Cuisses de grenouille et rognons de veau accompagnés des meilleurs crus de Bourgogne, le tout ponctué de gros cigares. Mercredi, le fabricant de cigarettes British American Tobacco (BAT), qui détient les marques Lucky Strike, Vogue ou Dunhill, organisait un déjeuner dans le restaurant Chez Françoise, à deux pas de l’Assemblée nationale. Sur la terrasse fermée, une épaisse fumée plane au-dessus des invités, parmi lesquels de nombreux parlementaires : André Santini, Patrick Balkany, François Sauvadet, Jean-Claude Lenoir, Odile Saugues ou encore Dominique Bussereau, notamment, ancien secrétaire au Budget (2004). Tous adhèrent au Club des parlementaires amateurs de havanes. Tous étaient attablés autour de la présidente de BAT France, Soraya Zoueihid. Avant de régler une addition d’environ 10.000 euros, elle interpellait les élus sur la nécessité d’avoir "une réglementation équilibrée et cohérente" et s’inquiétait du "plan de santé en préparation".
Éviter les achats à l’étranger
Un porte-parole du fabricant estime que "ces invitations doivent toujours être modestes et appropriées". Et jure : "Nous n’avons pas parlé de fiscalité ni des prix." Car ce déjeuner embarrassant enfreint la convention-cadre de l’Organisation mondiale de la santé sur la lutte antitabac. Ratifiée par la France, elle stipule que "l’État doit veiller à ce que les politiques ne soient pas influencés par les intérêts de l’industrie du tabac". La députée socialiste du Puy-de-Dôme Odile Saugues, la seule des convives à avoir accepté de répondre au JDD, reconnaît que "BAT entretient des relations dans le but de peser et faire passer des idées. Mais ça ne change rien, je vote toutes les hausses de prix". Même rhétorique au groupe socialiste, qui peine toutefois à masquer sa gêne : "Chaque député fait ce qu’il veut et assume. Mais nous ne sommes pas influencés par les cigarettiers."
Les parlementaires érigent leur vote en faveur de l’augmentation des prix comme preuve de leur indépendance. Depuis 2009, les tarifs ont été relevés chaque année de 30 centimes. Un ancien dirigeant du secteur explique que ce niveau est en fait un point d’équilibre qui convient à tout le monde : la baisse de 4,5% des ventes, en moyenne, est compensée par la hausse du prix. "Surtout, ce niveau permet à l’État de ne pas perdre de recettes fiscales, décrypte-t-il. Il protège l’industrie pour s’assurer des rentrées budgétaires." Mercredi, BAT s’était aussi assuré la présence d’un représentant de Bercy, Galdéric Sabatier, numéro trois de l’administration des Douanes, qui fixe les prix du tabac.
Un cadre de l’administration explique sous couvert d’anonymat que "l’État et les fabricants ont des intérêts communs". L’objectif est de faire reculer la consommation sans impacter les précieuses recettes fiscales sur la vente des paquets de cigarettes. En trois ans, elles ont augmenté de 11 à 14 milliards d’euros! Deuxième ressource après l’essence, elles sont directement affectées au budget, déficitaire, de la Sécurité sociale. Pour les Douanes, trop augmenter le prix du tabac pousserait un peu plus les Français à acheter leurs cigarettes à l’étranger et plomberait les rentrées de taxes. "L’État perdrait de l’argent sans perdre les malades", ose ce haut fonctionnaire.
Un milliard de profits, mais 50 millions imposés!
Les parlementaires ignorent-ils aussi que les fabricants de cigarettes réalisent des bénéfices énormes qui échappent en partie aux impôts? Selon plusieurs sources, les grands industriels du tabac (outre BAT, Philip Morris, Japan Tobacco International) réalisent en France 1 milliard d’euros de marges, mais ne sont imposés que sur… 50 millions. Un manque à gagner de plus de 300 millions de recettes pour l’État grâce à une technique simple et légale : les bénéfices générés en France, par BAT ou Philip Morris, sont réalisés par une filiale aux Pays-Bas, où le taux d’imposition est de 25%, contre 34% en France. Sur ses 120 millions d’euros de profits en France, BAT ne déclare ainsi au fisc que 6 millions! Un sujet intéressant de discussions dimanche après-midi à Roland-Garros, où les dirigeants de British American Tobacco louent une loge pour plus de 50.000 euros. Ils ont convié le numéro deux des Douanes, Henri Havard, ainsi que plusieurs membres de cabinet des ministres de l’Économie, Pierre Moscovici, et de l’Intérieur, Manuel Valls.
Lire aussi : "Ne plus considérer le tabac comme un enjeu économique"