La chasse est ouverte contre les artistes de l’« optimisation fiscale ». Et le meneur est puissant : ce vendredi à Moscou, l’OCDE, le club qui regroupe 34 pays riches, a présenté aux ministres des finances du G20 son plan d’action pour éradiquer les habiles contorsions fiscales qui permettent aux multinationales de diminuer toujours plus leurs impôts. Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft, mais aussi Starbucks ou KFC… Ceux qu’on a ironiquement surnommé « les Intaxables » (lire notre article présentant quelques-unes de leurs méthodes) sont dans l’œil du viseur. Et il existe un consensus politique pour mettre un terme à leurs pratiques.
Ces pratiques, Eric Schmidt, le dirigeant de Google, s'en vantait encore orgueilleusement en décembre, se disant « très fier de la structure » mise en place par son entreprise pour éviter les impôts. Celui qui se félicite d’être « fièrement capitaliste » est parvenu à ne débourser que 3 % d’impôt sur les bénéfices en Europe. Alors que, selon les pays de l’Union européenne, ces taxes s’élèvent de 24 à 34 %. La France lui réclame la bagatelle de 1,7 milliard d’euros de redressement fiscal… Mais Google est loin d’être seul. Starbucks et KFC ne payent pas d’impôt depuis leur arrivée en France, en 2002 et 2004, et Amazon est poursuivi par le fisc pour près de 200 millions d’euros d'arriérés d'impôts et de pénalités, pour la période 2006-2010.
Rien que dans l’Hexagone, selon la fédération française des télécoms, Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft auraient pu payer 22 fois plus que ce qu’ils ont réellement déboursé (37,5 millions d’euros en tout), s'ils avaient été taxés pour 2011 sur leur activité réelle sur le territoire. Le Sénat américain a, lui, démontré comment Apple avait évité de payer 9 milliards de dollars aux États-Unis en 2012.
Selon Pascal Saint-Amans, directeur du centre des politiques fiscales de l’OCDE, ces beaux jours sont très bientôt finis pour les Intaxables. « Notre travail reflète un consensus mondial, assure-t-il, ambitieux. Tous les Etats sont déjà d’accord sur ce à quoi vont ressembler nos préconisations finales. Nous avons la recette, il faut désormais l’appliquer. Et vite, avant que les multinationales ne fassent évoluer leurs business models. »
Dans le jargon de l’OCDE, ce diagnostic est désigné par l’acronyme « Beps », pour « Base erosion and profit shifting » (« Érosion de l’assiette fiscale et transfert de bénéfices »). Fin 2012, la France, l’Allemagne et le Royaume-Uni ont missionné et financé les experts de l’organisation pour lister les mille et unes manières dont les entreprises contournent l’impôt, et proposer des remèdes. L’idée est simple : identifier les cas où des entreprises parviennent à n’être taxées ni dans le pays où elles sont implantées, ni dans celui où elles commercent réellement, et supprimer les raccourcis et les chausse-trappes qui permettent cette situation.
En février, un premier rapport pointait sévèrement l'optimisation fiscale agressive menée par les multinationales depuis des années. Aujourd’hui, l’OCDE déroule le mode d’emploi pour y remédier, en pointant une à une les situations problématiques, en indiquant les règles internationales à modifier pour y remédier, et en donnant le timing. Les délais dans lesquels tous les pays participants sont censés se mettre d’accord sont très courts : de un à deux ans maximum.
« Le projet marque un tournant dans l’histoire de la coopération internationale sur la fiscalité », assure l’OCDE dans son texte. Pour elle, la situation n’est plus tenable, car tout le monde est « lésé » : les gouvernements qui ont désespérément besoin de l’argent des multinationales en ces temps de disette budgétaire, les contribuables qui doivent payer pour compenser les impôts qu’elles ne versent pas, les entreprises cantonnées à un seul territoire, qui ne peuvent pas se battre avec les mêmes armes, et mêmes les multinationales elles-mêmes, qui seraient à la merci d’un risque de réputation – encore bien théorique.
Le texte, technique et ramassé sur quelques pages, n’est pas facile à lire. Mais le calendrier fait bien les choses. La plupart des pratiques pointées sont également montrées du doigt, et clairement décortiquées, dans un rapport d’information parlementaire rédigé tout récemment par les députés Pierre-Alain Muet (PS) et… Eric Woerth (UMP). La lecture combinée de ces deux textes permet de résumer les plus grosses arnaques inventées par les armées d’avocats fiscalistes des multinationales. En voici un tour d’horizon. A noter, les entreprises numériques sont toujours au premier rang pour exploiter les failles dans les législations. Leur business reposant en grande partie sur des activités immatérielles, il est plus difficile d’établir sans discussion le lieu où se situe leur activité économique réelle, et donc où elle doit être taxée.
Le flou de « l’établissement stable »
L’OCDE préconise que les entreprises établissent une résidence fiscale dans les pays où elles réalisent effectivement leurs activités. Idée qui paraît évidente, et pourtant allègrement contournée. Reuters a ainsi récemment montré, au terme de trois mois d’enquête, que dans le cadre de ses activités au Royaume-Uni, Amazon effectue la majeure partie de son activité sur le sol britannique, et non en Irlande et au Luxembourg, comme elle veut le faire croire au fisc. Le cas français est sans doute indentique
C’est aussi le soupçon du fisc français sur Microsoft : la plupart des activités sont facturées depuis l’Irlande, et la filiale française est enregistrée comme un simple agent commissionné. Au lieu de comptabiliser le prix réel d’un produit vendu, Microsoft France ne déclare dans ses comptes qu’une (faible) commission sur la vente. Après une descente musclée au siège de l’entreprise l’été dernier, l’administration française en doute fort. Apple n’est pas en reste, qui facture depuis le Luxembourg tous les achats effectués en Europe sur sa plateforme iTunes. L’entreprise y paierait trois fois moins de TVA qu’en France…
De l'art d'éviter l'impôt
Les acrobaties des prix de transfert
C’est le nerf de la guerre, et l’atout majeur des multinationales. Les « prix de transfert », c’est le montant que se facturent les filiales d’une même entreprise réparties un peu partout dans le monde. En attribuant des prix fantaisistes aux produits et aux services échangés entre leurs diverses entités, elles rendent facilement déficitaires (ou peu imposables) les succursales basées dans des pays à fort taux d’imposition, et engrangent les bénéfices réels dans des pays peu regardants en matière fiscale.
Toutes les multinationales ont recours aux prix de transfert. Quelques-unes en toute bonne foi, de nombreuses autres dans le sens qui les arrange. Aujourd’hui, on demande aux entreprises qui échangent des produits et des services entre leurs différentes filiales de faire « comme si ». Comme si elles les vendaient sur un vrai marché, et faire appliquer ce « juste prix » aux échanges entre ses filiales. Il est simple pour une entreprise de tordre ce principe, notamment lorsque les prix de transfert concernent des biens immatériels, dont il est difficile d’évaluer objectivement la valeur.
C’est pour cela que Microsoft (qui a fait l’objet d’une enquête impitoyable menée par le Sénat américain), Apple, Google, mais aussi Starbucks (comme l’a amplement démontré Reuters) font payer à leurs filiales basées en Europe des « redevances » pour l’utilisation de brevets ou de la marque. De quoi ne déclarer qu’un maigre bénéfice, voire des déficits, et faire filer l’argent vers une autre entité collectrice, basée dans un paradis fiscal. Par exemple, la maison-mère Starbucks réclame des royalties à sa filiale française : 6 % des ventes de chaque magasin, et 25 000 euros forfaitaires par boutique par an.
Les miraculeuses entités hybrides
Selon les règles internationales en vigueur aujourd’hui, une société peut manipuler des titres considérés comme de la dette dans un pays (et donc déductibles fiscalement), mais considérés comme des dividendes ailleurs, et par exemple non taxables au Luxembourg. Ce qui aboutit à une double non-taxation.
Parfois, ce sont des filiales elles-mêmes qui bénéficient d'une qualification juridique différente dans deux pays. L’exemple le plus célèbre est sans doute celui du « double irlandais », largement exploité par Google, et dévoilé par Bloomberg dans un article explosif d’octobre 2010 : une société enregistrée en Irlande peut être considérée comme étrangère si elle est gérée depuis un autre pays. Du coup, en Irlande, une des filiales irlandaise de Google est considérée comme bermudéenne. L’Irlande ne lui impose donc aucune taxe. Et les Bermudes n’appliquent aucun impôt sur les sociétés…
Exemple le plus récent de ces pratiques, le site de BFM TV vient de révéler que Activision Blizzard, mastodonte des jeux vidéos et filiale de Vivendi, évitait de payer ses impôts en dehors des Etats-Unis en ayant justement recours à une société immatriculée aux Pays-Bas, mais résidente fiscale aux Bermudes. En 2011, cette filiale, qui n’emploie aucun salarié, a réalisé une marge de 46% pour un chiffre d’affaires de 660 millions d’euros. Et elle ne paye aucun impôt aux Bermudes.
Les « pratiques fiscales dommageables »
L’OCDE n’y va pas par quatre chemins pour qualifier l’attitude de certains Etats complaisants, qui se sont fait une spécialité de l’exploitation plus ou moins morale de leur législation. Au premier rang, l’Irlande et les Pays-Bas.
Le fameux « sandwich néerlandais » est en effet régulièrement utilisé par de nombreuses multinationales, dont, encore une fois Google. Lorsqu’une de ses filiales irlandaises veut transférer ses bénéfices vers la filiale gérée depuis les Bermudes, où l’impôt n’existe pas, les sommes devraient logiquement être taxées en Irlande. Sauf s’il s’agit de redevances immatérielles, non taxées par le pays lorsqu’elles s’envolent vers les Pays-Bas. Qui eux-mêmes ne taxent aucune somme partant vers les Bermudes.
De l’utilité de la dette
Multiplier les prêts entre plusieurs de leurs filiales permet aux multinationales de déduire une bonne partie des intérêts d’emprunt de leurs déclarations d’impôts. Ainsi, Starbucks est passé maître dans l’art de financer ses propres filiales, en leur prêtant l’argent à un taux deux fois supérieur à celui auquel elle l’a elle-même emprunté ! Le Sénat américain a aussi dénoncé les méthodes de Hewlett-Packard, qui multipliait les prêts à court terme aux Etats-Unis pour profiter d'une niche fiscale lui permettant d’en déduire une bonne partie.
L’hypocrisie des règles américaines
Depuis les années 1960, les Etats-Unis ont créé des règles anti-abus portant sur les sociétés étrangères contrôlées par des sociétés américaines (SEC, sociétés étrangères contrôlées). Elles permettaient au fisc américain de taxer les intérêts, dividendes ou redevances de ces sociétés, même si elles ne remontaient pas vers la maison-mère. Mais des exceptions à la règle existent, et elles sont savamment exploitées par les entreprises américaines. Résultat, selon un rapport publié en mai dernier par JP Morgan, les entreprises américaines ont stocké 1 700 milliards de dollars d’économie dans leurs filiales étrangères, soit 60% de leur trésorerie. Tant que ce trésor de guerre ne rentre pas sur le territoire américain, il n’est pas taxé… Ce qui aboutit à des situations absurdes : pour financer le versement de dividendes promis par son patron, Apple a préféré contracter un emprunt plutôt que de piocher dans sa reserve de 145 milliards de dollar. Emprunter la somme revenait moins cher que payer les impôts obligatoires s’il avait fallu la rapatrier aux États-Unis.
La plupart du temps, les multinationales combinent plusieurs de ces failles pour « optimiser » au mieux leur imposition. C’est ce que montre par exemple le site de BFM TV, en décortiquant avec minutie les montages du site LinkedIn, lui aussi dans le collimateur du fisc français. Ce site combine tous les trucs et astuces répertoriés ci-dessus.
La myopie du rapport parlementaire français
Si l’OCDE voit son souhait se réaliser, tout ceci sera terminé. Les géants américains devront penser à d’autres manières de gagner facilement de l’argent. Et ailleurs dans le monde ? En France ? Bizarrement, le rapport parlementaire de Muet et Woerth, si prolixe dans les descriptions de montages, et qui propose quelques bonnes idées pour lutter contre ces pratiques, ne cite jamais les sociétés hexagonales. Elles ne se livreraient à l’optimisation qu’« à la marge ». Tiens donc. Mais pourquoi alors les banques françaises multiplient-elles les filiales dans les paradis fiscaux ? Apparemment pour mieux « accompagner » leurs clients. « J’imagine qu’une grande banque ne peut pas se permettre ce type de comportement sur le sol français », tente Pierre-Alain Muet.
Et Total, et ses 883 entités partout dans le monde ? « Nous avons auditionné ses dirigeants, je pensais aussi qu’il fallait les dénoncer, mais apparemment, il n’y a rien à leur reprocher en France, où ils ne font presque pas de bénéfice, plaide le député socialiste. Et l’administration fiscale confirme. » Les auteurs du rapport ont en effet eu accès aux dossiers fiscaux de plusieurs entreprises. Mais ils n’en font pas état explicitement, secret fiscal oblige. De même, ils ont tenu les auditions à huis-clos. Bien loin de leurs collègues britanniques, qui ont laissé un souvenir cuisant aux dirigeants de Google, Amazon et Starbucks. « Pour l’essentiel, notre but était de réformer la loi, pas de faire pression ni de nous livrer à un coup de communication », évacue Muet. Pas de quoi faire trembler leurs interlocuteurs : Ikea, Apple et Facebook n’ont même pas daigné se présenter devant eux.
Pourtant, d’autres parlementaires estiment que les entreprises françaises ont des choses à dire sur les paradis fiscaux. Par exemple le sénateur centriste Jean Arthuis, qui a déposé un amendement remarqué au projet de loi de lutte contre la fraude fiscale. Il affirme que les centrales d’achat de la plupart des groupes de la grande distribution exigent que leurs fournisseurs français leur versent des commissions dans des « officines implantées en Suisse, en Belgique ou au Luxembourg ». Les sommes varieraient entre 2 % et 5 % du chiffre d’affaires effectué par le fournisseur dans leurs enseignes. Des sommes qui seraient empochées en toute discrétion, nettes d’impôt...
Renverser la table
Dans deux ans, en sera-t-il vraiment fini de ces pratiques ? Du côté de l’OCDE, on veut y croire. « Mais il faudra que le consensus international perdure, et notamment que les Etats-Unis ne flanchent pas dans les deux ans à venir, ce qui n’est pas certain », prévient Pierre-Alain Muet. D’autres sont beaucoup plus pessimistes. Et les critiques les plus radicales sont à chercher du côté du Tax Justice Network (TJN), un réseau d’experts et de militants, qui lutte activement contre les paradis fiscaux. Selon eux, les solutions de l’OCDE ne sont que « des recommandations pour rafistoler au coup par coup » un système fiscal mondial très mal en point. Ils estiment que les efforts internationaux reviennent à « essayer de boucher les trous d’une passoire ».
Dans une note tout juste publiée, le TJN appelle à renverser la table, en optant pour une autre solution, la taxation unitaire. Il s’agit de considérer toutes les filiales d’une multinationale comme une seule et même entreprise, d’évaluer ses bénéfices totaux, où qu’ils soient localisés, puis de les diviser proportionnellement en fonction des pays où l’activité de l’entreprise est réellement effectuée. Chaque État sera ensuite libre de taxer à la hauteur qu’il le souhaite la portion de bénéfices qui lui a été attribuée.
Une solution qui n’est pas considérée comme crédible par l’OCDE. « Ils nous reprochent de ne pas nous être penchés sur leur solution, et c’est vrai que nous n’avons pas plus investi que ça sur les méthodes alternatives, reconnaît Pascal Saint-Amans. Mais c’est parce qu’elles nous paraissent impossible à mettre en pratique : il faudrait que tous les pays se mettent d’accord sur les clés de répartition des bénéfices, et qu’ils fassent confiance à celui qui établirait la comptabilité nécessaire à tous ces calculs… Je ne sais pas comment cela fonctionnerait. »
Des objections que Sol Picciotto, professeur anglais d’économie et de droit à la retraite, et principal auteur du rapport du TJN, écarte d’un haussement d’épaule : « Nous détaillons justement comment aboutir à notre solution pas-à-pas, en plusieurs étapes. En fait, les experts de l’OCDE ont tellement investi, en connaissance et en bagage technique, dans le système existant, qu’il leur est très difficile d’envisager un nouveau cap, même s’ils connaissent les difficultés existantes aujourd’hui. Et ils refusent de présenter un autre plan aux responsables politiques du G20. »
Le TJN rappelle notamment que la taxation unitaire est déjà appliquée, par exemple aux Etats-Unis pour évaluer les profits des entreprises opérant sur tout le territoire. L’Union européenne a d’ailleurs elle aussi en projet un modèle similaire, même s’il ne serait appliqué que facultativement pas les entreprises : la directive européenne Accis (« assiette commune consolidée pour l'impôt sur les sociétés »), prête depuis de longs mois, prévoit qu’une entreprise présente dans plusieurs pays européens, ne remplisse plus qu’une déclaration fiscale unique, et que son assiette imposable de l'entreprise soit ensuite répartie entre les États où elle exerce une activité.
Le Tax justice network estime que le plan d’action de l’OCDE a toutes les chances d’aboutir à un « plan d’inaction ». Et même si le plan fonctionnait, il risquerait de créer une compétition fiscale accrue entre les Etats, chacun « essayant d’accrocher ce qu’ils peuvent parmi les différentes parties du profit des entreprises multinationales ». Et cela multiplierait aussi les confits d’interprétation des règles, qui sont déjà nombreux, mais réglés discrètement dans des procédures de conciliation. « Cela aboutirait donc à faire passer le problème du plan politique, et public, à une dimension technique, qui échapperait aux responsables élus, pronostique Picciotto. Cela serait très inquiétant. »