L’annonce a été faite le plus discrètement possible, par un simple communiqué du ministère des finances et de la Caisse des dépôts, samedi 20 juillet au matin. Mais qu’a donc à cacher le gouvernement pour faire une communication qui ne peut passer qu’inaperçue dans la touffeur d’un matin d’été ? Rien de moins qu’un énorme fric-frac sur l’épargne la plus partagée des Français : le Livret A. Les banques, après avoir pris en otages l’État et les contribuables, sont en train de faire main basse sur une partie de l’épargne des Français.
Comme nous l’avions annoncé la semaine dernière (voir Banques : l’entente cordiale avec le gouvernement), les banquiers ont obtenu, à l’issue de leur rencontre avec François Hollande vendredi19 juillet, de pouvoir garder pour eux une partie des sommes collectées par l’intermédiaire du Livret A et du livret de développement durable, et non de les remettre à la Caisse des dépôts, comme cela se faisait jusqu'ici. Officiellement, il s’agit de mieux utiliser les excédents de l’épargne réglementée, inutilisée pour le financement du logement social ou la politique de la ville, en les remettant à la disposition des banques.
Le brouillard est soigneusement entretenu autour de l’avenir du Livret A. Tout semble appelé à changer tant sur l’utilisation que sur la sécurité de ce placement, mais tout est fait pour persuader les Français que leur épargne reste intouchée.
Le silence est organisé au plus haut niveau politique. Bien que la Caisse des dépôts, dès sa création en 1816, ait été constituée comme une entité indépendante, placée sous le contrôle du Parlement, le gouvernement n’a prévu aucune communication, encore moins un projet de loi, à l’Assemblée nationale et au Sénat pour expliquer aux élus les évolutions majeures auxquelles est promis le Livret A. Les changements d’utilisation de quelque 364,2 milliards d’euros – encours du Livret A et du livret de développement durable au 30 juin dernier – sont tranchés par un simple décret, sans que cela semble émouvoir un seul élu.
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Tout est donc laissé à la discrétion de Bercy. Et là, il y a tout à craindre. Cela fait des années que la haute administration des finances, alliée objective du monde bancaire, milite pour la fin du Livret A, de l’épargne réglementée, et entend d’une façon ou d’une autre avoir la haute main sur cette manne d’épargne qui lui échappe. Pour elle, ces dispositifs pour le logement social datent d’un autre temps. Les marchés sont censés pourvoir à tout.
Dans un rapport de 2010, la Cour des comptes s’inquiétait pourtant des tensions existantes dans le fonds d’épargne, qui gère l’ensemble de l’épargne centralisée à la Caisse des dépôts. Elle parlait de la concurrence d’autres produits d’épargne qui avaient détourné les Français du Livret A, de la difficulté à financer certains de programmes de logement sociaux même sur le très long terme, et des risques portés par le fonds d’épargne, sollicités bien au-delà de sa mission, pour le financement des PME ou la recapitalisation de Dexia – 480 millions d’euros totalement perdus depuis lors.
Elle recommandait alors de créer une structure totalement indépendante pour mieux isoler les engagements du fonds d’épargne, d’éviter de le solliciter pour des questions hors de sa mission, de baisser les taux et les commissionnements de collecte afin de faciliter les opérations de logement social mais de centraliser en retour 100 % de l’épargne collectée dans le cadre du Livret A afin de garantir à la fois l’épargne et le financement social.
Le ministère des finances n’a retenu que deux recommandations : la baisse des taux du Livret A et des frais de collecte. Pour le reste, elle a fait totalement l’inverse. Elle entretient le mélange et l’opacité, redonne encore plus d’épargne aux banques que ne leur avait concédé le gouvernement Sarkozy.
Combien ? La semaine dernière, Bercy évoquait la somme de 25 milliards d’euros supplémentaires pour les banques. Le communiqué du ministère des finances parle de 30 milliards d’euros. Lundi, Les Échos avançait la somme de 50 milliards d’euros. Une somme que dément une porte-parole de la Caisse des dépôts, mais sans pouvoir en dire plus.
Car bien des inconnues, bien des mystères persistent. La Caisse des dépôts se dit aujourd’hui dans l’incapacité d’indiquer le niveau de ressources qu’elle pourra conserver par rapport à ses emplois. C’est juste le ratio prudentiel destiné à garantir la politique du financement social et garantir l’épargne ! Le ministère des finances nous avait fait part d'un ratio de 135 % des ressources sur emplois. Mais rien n’est sûr.
Ce qui paraît n’être qu’un détail technique est lourd de conséquences. Car c’est l’équilibre fragile entre une épargne disponible à tout moment et des financements à très long terme pour le logement social, la politique de la ville ou des missions d’intérêt général, qui a fait ses preuves depuis plus de cinquante ans qui est remis en cause.
Alors que les besoins en logements sociaux sont immenses – il manque environ 100 000 logements sociaux par an –, les opérations ont déjà beaucoup de mal à voir le jour, tant les conditions financières sont tendues. Qu’adviendra-t-il demain si la caisse des dépôts voit capter une partie de ses excédents, qui lui servaient justement par d’autres placements financiers à compenser des taux d’intérêts bonifiés et à garantir des opérations engagées à très long terme ? Le risque est grand que seuls les programmes, soutenus par ailleurs par les collectivités locales, puissent voir le jour. Compte tenu de la situation des finances locales, les opérations de logement social pourraient se réduire comme peau de chagrin .
Qu’en dit le ministère du logement et de l’aménagement des territoires, dirigé par Cécile Duflot ? Bien que directement concerné par la question, il est curieusement très silencieux sur le sujet. Il n’a pas répondu à nos questions pour savoir s’il avait été associé à la concertation sur le Livret A. Bercy semble avoir décidé seul que les financements pour le logement social étaient largement excédentaires.
Dérivation
C’est que le ministère des finances a d’autres vues sur cette manne. Tant d’argent ne saurait dormir dans des mains publiques. Il convient de le remettre dans le circuit monétaire, de le transmettre aux banquiers. Officiellement, il s’agit d’aider au financement des PME, objet de toutes les attentions politiques.
Mais en quoi ces quelques dizaines de milliards d’euros supplémentaires vont-ils faciliter l’augmentation des crédits des entreprises ? Des dispositifs, comme Oseo, sollicitant des milliards d’euros d’argent public, y compris du fonds d’épargne, ont été instaurés depuis des années. De leur côté, les banques gèrent déjà des centaines de milliards d’épargne des Français – la deuxième du monde – par le biais des assurances vie et des OPCVM. Pourtant, les entreprises ont toujours autant de mal à lever de l’argent, à trouver des capitaux, à augmenter leurs fonds propres et à obtenir des crédits.
Alors que font les banques de tout cet argent ? Selon Alternatives économiques, la distribution de crédit aux entreprises et ménages – c’est-à-dire les métiers traditionnels de la banque – représente 27 % de leurs activités. Pour le reste, il y a des activités de couverture et la spéculation sur les marchés.
Le financement des PME risque donc de n’être à nouveau qu’un prétexte. Mais l’important n’est pas là. Le pli est pris : la dérivation de l’épargne du Livret A est en place. Aujourd’hui, le ministère des finances peut dire qu’il ne s’agit que de 30 milliards d’euros. Demain, compte tenu de la fragilisation du système de financement du logement social qui sera mis en place, il sera aisé de dire que les excédents sont encore plus élevés, donc que plus d’argent encore doit aller aux banques. Simple vue de l’esprit ? Lorsque la distribution du Livret A a été accordée à toutes les banques en 2009, le gouvernement avait alors juré que le taux de centralisation de l’épargne collectée était de 70 %, et que tout était inscrit dans le marbre. On mesure aujourd’hui ce qu’il en est.
Ces changements sont tout sauf anodins pour les épargnants aussi. Pour l’instant, un épais silence entoure le statut futur de l’épargne conservée par les banques. Dans l’esprit des Français, les sommes placées sur le Livret A bénéficient de la garantie implicite de l’État. Mais ce ne sera plus le cas à l’avenir, pour une part d’entre elles. L’argent qui ne sera plus centralisé par la Caisse des dépôts mais conservé par les banques dépendra des banques elles-mêmes. Les montants déposés seront-ils inclus dans la garantie générale des dépôts fixée à 100 000 euros dans toute l’Europe ? Où y aura-t-il une extension de garantie particulière ?
Depuis la mise en faillite de Chypre en mars dernier, ces questions juridiques ne sont pas que des simples cas d’école. Les déposants des banques ont été mis directement à contribution lors du renflouement des banques chypriotes en faillite.
Ce qui devait être une exception est appelé à devenir la règle. Si les responsables européens n’ont pas réussi à se mettre d’accord sur l’union bancaire, ils se sont entendus au moins sur une chose : à l’avenir, le modèle de résolution bancaire mis en œuvre à Chypre doit être la référence. Les actionnaires, les créanciers, et les déposants s’il le faut, doivent être appelés pour le renflouement. Cela change tout dans les rapports entre les clients et les banques. Compte tenu de l’opacité qui entoure le monde bancaire en France, qui peut être sûr que sa banque ne fera jamais faillite ? Dès lors, le Livret A, censé être sûr et rémunéré comme tel, ne peut plus être considéré comme un produit sans risque.
Se cachant derrière la technicité, le gouvernement feint d’ignorer ces bouleversements majeurs. Pire : ce nouveau cadeau fait aux banques – car il ne s’agit de mettre à leur disposition une liquidité qui leur fait cruellement défaut – n’est accompagné d’aucune exigence, d’aucune contrepartie.
Aucun contrôle ne semble être prévu sur l’utilisation par les banques de l’épargne du Livret A. La leçon de la crise de 2008 aurait pu pourtant être retenue : à l’époque, 16 milliards d’euros, puisés déjà dans le Livret A, avaient été mis à leur disposition, pour assurer déjà le financement des PME. Comment a été utilisé cet argent ? Mystère. Mais à l’époque, les crédits aux PME se sont effondrés. Jamais les chefs d’entreprise n’ont autant parlé de leurs difficultés pour trouver des financements.
De même, le gouvernement n’a posé aucune condition au secteur bancaire pour l’obliger à diminuer sa taille et renforcer sa solidité. L’addition des bilans des trois premières banques françaises – BNP Paribas, Société générale et Crédit agricole – représente trois fois et demi le PIB de la France. Mais officiellement, elles n’ont aucun problème ni d’exposition, ni de taille, ni de fonds propres, ni d’engagements. Alors que, pour renforcer leur bilan, les banques allemandes ou britanniques font des augmentations de capital, à prix bradé s’il le faut, les banques françaises, elles, n’ont aucunement besoin de solliciter leurs actionnaires. Quand la Deutsche Bank annonce sa volonté de diminuer ses effets de levier d’un cinquième d’ici à 2015 – sur injonction discrète semble-t-il de la Bundesbank et du gouvernement allemand –, les banques françaises n’ont officiellement aucun besoin de diminuer leur bilan. Pourquoi le feraient-elles d’ailleurs ? Le gouvernement n’exige rien. Mieux : il leur offre l’épargne des Français.
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