L’État a décidément fait une bien mauvaise affaire en privatisant les autoroutes, début 2006. Commandé par la commission des finances de l’Assemblée, un rapport de la Cour des comptes, présenté ce mercredi aux députés, dresse un constat accablant sur les relations entre les sociétés qui ont obtenu la gestion des presque 9 000 kilomètres d’autoroutes et l’État, dépassé. Selon la Cour, la puissance publique est bien incapable de s’assurer que Vinci, Eiffage (mastodontes du BTP) et Sanef (spécialiste des infrastructures de transports présidé par Alain Minc), qui ont la main sur les trois quarts du réseau, n’augmentent les tarifs des péages que dans une mesure raisonnable. L’État n’est même pas en mesure de leur faire respecter la loi.
« Les conditions actuelles ne permettent pas de garantir que les intérêts des usagers et de l’État sont suffisamment pris en compte », résume, ravageur, le rapport. Les députés qui l’ont commandé ne sont pas en reste. Dans un texte d’une dizaine de pages, les socialistes Olivier Faure et Alain Rodet, les spécialistes des transports de la commission des finances, reprennent les conclusions de la Cour des comptes, et enfoncent le clou : « Il est primordial que l’État revoie rapidement, tant les modalités de négociations avec les sociétés concessionnaires d’autoroutes (…) que la pertinence de certains investissements. »
« Nous ne sommes pas dans une guerre de religion entre privé et public, mais il faut réarmer la puissance publique dans ses relations avec les sociétés d’autoroutes et rendre le rapport de force favorable aux usagers », estime Olivier Faure. « En 2006, on a vendu les bijoux de famille, et nous nous sommes privés de ressources très importantes », complète Alain Rodet. Les entreprises ont en effet payé un peu plus de 13 milliards d’euros pour s’offrir les autoroutes pendant plus de vingt ans (les concessions s’achèveront entre 2029 et 2032). Or, cette somme ne correspond qu’à deux années de recettes engrangées par les péages des trois géants de l’autoroute !
Et ces recettes sont loin de baisser. De 2008 à 2011, elles sont passées de 6,9 à 7,6 milliards d’euros. Une hausse de plus de 10 % en trois ans. Les députés « s’alarment du fait que les hausses des tarifs des péages sont bien plus élevées que l’inflation ». Entre 2009 et 2012, pour Vinci et Eiffage, la Cour des comptes a relevé une hausse des tarifs des péages constamment supérieure à l’inflation, qui s’est limitée à 1,6 % par an en moyenne. « Il convient de faire évoluer un cadre qui conduit à une hausse continue et importante des péages autoroutiers », a déclaré devant la commission des finances Didier Migaud, le premier président de la Cour des comptes (toute l’audition est disponible ici). En 2008, son institution avait déjà rendu un rapport très sévère sur ce point.
En effet, les autoroutes, et les automobilistes, sont les vaches à lait des groupes qui les gèrent, et qui ont connu « un taux de croissance annuel moyen de 6,2 % durant la période 2006-2011 », pointe le rapport.
Pour augmenter leurs tarifs, qui ont légalement droit à une hausse d’au moins 70 % du montant de l’inflation tous les ans, les sociétés d’autoroute sont tenues de présenter au gouvernement un plan d’amélioration de leur réseau. Les nouvelles recettes sont censées compenser les investissements consentis et programmés. Et c’est au niveau de ces « contrats de plan », signés pour cinq ans, que se situent la plupart des dysfonctionnements. Notons d’abord que toutes les sociétés en sont à leur deuxième contrat de plan consécutif, ce qui leur a permis d’augmenter leurs tarifs en continu, avec l’accord de l’État.
Surtout, note la Cour, « l’État a accepté de compenser par des hausses de tarifs un grand nombre d’investissements de faible ampleur, dont l’utilité pour l’usager n’était pas toujours avérée ». Le réseau autoroutier est désormais quasiment achevé et, en théorie, il n’y a plus de grands travaux à effectuer. Du coup, les entreprises se grattent la tête pour justifier leurs hausses de tarifs, en investissant dans des opérations annexes, comme la réduction du bruit, l’agrandissement d’aires de stationnement pour les camions, ou le développement du télépéage. Ce dernier point pose d’ailleurs problème, puisque l’État n’est pas sûr que les travaux qu’il finance ne soient pas déjà inclus en partie dans les tarifs d’abonnement au télépéage !
Le rapport épingle aussi plusieurs concessionnaires, propriétés de Vinci et de Sanef, qui ont fait financer via des hausses de tarifs des travaux « qui relevaient des obligations normales des concessionnaires ». « La légitimité de la compensation par les contrats de plan de certains investissements est contestable », regrette la Cour, qui estime que le recours aux contrats de plan devrait être sévèrement limité. Et elle préconise d’instaurer un plafond à la hausse annuelle des tarifs de péage, qui n’est bizarrement par réglementée pour l’heure.
De toute façon, les services de l’État ne sont même pas capables de savoir exactement combien coûtent les travaux annoncés par les concessionnaires. En effet, rappellent les députés, il ne dispose pas « d’une base de données actualisée recensant les coûts, en raison, notamment, de la réticence des sociétés concessionnaires à les transmettre ». Ce point n’est pas mineur, puisque Vinci et Eiffage sont spécialisés dans les travaux publics, et commandent systématiquement les travaux à réaliser sur « leurs » autoroutes à d’autres filiales du groupe. « Impossible de savoir vraiment si ce qui est facturé correspond à la réalité », indique Olivier Faure. Si on laissait des concurrents répondre aux appels d’offres, les choses seraient plus claires, et sans doute moins chères.
Un business trop rentable
Pour tenter de contrôler la situation, le ministère de l’écologie, en charge des transports, a élaboré une batterie d’indicateurs pour vérifier que les sociétés d’autoroute remplissent bien leur mission. Un bon point pour l’État. Problème, le montant des sanctions est plus que limité. En 2011, les pénalités ne pouvaient pas dépasser… 0,055 % du chiffre d’affaires des sociétés ! Mais aussi minimes soient-elles, ces sanctions ne sont quasiment jamais appliquées, même en cas de faute manifeste ! « Malgré le recensement de manquements (mauvais état de certains ouvrages, insuffisance des données transmises), ces moyens contraignants ne sont mis en œuvre que de façon exceptionnelle », regrettent les députés Faure et Rodet. Ils attirent d’ailleurs « l’attention de l’État sur le fait qu’une telle carence pourrait engager la responsabilité de l’État concédant en cas d’accident ».
Autre « oubli » de l’État : si les travaux promis sont retardés, il a la possibilité de se faire rembourser une partie des recettes supplémentaires accordées sous forme de hausse de prix des péages. Un dispositif « très peu mis en œuvre », déplore la Cour des comptes.
L’État est donc faible face aux géants de l’autoroute. Il est vrai qu’une seule sous-direction du ministère de l’écologie, dépendant de la Direction générale des infrastructures (DGITM), est compétente pour négocier avec ces sociétés. « Ses fonctionnaires sont très seuls dans tout le processus », note Alain Rodet. « Le ministère des finances n’est généralement pas associé aux négociations. Or, la DGITM doit traiter avec des sociétés puissantes, adossées à de grands groupes, de BTP en particulier (…), prévient la Cour des comptes. Le rapport de force apparaît plus favorable aux sociétés concessionnaires, et ne retrouve un certain équilibre que lorsque le ministère des finances est associé aux négociations. »
« En fait, résume Alain Rodet, le contrôle n’est pas plus rigoureux depuis que les autoroutes sont privatisées. Les procédures sont les mêmes que lorsque l’État faisait rentrer l’argent directement dans ses caisses. » Il ne faut pas beaucoup pousser les spécialistes du secteur pour comprendre qu’en outre, les fonctionnaires de la DGITM ont tendance à être facilement recrutés par les entreprises qui leur font face lorsqu’ils ont envie de quitter la fonction publique. Raison de plus pour instaurer « une procédure interministérielle de conduite des négociations et de décision ».
Les exemples sont légion de la faiblesse de l’administration dans ses bras de fer avec les sociétés privées. Ainsi, lors des dernières négociations de contrats de plan, il leur a été accordé une marge de 8 %, alors que l’État ne voulait pas dépasser 6,7 % au début des négociations. Autre exemple, « les hausses tarifaires prévues dans les contrats de plan ont été mises en place de façon anticipée dès la signature du contrat » par la société, alors qu’il faut normalement attendre l’approbation du contrat par décret en Conseil d’État et la signature de l’État. Or, cet agrément prend parfois… deux ans. Deux ans de hausses gagnées par les entreprises, et jamais contestées.
Et si jamais les concessionnaires se font prendre la main dans le sac de pratiques illicites, elles remboursent de fort mauvaise grâce. Dans son rapport de 2008, la Cour des comptes avait ainsi épinglé la pratique dite du « foisonnement » : tout en respectant le taux moyen d’augmentation annuel des tarifs des péages, les sociétés appliquaient des hausses plus fortes sur les sections les plus empruntées par les automobilistes. De quoi faire rentrer les sous plus vite dans la caisse. La Cour avait exigé un remboursement. Elle constate aujourd’hui que Sanef, Eiffage et Vinci n’ont pas obtempéré pour toutes leurs filiales.
Les conclusions de la Cour des comptes sont sans appel. La gestion des autoroutes est un business rentable, trop rentable. Les représentants des sociétés qui les gèrent invoquent rituellement le fait que « 40 % des recettes de péages reviennent à l’État sous forme d’impôts et de taxes ». En 2011, elles ont notamment versé 577 millions d’euros au titre de la Taxe d’aménagement du territoire, et 180 millions pour la redevance domaniale. Ce dernier impôt a été augmenté par le gouvernement, passant cette année à 290 millions d'euros. Dans un communiqué, elles soulignent aussi que lors de la privatisation, elles ont pris en charge la dette issue de la construction des autoroutes, de l'ordre de 40 milliards d'euros. Elles rappellent encore que les investissements complémentaires dont le péage est la contrepartie, répondent à des besoins exprimés par l’État et les collectivités publiques, traduits dans les contrats de plan pluriannuels. Ceux‐ci ne sont pas faits à l’initiative des concessionnaires, mais à celle de l’État, dans l’intérêt des utilisateurs. Pas suffisant pour les députés. Le rapporteur socialiste de la commission des finances, Christian Eckert, s’est étranglé ce mercredi matin devant le « scandale » de cette « rente » accordée aux gestionnaires d’autoroutes.
Faure et Rodet suggèrent d’imposer des contreparties aux entreprises si bien traitées, en leur imposant par exemple de participer à la construction d’infrastructures « favorisant la mobilité dans les zones périurbaines des grandes agglomérations ». Le gouvernement avait eu le même genre d’idées : il souhaitait faire participer les concessionnaires à son plan de relance des investissements, en leur demandant de participer à hauteur de 3 milliards d’euros à des travaux de ce type. Mais en échange, il était prêt à leur accorder un allongement de la durée de leurs concessions, comme cela avait déjà été fait en 2010 (contre 1 milliard d’euros de travaux à l’époque). Les négociations avaient finalement calé au début de l’été, les entreprises réclamant des allongements de durée trop importants pour le gouvernement. Si elles obtiennent désormais quoi que ce soit, cela sera au mépris de la Cour des comptes.