Le Front national "un parti comme les autres", le vote FN, un "vote d’adhésion": dans les médias, la cause semble être entendue, le FN de Marine le Pen est différent du FN de son père. Cette idée, particulièrement réactivée à l'occasion de la législative partielle de Villeneuve-sur-Lot, est contestée par un chercheur, Alexandre Dézé, qui a exposé cette thèse le 21 juin, lors d’un colloque à Nanterre, "retour sur 40 ans de Front national" auquel @si a assisté (sujet aussi évoqué dans cette tribune sur Libé et sur ce blog de Mediapart).
Comment la dédiabolisation de Marine Le Pen s'est-elle opérée ? Notamment par une construction médiatique et sondagière. C'est du moins la thèse d'Alexandre Dézé, chercheur en sciences politiques à l'université de Montpellier. Selon lui, l'idée selon laquelle le FN a changé depuis l'élection de Marine Le Pen à sa tête est fausse. Et de décortiquer quelques sondages parus depuis 2011, qui ont contribué à alimenter ce discours médiatique.
Premier exemple : une étude BVA/France Info parue deux mois à peine après l’élection de Marine Le Pen à la tête du FN. Le résultat tourne en boucle dans les médias : "selon 52% des Français, le FN est un parti comme les autres" . On retrouve ce sondage ici sur le Figaro.fr ou ici (une dépêche AFP reprise sur le Monde). L’intégralité de l'étude se trouve ici. Sauf que le résultat mis en avant ne correspond pas exactement à la question posée au départ. Exemple en page 12 du document. La question posée est "estimez vous que le FN devrait être considéré comme un parti comme un autre?" "La formulation est donc indirecte et au conditionnel", souligne Dézé, "or, le résultat médiatisé ne correspond pas à la question".
Dézé pointe un autre sondage qu'il juge discutable. Celui réalisé par Opinion Way pour Lyon Capitale en avril 2011. Il est consultable en intégralité ici. Le journal titre que le vote FN serait devenu un vote d'adhésion depuis l'élection de Marine le Pen.
"86% des électeurs du FN disent souhaiter qu’elle soit élue présidente de la République, alors que seulement 53% auraient aimé voir son père, Jean-Marie Le Pen, à l’Élysée", souligne le sondage. Un résultat qui ne permet pas d’en déduire l’idée de l’avènement d’un vote d’adhésion selon Dézé. Il ajoute : "Quand on regarde dans le détail d’autres résultats du sondage, on apprend que 48% des personnes interrogées déclarent certes voter FN ‘pour soutenir un parti qui incarne [leurs] valeurs’, mais que 48 % déclarent également voter FN ‘pour exprimer [leur] mécontentement à l’égard du cours des choses’. Donc il y aurait finalement autant de votants d’adhésion que de votants protestataires."
32% d'adhésion, un chiffre déjà atteint en... 1991
Autre sondage critiqué, publié cette année, réalisé par TNS Sofres pour Le Monde, sur la banalisation du FN à droite. Le sondage est ici en intégralité. Une question notamment pose problème. Elle concerne les caractéristiques attribuées à Marine Le Pen. "Diriez-vous que ces qualificatifs s’appliquent très bien, bien, mal…", demande le sondage. Or, seules des caractéristiques "positives" sont proposées aux sondés : "volontaire", "capable de prendre des décisions", "capable de rassembler au-delà de son camp", "comprend les problèmes quotidiens des français". Dans une autre question, concernant l’adhésion à des valeurs, "les questions posées ne reprennent que les thèmes du FN", note le chercheur, "alors qu’ils sont présentés comme des thèmes de société." Par exemple : "Il y a trop d'immigrés en France", "il faut donner plus de pouvoir à la police". Or, en les posant à la suite, on produit non seulement un risque de ‘biais d’acquiescement’ mais en plus ‘un effet de halo’, c’est-à-dire qu’on augmente la sensibilité des personnes interrogées aux questions qui seront posées par la suite dans le sondage". Toutefois, n'est-ce pas inévitable, dans un sondage sur le FN, de proposer des thèmes de ce parti?
Dans le même sondage, on apprend aussi que le niveau d'adhésion des Français aux idées du FN est de 32%. "Or, ce chifffre a déjà été atteint par Jean-Marie Le Pen", rappelle Dézé.
On peut le percevoir sur la courbe de l'évolution de l'adhésion aux idées du FN (courbe du bas)
(Ce que précise d'ailleurs Le Monde, qui rappelle que c'est le record établi par Jean-Marie Le Pen en 1991).
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Qui dit réflexion sur les sondages, les médias, et le FN, dit critique de la Une de Libération du 9 janvier 2012 (que nous avions également pointée). Elle affirmait que 30% des électeurs "n'exclueraient pas" de voter Marine le Pen à la présidentielle. Chiffre repris également par BFMTV. "Ils ont additionné des chiffres inaditionnables" déplore Dézé. A la question : "Si le premier tour de l'élection présidentielle avait lieu dimanche prochain, pourriez-vous voter pour Marine Le Pen ?", 8% répondaient "oui certainement", 10% "oui, probablement". Parmi les réponses négatives, 12% des sondés ont répondu "non, probablement pas" et 68% "non, certainement pas. Libération associait donc les 18% de oui aux 12% de "non, probablement pas". Charlotte Rotman, qui couvre maintenant le FN pour Libé, présente au colloque, a reconnu que "La Une a suscité beaucoup de débat en interne". Et d'expliquer : "Je crois que l’on a eu peur de passer à côté de quelque chose."
S'agissant des plus précoces de ces sondages, le chercheur dénonce "l’interprétation unanime des sondeurs" qui estiment que le FN a changé. "Toutes ces interprétations sont hautement discutables car à ce moment là il n’y a pas le moindre début de changement au FN, la dédiabolisation relève de la pure fiction", souligne-t-il. Marine Le Pen "s’est inscrite dans l’orthodoxie du parti dès son élection", rappelle Dézé. Ainsi, le 17 janvier 2011, deux jours après son élection, elle parle de "préférence nationale", le 28, elle affirme son opposition totale au mariage homo, le 21 février, elle parle de la "menace de l’immigration extra-européenne", rappelle le chercheur. Seul changement par rapport à son père, le 5 février, elle parle des camps comme étant le "summum de la barbarie", "et encore, mais n’utilise pas le mot Shoah", souligne-t-il.
Loin du changement annoncé donc, martèle le chercheur, "ce qu'on appelle dédiabolisation est en fait une stratégie du FN, déjà employée dans les années 80 par Bruno Mégret." Par exemple, "Mégret avait mis en place le concept de "préférence nationale", stratégie d'euphémisation pour contourner les lois contre le racisme", rappelle Dézé.
Une autre forme de sondage : le micro-trottoir
Quand les medias n'ont pas de sondage à se mettre sous la dent, ils peuvent recourir à une autre technique de "photographie de l'opinion" : le micro-trottoir, comme le fait fréquemment le 20 Heures de France 2.
Ainsi le 17 juin, au lendemain du premier tour de la législative partielle de Villeneuve-sur-Lot, qui a vu le FN arriver au second tour face à l'UMP, France 2 partait à la rencontre "des Français qui ont changé de regard sur le FN" souligne le journaliste en commentaire.
"Pas raciste", "plus soft": on en trouvait évidemment !
( A noter que David Pujadas lance le sujet en l'accrochant à un sondage Ifop-Paris Match, dans lequel Marine Le Pen atteint "40% d'opinions positives". Mais un examen approfondi montre que Le Pen, d'un mois à l'autre, a grimpé de 3 points, c'est à dire exactement dans la marge d'erreur du sondage).
Sondeurs et journalistes ne manqueront pas de se défendre en répétant que leurs sondages et leurs micro-trottoirs "ne font que refléter la réalité". A preuve, diront-ils, les résultats électoraux. En recueillant 18 % des suffrages en 2012, (soit 6,3 millions d'électeurs), Marine Le Pen n'a-t-elle pas battu le record de son père, qui n'avait rassemblé en 2002 que 16,8% des voix (et 4,8 millions d'électeurs) ? Il est vrai que le nombre d'électeurs inscrits a augmenté dans l'intervalle, passant de 41 millions à 46 millions d'électeurs, ce qui représente, entre 2002 et 2012, une augmentation nette de 0,65% des inscrits.
A cette défense, les réponses sont toujours les mêmes. D'abord, rappeler que sondages et micro-trottoirs à répétition influencent une partie non déterminable de l'électorat. Le matraquage sur la "dédiabolisation de Marine Le Pen" contribue pour partie à...dédiaboliser le vote Le Pen, dans la mécanique bien connue de la prophétie auto-réalisatrice.
Mais, en admettant bien évidemment que l'adhésion à Le Pen progresse aussi, indépendamment de tout matraquage médiatico-sondagier, dans une partie de l'électorat, l'abondance de ces sondages et de ces micro-trottoirs pose une autre question. La fonction principale des médias consiste-t-elle à fournir des "photos de l'opinion", plus ou moins biaisées, ou bien à rappeler, avec la même fréquence et la même insistance, les faits ? Dont par exemple celui-ci : derrière les sourires et la blondeur de Marine Le Pen, le programme du FN, de Jean-Marie à Marine, et sur la question clé de la préférence nationale, n'a pas changé, même si elle est devenue la "priorité nationale". Pour n'en prendre qu'un exemple, on peut lire, dans le chapitre immigration : "Application de la priorité nationale. Les entreprises se verront inciter à prioriser l’emploi, à compétences égales, des personnes ayant la nationalité française. Afin d’inciter les entreprises à respecter cette pratique de priorité nationale, une loi contraindra Pôle Emploi à proposer, toujours à compétences égales, les emplois disponibles aux demandeurs d’emploi français." Loin des sondeurs et des micros, le programme, lui, ne s'est nullement "dé-diabolisé".
Màj, 25 juin : ajout de l'augmentation du corps électoral entre 2002 et 2012