Médiapart
23 mai 2013 |
Par Martine Orange Lakshmi Mittal a pris tout le monde de court, lors de la présentation des résultats trimestriels d’ArcelorMittal le 10 mai. Personne ne s’attendait à voir le milliardaire, jusqu’alors chantre de la globalisation sans entrave, demander des mesures protectionnistes à l’Europe, avec des arguments et des accents pas très éloignés de son ennemi Arnaud Montebourg, qu’il avait traité, quelques mois auparavant, de diplodocus économique.
Après avoir présenté des résultats tout aussi alarmants qu’en 2012 (345 millions de dollars de perte au premier trimestre), le président d’ArcelorMittal s’est lancé dans un vibrant plaidoyer de la défense de l’industrie européenne. « Des tarifs croissants devraient être imposés sur les importations, ou une surtaxe devrait être instaurée sur l’acier arrivant en Europe de pays où les normes environnementales sont très faibles », a-t-il alors expliqué. « Les dirigeants européens doivent sauver l’industrie européenne. Quelle que soit la façon dont vous l’appelez, ce que je veux, ce sont des actions pour sauver l’industrie domestique, y compris l’acier », a-t-il poursuivi, avant de regretter la politique d’austérité, sans projet d’investissement et de croissance, imposée à tous les pays européens.
Pourtant, Lakshmi Mittal était jusqu’alors un farouche opposant à toute restriction à la circulation des biens et des services. Et pour cause : son groupe a été et est encore un des plus grands profiteurs du système, important massivement ses coils à chaud et ses billettes fabriqués à moindre coût dans ses hauts-fourneaux indonésiens et indiens pour les revendre transformés en Europe.
Mais les cinq années de crise finissent par bousculer les fermes convictions. Habituée aux crises spectaculaires, la sidérurgie européenne est à nouveau au bord de l’effondrement. Tandis que ses débouchés traditionnels, en particulier l’automobile, se tarissent, le secteur voit débouler sur ses marchés des tonnes d’acier bradées par les sidérurgistes chinois ou autres, en surcapacité. Les sidérurgistes du continent demandent à l’Europe d’adopter au moins le régime américain : depuis des décennies, les États-Unis jonglent avec des surtaxes pouvant aller parfois jusqu’à 200 % sur les aciers importés, dès que les difficultés se profilent, afin de protéger sa sidérurgie. Jusqu’à présent, l’Europe, au nom de la concurrence libre et non faussée, s’est toujours refusée à prendre la moindre mesure pour préserver la sienne.
Au-delà de ce revirement, le plus notable est l’attention soudaine portée par le président d’ArcelorMittal au continent européen. Jusqu’alors, Lakshmi Mittal se disait à la tête d’un groupe mondial, globalisé. L’Europe n’était vue que comme un morceau de l’empire, pas très important, en tout cas bien moins important que les pays émergents ou les États-Unis, où, selon la vulgate libérale, tout se passe. Pourquoi brusquement cette préoccupation européenne ? Pourquoi demander subitement le soutien des autorités européennes ? Parce qu’en dépit de toutes les affirmations, le cœur d’ArcelorMittal reste européen. Parce que l’Europe lui a donné beaucoup, et qu’il compte encore sur elle pour préserver sa fortune.
Site d'ArcelorMittal - à l'époque Ispat- au Kazakhstan© dr
Jamais Lakshmi Mittal ne serait devenu milliardaire sans l’Europe. Au début des années 1990, les économies de l’Europe de l’Est sont en train de s’écrouler après la chute du Mur. L’époque, sous l'influence des thuriféraires de la stratégie du choc, est à la privatisation à tout va, on brade tout, en bloc et en détail. Lakshmi Mittal, qui vit déjà à Londres, est alors totalement inconnu. Avec le soutien de banques de la City, et déjà de Goldman Sachs, il se présente pour reprendre quelques morceaux de la sidérurgie des anciens pays de l’Est. Roumanie, Ukraine, Kazakhstan, Pologne, tout l’intéresse. Les grandes institutions, comme la Banque mondiale et la Berd, qui président à la « reconstruction » de l’Europe de l’Est, ne jurent plus que par lui. Elles obligent même certains gouvernements, comme celui de Prague, à réécrire les lois de privatisation afin qu'elles puissent mettre la main sur certaines installations sidérurgiques tchèques. Elles ferment les yeux aussi sur les accusations de corruption auprès de certains dirigeants, comme au Kazakhstan.
Zéro impôt
Lakshmi Mittal a alors chéquier ouvert auprès des banques, des institutions internationales. L’Europe lui accorde des millions de crédits pour l’aider dans son entreprise de restructuration de la sidérurgie de l’Est. De l’Est, il passe à l’Ouest en reprenant des sites jugés condamnés par les groupes sidérurgiques européens, comme celui de Gandrange. Là encore, Bruxelles applaudit et accorde toutes les facilités à ce groupe désormais européen : le siège du groupe est enregistré aux Pays-Bas pour les facilités juridiques mais contrôlé par une structure basée dans le discret paradis fiscal des Antilles néerlandaises.
Poursuivant sa stratégie de conquête, Mittal reprend l’ex-groupe Bethleem aux États-Unis. Mais il est bientôt étranglé par les dettes. Avec Goldman Sachs, il monte alors l’OPA hostile contre Arcelor, afin de se sauver (voir l’échec du modèle Goldman Sachs). La France, qui, après avoir dépensé plus de 100 milliards de francs pour sauver sa sidérurgie, a renoncé à toute participation dans le groupe, regarde passer les trains. Le Luxembourg, toujours actionnaire lui, négocie la prise de contrôle de Mittal. En contrepartie de son accord pour l’opération, il exige et obtient que le siège du groupe reste basé au Luxembourg. Grâce à sa fiscalité très compréhensive, il espère capter tous les flux financiers du groupe en Europe voire dans le monde. Mauvais calcul.
Les impôts d'ArcelorMittal© rapport annuel du groupe
Car, en retour, Lakshmi Mittal n’a rien donné à l’Europe. Depuis 2008, ArcelorMittal n’y paie pratiquement plus d’impôt. En 2010, alors qu’il affiche un bénéfice de 2,9 milliards de dollars, il n’acquitte que 817 millions de dollars d’impôt en Belgique (chiffre contesté par la presse belge qui affirme que le groupe n’acquitte plus d’impôt depuis 2008) et 52 millions en France. Dans tous les autres pays européens, Allemagne, Espagne, Luxembourg, il bénéficie au contraire de crédits d’impôts dont les montants sont parfois astronomiques.
Au Luxembourg, cette année-là, son crédit d’impôt s’élève à 2,2 milliards de dollars. En 2012, le groupe ne paie plus aucun impôt en Europe de l’Ouest. Il affiche une position créancière de 2,1 milliards de dollars au total à l’égard du Luxembourg, de la France, de l’Allemagne, de l’Espagne et de la Belgique. En Europe de l’Est, il n’a payé des impôts sur les bénéfices qu’en Russie, au Kazakhstan et en Tchéquie, pour un total de 49 millions de dollars. Dans tous les autres pays européens, il est en position créancière. Pour l’ensemble du groupe, ArcelorMittal revendique une position créancière d’impôt de 2,2 milliards de dollars.
Comment est-ce possible ? Bien sûr, il y a la crise qui met à mal toute l’activité. Le groupe a passé 4,3 milliards de dollars de dépréciations sur tous ses actifs européens en 2012, conformément aux normes comptables IFRS. Il bénéficie encore des reports déficitaires accumulés tout au long de la lourde restructuration de la sidérurgie européenne. Mais cela n’explique pas tout. À en croire les comptes du groupe, même au sommet de la bulle de l’acier en 2008, l’Europe ne gagne jamais d’argent, alors qu’Arcelor, avant la fusion, était considéré comme le premier groupe sidérurgique mondial, positionné sur les segments extrêmement porteurs d’acier à très haute valeur ajoutée, avec une recherche très élevée, et affichait en 2006, année encore difficile pour l’acier, plus de 2 milliards d’euros de bénéfices.
Opacité et secret
Pour comprendre ce mystère, il faut plonger dans les arcanes d’ArcelorMittal, tel que le groupe a été organisé depuis la fusion.
Dans le bruit de la bataille boursière autour de 2006, les propos de Lakshmi Mittal passèrent inaperçus. Les détails qu’il donna alors étaient pourtant essentiels. Ils dessinaient une organisation, reposant sur l’opacité et le secret.
L’actionnaire de Mittal annonça alors qu’après la fusion, le groupe serait totalement réorganisé. Il ne fonctionnerait plus en business units (branches d’activités) et centres géographiques mais comme un groupe intégré verticalement, de la mine à la transformation de l’acier en passant par la vente. Ainsi, expliqua-t-il, le groupe bénéficierait de ses immenses capacités, jonglant entre ses différents métiers et ses différentes installations, en fonction des opportunités du marché. Tous les sites allaient ainsi entrer dans un vaste fourre-tout, rendant impossible de les discerner les uns par rapport aux autres. L’opacité s’installait.
La deuxième décision annoncée était que son fils, Aditya Mittal, prendrait la direction financière du groupe et celle des aciers plats en Europe. Il a été rejoint par une poignée de dirigeants indiens pour conduire le groupe. Ce tout petit comité est le seul à avoir la totalité des chiffres du groupe, à connaître sa réalité économique, à organiser les transferts de production d’un bout à l’autre du monde. Les secrets sont désormais bien gardés.
Du jour au lendemain, les salariés d’ArcelorMittal ont compris le changement d’esprit du groupe. Alors que les directions précédentes, marquées par le bain de sang des restructurations, avaient institué la transparence et mis en place des flots d’informations auprès des salariés pour les associer à la reconstruction du groupe, les prévenir des dérapages, leur permettre d’appréhender l’avenir, brusquement, le silence s’est abattu.
À l’exception des critères de santé et de sécurité, tous les autres indicateurs ont disparu. Les salariés ne sont plus informés de rien, étant priés de s’en remettre à la sagesse de leur direction générale. Plus aucun site ne connaît désormais ses performances, son niveau de production, ses coûts, ses prix de vente, ses clients. La comptabilité analytique, outil précieux dans la gestion industrielle, semble avoir disparu.
Le groupe centralise tout. L’intégration verticale est poussée à son maximum. Le charbon et le minerai de fer sont fournis en partie (60 % pour le charbon, 15 % pour le minerai de fer) par les mines, qui appartiennent parfois totalement au groupe, parfois en partie, la famille Mittal ayant des participations dans certains gisements. Le transport est assuré aussi en partie par la flotte du groupe, ArcelorMittal ayant sa propre compagnie maritime basée à Londres. Et ainsi de suite.
« L'intégration verticale n'a aucun impact sur les comptes établis selon les normes IFRS, ni d’ailleurs sur les comptes établis selon les normes françaises et autres exigences de conformité prévues par la loi », assure le groupe dans sa réponse à nos questions. Néanmoins, c’est le groupe qui détermine à quel prix sont fournis ces approvisionnements et ces services, déterminants dans les coûts de production. Sur quelles bases ? Dans son rapport annuel, ArcelorMittal indique juste que les approvisionnements en charbon et en minerai de fer sont comptabilisés en fonction des cours mondiaux. Est-ce le prix véritable ? Y a-t-il des aménagements dans un sens ou dans l’autre ? Mystère.
Le groupe se garde de livrer la moindre information sur ces sujets. Si la référence aux cours mondiaux est la bonne, la question de l’intérêt de l’intégration verticale se pose. Celle-ci est censée normalement assurer d’un bout à l’autre de la chaîne une certaine sécurité, de compenser les à-coups de la conjoncture, qui peuvent frapper tour à tour l’amont (les mines) et l’aval (l’acier). À quoi sert-elle si elle n’apporte aucun des bénéfices attendus et laisse le groupe ballotté au gré des marchés ?
Bon ou mauvais élève
Site de Seraing, près de Liège© Reuters
Traumatisés par la fermeture des hauts-fourneaux de Liège, puis de la phase à chaud et de sept lignes à froid du site liégeois, les syndicats belges, appuyés par le gouvernement wallon, essayent depuis le début de l’année de mettre à plat l’économie du site, en vue de trouver un éventuel repreneur. Ils n’y sont que partiellement parvenus. ArcelorMittal ne leur a fourni que des données parcellaires. Il a été incapable – ou n’a pas voulu ? – leur donner par exemple les informations relatives aux flux de matières entre les sites.
Pour le professeur Van Caillie, cité par la Libre Belgique (lire article ici), cette rétention d’informations s’explique par une volonté délibérée de manipulation. « L’entreprise Mittal ne va pas bien et la manipulation de données est ici utilisée comme une arme », déclare ce professeur de stratégie industrielle à HEC Liège. Il parle d’un groupe « quasiment incapable d’avoir une vue objective de sa réalité économique. Il s’est constitué très rapidement par fusions et rachats d’entreprises qui avaient des systèmes comptables très différents que Mittal a conservés. Ce serait d’ailleurs cela sa grosse faiblesse qui empêche le groupe de faire face à la crise. Même s’ils le voulaient, ils seraient incapables de fournir des chiffres plus précis. Les données sont manipulées et elles peuvent alors faire apparaître n’importe quel site comme bon ou mauvais élève ».
La même expérience a eu lieu à Florange. Là encore, le groupe n’a pas été en mesure de fournir des chiffres fiables aux syndicats et aux pouvoirs publics. ArcelorMittal a beaucoup parlé de coûts de réfection des hauts-fourneaux, des surcapacités en Europe mais il n’a jamais dit quelle était la réalité économique de Florange. Auditionné par une commission parlementaire, Lakshmi Mittal a évoqué aussi des charges sociales exorbitantes mais là encore n’a pas donné de chiffres. De même, le groupe ne nous a pas indiqué les principales réalisations liées aux 2 milliards d’euros d’investissements faits en France, évoqués par le président d’ArcelorMittal lors de son audition devant la commission parlementaire. La seule trace retrouvée des dépenses en France est la réfection de hauts-fourneaux à Fos et à Dunkerque.
Plongés dans l’opacité la plus totale, les salariés européens du groupe vivent sous tension. Ils n’ont aucun élément leur permettant de savoir si leur site est compétitif ou non, si des efforts doivent être réalisés et où. Ils vivent dans une incertitude déstabilisante, le groupe pouvant annoncer du jour au lendemain la condamnation de l’un ou l’autre, sans que nul puisse contester son avis.
Car dans la logique d’ArcelorMittal, les sites de production ne sont que des centres de coûts, déterminés de façon discrétionnaire au sommet, mais rarement de profits. Les crédits d’impôt, les aides à la recherche, les différentes subventions, ne sont jamais comptabilisés. De même, les sites ne se voient jamais attribuer les recettes au prorata liées aux quotas de CO2, comme l’ont découvert les syndicats de Florange.
Selon une note du ministère du développement durable datant de février 2010, le site de Florange, « ayant annoncé la prolongation de son activité au moins jusqu’en 2012 », s’est vu attribuer 800 000 tonnes de CO2 par an supplémentaires. À l'époque, le prix de la tonne de carbone avoisine les 13 euros sur le marché, ce qui chiffre le cadeau à plus de dix millions d'euros. Alors que la procédure d'arrêt des hauts-fourneaux a été entamée en avril 2011, ArcelorMittal a profité pendant un an et demi d'une dotation annuelle de 4,8 millions de tonnes de carbone pour un site qui n'en produit quasiment plus. Selon les données du cabinet Carbon Market Data, qui s'appuie sur les chiffres de la Commission européenne, le groupe a capitalisé entre 2011 et 2012 près de sept tonnes de crédits carbone pour le seul site de Florange. Ramené au cours moyen du carbone ces deux années, cela représenterait plus de 64 millions d'euros.
Mais tout cela n’apparaît jamais dans les comptes du site, ou même les comptes français du groupe. Toutes les transactions sur les crédits carbone sont centralisées au niveau de la holding luxembourgeoise mais jamais réattribuées. En 2012, le groupe ArcelorMittal a vendu pour 21,8 millions de tonnes de certificats de CO2, ce qui lui a rapporté 220 millions de dollars. Aujourd’hui, cette manne, qui a beaucoup profité au groupe ces dernières années, s’est tarie : les crédits carbone se négocient à moins de 5 euros la tonne. ArcelorMittal a annoncé qu’il conserverait à l’avenir ses crédits accordés par l’Europe. Jusqu’à ce que les cours se redressent, peut-être ?
Mais le plus troublant semble être les pratiques commerciales du groupe. Une partie des ventes est centralisée, et comptabilisée au niveau de la holding. Le système des prix de transferts joue à plein. Mais, selon nos informations, le groupe a perfectionné encore le système instauré par toutes les multinationales. Un détail attire l’attention. Dans son rapport annuel, le groupe prend soin de distinguer, après sa marge brute, une ligne pour frais commerciaux, charges de holding et services partagés. Les montants affichés sont impressionnants : selon les années, ils varient entre 3 et 5 milliards de dollars. Selon René Ricol, cela ne correspond à rien dans les normes comptables IFRS. « S'il y a des frais de commercialisation, ils sont normalement comptabilisés dans les coûts normaux d'exploitation », dit-il. Alors à quoi correspondent ces charges ? À notre question sur la signification de ces frais et la nécessité de les comptabiliser à part, le groupe n’a pas répondu.
Dans ses comptes déposés auprès de la SEC aux États-Unis, le groupe indique que les coûts de holding et des services partagés s’élevaient à 265 millions de dollars en 2011, et 158 millions en 2012. Qu’advient-il des quelque 3 milliards de frais de vente restants ? À quoi correspondent des charges aussi élevées ? Qui en bénéficie ? La plus complète obscurité règne.
Selon nos informations, ArcelorMittal aurait mis en place un système de prélèvement pour frais de commercialisation auprès de chacune de ses filiales et chacun de ses sites. D’après un bon connaisseur du dossier, le montant se serait élevé à 14 euros par tonne vendue en 2008-2009. Le mécanisme semble incroyable. Comment un groupe peut-il prélever un pourcentage sur chaque tonne vendue ? Et qui en profite ?
Ce dispositif a été mis au jour au moins une fois. Une dépêche de Reuters a évoqué en 2007 un différend entre le groupe et l’administration fiscale du Kazakhstan, pays pourtant très compréhensif à l’égard de Lakshmi Mittal. Celle-ci reprochait au groupe d’avoir utilisé ce système dans ses mines de charbon pour pratiquer l’évasion fiscale et ne payer aucun impôt dans le pays. Un audit sur Mittal Steel Temirtau révélait que la société réalisait l’essentiel de ses exportations au travers d’une filiale à l’étranger, qui utilisait des prix fixés à l’avance, sans référence avec les cours mondiaux. Après quelques discussions, un accord a été trouvé entre le gouvernement kazakh et Mittal.
Interrogé sur l’existence ou non de ce système de prélèvement commercial et sur son éventuel maintien, le groupe n’a pas répondu à nos questions. Si un tel mécanisme a été instauré, il est facile de comprendre pourquoi les sites européens ne paient jamais d’impôt : toute une partie de la marge opérationnelle peut être transférée et s’évaporer dans la nature. Pour aller où ?
Le miracle des intérêts notionnels
© Reuters
Le Luxembourg pensait être le grand gagnant de ces jeux sur les prix de transferts et optimisation fiscale au sein de l’Europe et dans le monde. Mais il a trouvé face à lui un champion de l’évasion fiscale. Considérant que le Luxembourg n’est pas un site de production, comme il le dit dans ses rapports, toutes les transactions commerciales enregistrées au Grand-Duché sont considérées comme des produits d’exportation. Le groupe n’acquitte ainsi pas la TVA et autres charges, le Luxembourg étant considéré comme une plaque tournante commerciale dans l’organisation du groupe.
De même, la consolidation des pertes au niveau de la holding aboutit à ce que le groupe ne paie pas d’impôt sur les sociétés. Le Grand-Duché perçoit tout juste une taxe de 15 % sur les dividendes versés. « On comprend pourquoi le Luxembourg a accepté de se joindre aux autres pays européens pour réfléchir sur l’avenir de la sidérurgie européenne et d’ArcelorMittal. Il pensait être le bénéficiaire du système Mittal. Finalement, il est aussi perdant que les autres », pointe un connaisseur du dossier. (Voir ArcelorMittal, la commission européenne se réveille.)
De fait, le Grand-Duché n’a rien gagné. Il n’a même pas bénéficié des flux financiers espérés. Mettant à profit la concurrence fiscale entre les États européens, Mittal a préféré installer un de ses centres financiers en Belgique, sous le nom d'ArcelorMittal finance and services Belgium. Dans la folie créatrice fiscale, le gouvernement belge a inventé un système unique au monde : les intérêts notionnels. Visant officiellement à rétablir une « injustice » par rapport aux entreprises qui empruntent et peuvent déduire leurs charges financières, le dispositif imaginé permet à une société de déduire de ses impôts 3 % du montant des fonds propres ou de la trésorerie dont elle dispose.
ArcelorMittal a vite compris l’intérêt de ce système unique au monde. Le groupe a placé l’essentiel de la trésorerie générée en Belgique. Cette dernière s’est élevée jusqu’à 46 milliards d’euros. En 2009, il a été, selon la presse belge, le premier bénéficiaire du mécanisme, qui lui a permis de déduire 1,28 milliard d’euros d’intérêts notionnels. Conséquence : il n’a été redevable que de 496 euros d'impôts. Comme il a pu déduire une régularisation fiscale antérieure, il n’a pas payé d’impôt du tout.
En 2011, le groupe a déduit à nouveau 1,5 milliard d’euros d’intérêts notionnels, ce qui lui a permis à nouveau d’éviter l’impôt. Selon une étude de PTB, la banque du groupe a réalisé entre 2008 et 2011 5,8 milliards de profits. Sur la même période, elle a déduit 5,6 milliards d’intérêts notionnels. Le groupe n’a finalement payé des impôts qu’une seule année, en 2008, le temps de mettre en place le système. Et pour un montant dérisoire : 81 millions d’euros. Ce qui représente un taux d’imposition de 1,4 % sur quatre ans.
Face à la contestation de l’opinion publique belge, ne comprenant pas ces cadeaux faits aux grands groupes, le gouvernement belge a annoncé son intention de revoir la fiscalité sur les intérêts notionnels. Sans perdre de temps, ArcelorMittal a décidé de prendre les devants. En octobre 2012, le groupe a réduit sa position financière pour la ramener de 38,7 milliards d’euros à un milliard. Les 37 milliards restants ont été reversés au siège de la holding. Officiellement, ils sont au Luxembourg. Officiellement.
Troisième volet : Dans les sables de Dubaï.