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Frédéric Lordon fait dans cet article [1] une critique radicale de la construction européenne. On ne peut que l’approuver lorsqu’il pointe « la singularité de la construction européenne comme gigantesque opération de soustraction politique (…) ni plus ni moins que la souveraineté populaire ». De même, on ne peut que partager sa critique de la proposition de François Hollande d’un gouvernement économique de la zone euro, qui, dans la situation actuelle, serait un pas de plus dans la voie d’un fédéralisme autoritaire qui s’est mis progressivement en place depuis le Traité de Maastricht et qui a connu une accélération considérable avec la crise financière et l’adoption du Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance (TSCG) de la zone euro et de diverses directives (six packs, two packs). Sa dénonciation des euros-obligations comme réponse à la crise actuelle est bienvenue, alors que cette idée refait surface régulièrement.
C’est dire les points communs importants qui existent avec Lordon sur l’analyse de la situation actuelle. Le désaccord porte sur la stratégie car il plaide dans cet article pour une sortie de l’euro et la mise en place d’une monnaie commune en lieu et place de la monnaie unique[2]. Pour le dire en deux mots, cette stratégie est illusoire et politiquement nocive.
Tout d’abord, le problème actuel est moins l’euro que les politiques néolibérales. Certes Lordon a raison de pointer la congruence de la politique monétaire actuelle menée par la Banque centrale européenne (BCE) avec les politiques d’austérité. Mais rien ne garantit qu’une sortie de l’euro signifierait la fin de ces dernières. La Grande-Bretagne a gardé sa monnaie nationale et, de plus, sa banque centrale mène, contrairement à la BCE, une politique non conventionnelle de rachat massif des obligations d’Etat. Cela n’empêche pas le gouvernement britannique de mener une des politiques d’austérité parmi les plus dures en Europe. Ce qui témoigne que le problème est ailleurs, problème que Lordon n’évoque pas. Les traités européens et autres directives qui excluent les politiques économiques du débat démocratique et de la décision citoyenne n’ont pas été imposés aux États. Ce sont les gouvernements nationaux qui ont été à la manœuvre pour les mettre en place.
Rien ne s’est fait dans l’Union européenne contre les États et ce sont eux qui ont fait de l’Union européenne ce qu’elle est. Cela n’a pu d’ailleurs arriver que parce que la souveraineté populaire a été bafouée aussi dans le cadre national. Rappelons-nous l’épisode du traité constitutionnel européen. Lordon semble surestimer le fonctionnement démocratique des États-nations, méconnaître les transformations profondes que ces derniers ont subi avec la mondialisation[3] et ne pas voir qu’ils sont dominés par une oligarchie politico-financière acquise au néolibéralisme. Le déficit démocratique de l’Union européenne trouve son répondant dans celui des États-nations. Cela est d’autant plus vrai dans le cas de la France où les institutions de la Cinquième République donnent un poids considérable à l’exécutif, qui d’ailleurs n’exécute rien mais gouverne sans réel contrôle. Les péripéties actuelles autour de la mise en place de la taxe sur les transactions financières qui voient le gouvernement français tenter de vider de son contenu le projet, pourtant modeste, de la Commission confirme que l’opposition manichéenne entre l’État-nation et les institutions européennes ne permet pas de comprendre les dynamiques à l’œuvre. Sans une transformation en profondeur des États-nations qui les soustrairait à cette domination, ce qui suppose un changement politique radical, la sortie de l’euro ne peut permettre une rupture avec le néolibéralisme et si cette transformation a lieu, elle rend inutile la sortie de l’euro.
Pour Lordon, « l’idée de passer de l’euro actuel à un euro refait et progressiste est un songe creux. Par construction, s’il est progressiste, les marchés financiers, qui ont tout pouvoir actuellement, ne le laisseront pas advenir ». Mais pourquoi alors ces mêmes marchés financiers laisseraient advenir la monnaie commune que Lordon appelle de ses vœux ? Car cette monnaie commune a pour objectif de se conformer « à l’impératif catégorique de la démocratie qui s’appelle “souveraineté populaire” ». Qu’elle soit commune ou unique, une monnaie au service de la souveraineté populaire, européenne ou même strictement nationale, ne sera pas acceptée par les marchés financiers ni par les oligarchies au pouvoir.
Lordon semble en avoir conscience puisqu’il affirme que « L’alternative est donc la suivante : ou bien l’enlisement définitif dans un euro libéral (…) ou bien le choc frontal avec la finance, qui l’emportera à coup sûr… et par là même perdra tout, puisque sa “victoire” détruira l’euro et créera précisément les conditions d’une reconstruction d’où les marchés seraient exclus ! (souligné par nous) ». Outre que l’on ne voit pas, a priori, en quoi une victoire des marchés financiers détruirait l’euro, on voit encore moins en quoi une telle victoire créerait les conditions d’une sortie progressiste de la situation actuelle. Lordon voit bien que l’affrontement avec les marchés financiers est inévitable, mais pense que leur victoire permettra de restaurer la souveraineté populaire sur la monnaie, nouvel aspect de la ruse de la raison sans doute. Un certain ahurissement saisit le lecteur… Car en supposant même que le pronostic la destruction de l’euro se vérifie, comment croire que des marchés financiers ayant réussi à imposer leur loi laisseraient tranquillement se mettre en place une monnaie commune progressiste ?
Il y a chez Lordon la nostalgie d’un big bang destructeur - ici l’explosion de la zone euro - qui créerait un apaisement salvateur avec la mise en place d’une monnaie commune. Car, avec cette dernière, tous les problèmes qu’il pointait à propos de l’euro disparaitraient comme par enchantement. Ainsi, la BCE serait « privée de tout pouvoir politique monétaire (…) (nous serions) protégés des marchés de change extra-européens par l’intermédiaire du nouvel euro (…) le calme interne d’une zone monétaire européenne débarrassée du fléau de ses marchés des changes rend alors les dévaluations entièrement politiques, où il revient à la négociation interétatique de s’accorder sur de nouvelles parités ». Ainsi, il est indiqué que le contrôle des capitaux serait rétabli et que l’Allemagne pourrait être forcée à accepter une appréciation de sa monnaie nationale pour soutenir la demande dans la zone euro et aider à réduire les déséquilibres internes. Tout ce qui était impossible dans le cadre de la monnaie unique devient ainsi possible dans le cadre d’une monnaie commune. Mystère de la transsubstantiation et nouveau miracle eucharistique !
Loin de ce monde enchanté, la réalité risque d’être plus cruelle. Lordon liquide en quelques mots la question de la dette en affirmant, reprenant Jacques Sapir, que 85 % de la dette française a été émise sous contrat de droit français et serait relibellée dans la monnaie nationale, par conséquent sans aucun effet à la suite d’une dévaluation. C’est sans doute aller un peu vite en besogne. En effet si l’émission de la dette sous droit français garantit qu’en cas de conflit entre l’État et ses créanciers, ce conflit serait réglé devant les tribunaux français (ce qui ne garantit aucunement que l’État l’emporte), on ne voit pas pourquoi, si l’euro continue d’exister, les créanciers, en particulier les non résidents, accepteraient qu’une dette libellée en euros le soit en une monnaie moins forte. Il faudrait les y forcer par des clauses d’action collectives, ce qui revient à une annulation partielle de la dette. Ce qui est certes toujours possible et ce, que ce soit avec une monnaie unique ou une monnaie commune. Il faut simplement avoir la volonté politique de le faire.
Au-delà, monnaie commune ou unique, le problème reste le même, comment maintenir une coopération monétaire dans un contexte de guerre économique ? Si l’euro venait à disparaître, cela ne se ferait pas tranquillement, mais de matière chaotique. Les gouvernements, soumis à l’impératif de la compétitivité, chercheront à retrouver des marges de manœuvres monétaires et on ne voit pas pourquoi ils se soumettraient à la nouvelle discipline qu’exigerait une monnaie commune. Celle-ci risque fort de rester un vœu pieu.
La question que nous devons nous poser est de savoir si une sortie de l’euro permettrait ou non plus de solidarité. La réponse est facile à concevoir. Dans une Europe avec des gouvernements qui, quelle que soit leur couleur politique, se refusent à remettre en cause en quoi que ce soit la logique du capital, l’éclatement de la zone euro conduirait à une série de dévaluations compétitives. Chaque pays essaierait de prendre des parts de marché à ses voisins en dévaluant sa monnaie, une telle orientation se traduisant d’ailleurs par un jeu à somme nulle dans une Europe dont les économies sont intégrées. Ces dévaluations externes nous protègeraient-elles d’une dévaluation interne opérée par la baisse de la masse salariale ? Evidemment non, car il faudrait alors lutter pour « nos exportations pour défendre l’emploi », argument que gouvernements et classes dirigeantes utiliseront à satiété, on peut leur faire confiance. De plus, le renchérissement des importations aurait des conséquences en matière de pouvoir d’achat sur la grande masse de la population qui en ferait les frais.
Une stratégie de dévaluation compétitive, qui vise à gagner des parts de marché contre les autres pays, engendre une spirale de politiques économiques non coopératives. Jacques Sapir indique ainsi qu’il faudra dévaluer régulièrement la monnaie nationale. Loin d’induire plus de solidarité entre les peuples, une telle stratégie se traduirait par encore plus de concurrence, de dumping social et fiscal avec pour conséquence une aggravation des tensions xénophobes et nationalistes dans une situation où, partout en Europe, l’extrême droite a le vent en poupe. La sortie de l’euro s’avère un mirage dangereux.
Alors que faire[4] ? Serions-nous condamnés soit à l’impuissance en acceptant la situation actuelle, soit à nous lancer dans une aventure à haut risque avec une sortie de l’euro ? Il existe pourtant une troisième voie pour les peuples européens. Elle passe par un affrontement avec les institutions européennes et les marchés financiers. Aucun changement substantiel n’aura lieu sans ouvrir une crise majeure en Europe et sans s’appuyer sur les mobilisations populaires. Un gouvernement de gauche devrait expliquer qu’il est attaché à la construction européenne, mais qu’il refuse au nom de celle-ci que les droits sociaux soient détruits et les populations paupérisées.
Il devrait tenir le discours suivant : « L'euro est notre monnaie. Mais les traités l'ont placée sous la domination de la finance. La BCE finance les banques privées à taux quasi nul et celles-ci prêtent ensuite aux États à des taux exorbitants. Nous ne voulons plus être soumis aux marchés financiers. Nous voulons faire fonctionner l’euro au service des besoins sociaux et écologiques. Nous voulons placer nos banques sous contrôle citoyen pour qu’elles servent les vrais besoins de la société et non l’avidité de leurs actionnaires. Nous, gouvernement de ce pays, commençons à le faire chez nous. Nous invitons les mouvements sociaux et les peuples européens à faire de même partout, pour nous réapproprier ensemble notre monnaie et refonder l’Union européenne sur d'autres bases ».
Le gouvernement en question prendrait alors un certain nombre de mesures unilatérales en expliquant qu’elles ont vocation à être étendues à l’échelle européenne. Il s’agit de mesures unilatérales coopératives, en ce sens qu’elles ne sont dirigées contre aucun pays, contrairement aux dévaluations compétitives, mais contre une logique économique et politique et que, plus le nombre de pays les adoptant est important, plus leur efficacité grandit. C’est donc au nom d’une autre conception de l’Europe qu’un gouvernement de gauche devrait mettre en œuvre des mesures qui rompent avec la construction actuelle de l’Europe. Ainsi, par exemple, un gouvernement de gauche pourrait enjoindre sa banque centrale de financer les déficits publics par de la création monétaire. Cela pourrait d’ailleurs se faire indirectement sans même violer formellement les traités européens en utilisant comme intermédiaire un établissement public de crédit comme par exemple en France la Caisse des dépôts[5]. Fondamentalement, il s’agit d’engager un processus de désobéissance aux traités et par là même, un bras de fer avec les institutions européennes.
Une telle attitude montrerait concrètement qu’il existe des alternatives aux politiques néolibérales. Elle mettrait les gouvernements européens au pied du mur et les confronterait à leur opinion publique. Elle serait un encouragement pour les peuples à se mobiliser. Un discours résolument pro-européen, tourné vers la démocratie, la justice sociale et environnementale, trouverait un écho considérable auprès des autres peuples européens et des mouvements sociaux.Les dirigeants européens tenteront certes de dresser les opinions publiques contre les « faussaires » qui fabriquent des euros pour éviter les sacrifices et se prélasser sur le dos des pays vertueux. Des représailles seront mises en œuvre. On menacera le peuple désobéissant d'un boycott économique total – une menace plus crédible d’ailleurs contre les petits pays que contre les plus grands, en particulier la France.
L’issue de ce bras de fer n’est pas donnée d’avance. Une exclusion forcée du pays rebelle, même si le Traité de Lisbonne ne prévoit aucune possibilité d'exclure un pays de la zone euro, serait-elle possible comme la Grèce en avait été menacée en cas de victoire électorale de la gauche radicale Siryza ? Un effet domino progressiste pourrait-il gagner d'autres pays qui scissionneraient et pourraient instaurer un euro-bis, avec des innovations fiscales et budgétaires, solidaires et écologiques, qui le rendraient viable ? Y aura-t-il un basculement de la zone euro par une refonte des traités ? Tout dépendra des rapports de forces construits qui pourront être construits à l’échelle européenne. La désobéissance européenne, en commençant si nécessaire dans un pays, peut être conçue et popularisée, non comme l’amorce d’un éclatement des solidarités européennes, mais au contraire comme un outil pour accélérer l’émergence d’une communauté politique européenne, un embryon de « peuple européen ».
La divergence avec Lordon porte donc sur deux points : d’une part, contrairement à lui, nous pensons qu’il est possible d’avancer vers la construction d’une souveraineté populaire à l’échelle européenne, ce qui suppose une transformation radicale de la situation actuelle ; d’autre part, si l’on ne peut exclure, dans certains cas, une sortie de l’euro, elle serait le résultat de la conjoncture et d’une bataille politique pour une refondation de l’Union européenne et non un projet politique a priori. Ces deux points sont évidemment liés. C’est parce que nous n’avons pas renoncé à la bataille pour une « autre Europe », que nous ne pouvons porter un projet, la sortie de l’euro, qui en est la négation[6].
[1] Contre une austérité à perpétuité, sortir de l’euro ?, Le Monde diplomatique, août 2013
[2] La différence essentielle entre une monnaie unique et une monnaie commune tient au fait que cette dernière laisse subsister les monnaies nationales. Comme l’indique Lordon, il y a plusieurs façons d’envisager une monnaie commune. Le Système monétaire européen (SME) qui a existé entre 1979 et 1993 en était une qui a éclaté sous l’effet de la spéculation financière permise par la liberté de circulation de capitaux.
[3]Voir notamment Saskia Sassen, Critique de l’État. Territoire, autorité et droits, de l’époque médiévale à nos jours, Editions Démopolis, Paris 2009.
[4] Voir : Thomas Coutrot, Pierre Khalfa, Crise de l'euro : sortir du carcan, dans Nous désobéirons aussi sous la gauche !, sous la direction de Paul Ariès et René Balme, Editions Golias, septembre 2012 ; Fondation Copernic, Changer vraiment !, Editions Syllepse, juin 2012 ; Pierre Khalfa, Catherine Samary, La monnaie, l’euro, ne pas se tromper de débat, janvier 2011 ; Michel Husson, Quelles réponses progressistes ?, Les Temps Nouveaux, automne 2010 ; Jean-Marie Harribey, Sortir de quoi ?, avril 2011, http://harribey.u-bordeaux4.fr/travaux/europe/debat-sortiedeleuro.pdf ; Daniel Albarracín, Nacho Álvarez, Bibiana Medialdea (Espagne), Francisco Louçã, Mariana Mortagua (Portugal), Stavros Tombazos (Chypre), Giorgos Galanis, Özlem Onaran (Grande Bretagne), Michel Husson (France), Que faire de la dette et de l’euro ?, Un manifestehttp://tinyurl.com/euro13.
[5] Il s’agit d’utiliser les possibilités offertes par l’article 123-2 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne.
[6] Relevons en passant que Lordon présente sa position « à la manière d’un syllogisme ». Rappelons qu’un syllogisme enchaîne une proposition majeure qui énonce une généralité censée être vraie (tous les hommes sont mortels), une proposition mineure, elle aussi censée être vraie, qui énonce une particularité (Socrate est un homme), pour aboutir à une conclusion logiquement déduite de ces deux propositions (donc Socrate est mortel). Lordon part de la proposition suivante (A) : « l’euro actuel est né d’une construction qui a pour intention de satisfaire les marchés de capitaux », qu’il définit comme la majeure. Il enchaîne avec ce qu’il nomme la « mineure » du syllogisme (B) : « tout projet de transformation de l’euro est ipso facto un projet de démantèlement du pouvoir des marchés ». Or, B n’est en rien une mineure, elle n’avance aucune propriété caractéristique particulière, mais au contraire affirme une nouvelle généralité, en la présentant comme induite par A. Enfin, Lordon conclut ses deux propositions par un développement politique qui ne fait que commenter ce que dit sa mineure, alors que la conclusion d’un syllogisme doit apporter un élément logique nouveau. Tout cela n’a pas grande importance mais on peut regretter que soit présenté sur le mode d’une logique implacable ce qui relève d’un choix politique.