UMP de Thionville Jean-Marie Demange, puis chargé pendant dix ans de la communication de Veolia sur le gigantesque marché de l'eau d'Ile-de-France. Pour décrocher des contrats de ce type, vous êtes obligé d'avoir une connaissance fine des responsables locaux, de leur psychologie. Proglio a sauvé la vieille dame Générale des eaux avec le soutien des élus de terrain qui ne voulaient pas d'un démantèlement de cette activité cruciale pour eux. Il faut le mettre à son actif.»
La liste de ces relais indispensables, qui ont fini par être embauchés, serait trop longue à égrener. Quelques noms, tout de même, glanés çà et là, qui montre l'étendue du spectre : Pierre Victoria, ancien suppléant du député PS Jean-Yves Le Drian, aujourd'hui ministre de la Défense ; Richard Durbiano, ex-directeur de cabinet du maire UMP d'Argenteuil Georges Mothron ; Philippe Langenieux-Villard, ancien député UMP de l'Isère ; Pierre-François Koechlin, ex-secrétaire particulier de Marie-George Buffet au Parti communiste... Tous à Veolia aujourd'hui.
Soucieux d'imprimer sa marque - et d'écarter quelques affidés de Proglio -, le PDG, Antoine Frérot, a commencé à faire le ménage. Pas une purge, un époussetage, dont Yves Cabana, le fils de l'ancien ministre chiraquien Camille Cabana, ou Samuel Fringant, l'ancien chef adjoint du cabinet élyséen de Sarkozy, ont récemment fait les frais. Mais Henri Proglio, lui, ne se lasse pas de tisser cette toile politique qui l'a si bien protégé jusqu'ici. Grégoire Verdeaux, passé par l'Elysée comme chef adjoint du cabinet, période sarkozyste, exerce désormais ses talents comme lobbyiste d'EDF à Bruxelles. Michel Roussin, le «M. Afrique» de Chirac, qui conseillait déjà l'ex-patron de Veolia, l'a suivi chez l'électricien. Comme Philippe Méchet, son directeur de la communication, dont Dominique de Villepin appréciait aussi les conseils du temps de sa splendeur matignonesque. Clanique, pluraliste, méthodique : la recette pour durer ?
* Le prénom a été modifié.
JEAN-LOUIS BORLOO
Grâce à son ami Henri, le président de l'UDI a casé sa fille aînée et son ex-compagne à Veolia : la première en Asie, l'autre à Paris.
MARIE-GEORGE BUFFET
Le secrétaire de l'ex-patronne du PCF est passé dans le privé il y a trois ans : il a rejoint les ressources humaines de la division eau de Veolia.
DOMINIQUE DE VILLEPIN
Arthur, le fils de l'ex-Premier ministre, rêvait de voyages au long cours. Sa première expatriation ? La filiale de Veolia à Hongkong.
ALEXANDRE MEDVEDOWSKY
Quand Samuel, le fils de cet élu socialiste d'Aix-en-Provence, a cherché un stage d'un an, les portes de Veolia Londres se sont ouvertes...
JÉRÔME CAHUZAC
Le frère du ministre du Budget, Antoine, a quitté le monde de la banque pour prendre la direction générale d'EDF Energies nouvelles.
CHRISTIAN ESTROSI
Lætitia, la fille du député-maire de Nice, se destinait à la finance. Elle est entrée au département fusions et acquisitions d'EDF.
RACHIDA DATI
Carton plein pour cette intime d'Henri Proglio : "sept ou huit" de ses frères et sœurs travaillent à Veolia, la plupart à l'étranger.
CLAUDE BARTOLONE
Le président de l'Assemblée nationale voulait que son fils Julien fasse l'ENA. Mais après trois mois à Veolia Australie, il a préféré y rester.
C'est le site du Point qui a révélé l'info : Henri Proglio vient d'épouser en troisièmes noces Rachida Khalil, de vingt-quatre ans sa cadette. Une union célébrée en petit comité à la mairie de Saint-Cloud, loin des flashes que ce patron exècre. Fermez le ban ? Pas tout à fait... Sur son blog, cette humoriste d'origine marocaine, qui joue actuellement à Paris son quatrième one-woman show, La croisade s'amuse, revient sur les rencontres marquantes de sa vie, comme celle du metteur en scène Ahmed Madani, son pygmalion, qui lui a offert ses premiers rôles au théâtre et dont elle a suivi les tournées pendant deux ans. Un théâtre poétique et populaire que cet ancien directeur du Centre d'art dramatique de l'océan Indien promeut aujourd'hui avec sa propre compagnie. Ses mécènes ? Le ministère de la Culture, la région Ile-de-France et... la Fondation EDF, présidée par Henri Proglio. Le cœur a ses raisons...