C’est un projet d’infrastructure gigantesque, déjà vieux de vingt ans. La réalisation de la ligne ferroviaire à grande vitesse Lyon-Turin prévoit notamment de creuser sous les Alpes le plus long tunnel d’Europe (57 km). Initié au début des années 90 par François Mitterrand, le projet a été remis au goût du jour ces derniers mois par François Hollande. Le 3 décembre, aux côtés du président du conseil italien Mario Monti, il a réaffirmé l’intérêt du projet transalpin avec la signature d’une « déclaration commune relative au tunnel Lyon-Turin ». François Hollande vient ainsi d’engager l’État français à financer 42 % du projet. Soit 11 milliards d’euros ! Objectif de cette dépense : relier Lyon et Turin en 2h, Paris et Milan en 4h30.
Côté italien, le projet suscite une vaste opposition de la part des « No Tav » (pour Treno a alta velocità, train à haute vitesse). Entre occupations de chantier, batailles rangées contre les forces de l’ordre et manifestations de milliers de personnes, ils sont parvenus à retarder de plusieurs années le lancement des travaux. « Notre-Dame-des-Landes et No Tav sont deux luttes sœurs. On retrouve le même activisme des gouvernements à empêcher toute expression par la force militaire », estime Paolo Prieri, l’un des coordinateurs italiens de la lutte. En France, la contestation monte. Mais la militarisation de la répression va bon train.
Des milices privées pour protéger le chantier ?
Le gouvernement italien, soucieux de démarrer rapidement le chantier – à cause d’une possible annulation de subventions européennes – a mobilisé 2 000 carabinieri en juin dernier pour protéger les débuts des travaux : le percement de la galerie de la Maddalena, à proximité de Suse. Le coût du dispositif policier avoisinerait les 868 millions d’euros, pour 56 mois de travaux, rapporte le site La voix des Allobroges. Les travaux sur cette galerie sont estimés à 143 millions d’euros...
Le chantier de la ligne Lyon-Turin pourrait-il prendre la tournure d’une « zone militaire d’intérêt stratégique » des deux côtés de la frontière ? Une filiale commune de Réseau Ferré de France (RFF), qui gère le réseau ferré national, et de son homologue italien Rete Ferroviaria Italiana, la société LTF (Lyon Turin Ferroviaire) est « en charge des études et des travaux de reconnaissance » pour la section transfrontalière de la ligne de chemin de fer. Ses prérogatives semblent aller plus loin. En septembre 2012, cette société a émis un appel d’offre d’une valeur d’1,8 million d’euros pour « le support logistique aux forces de l’ordre présentes dans la zone de chantier ».
Via ce marché, RFF va donc contribuer à la rémunération de forces de l’ordre privées pour sécuriser le chantier côté italien. « C’est très grave, souligne Paolo Prieri, d’autant que cela se fait dans l’opacité la plus totale. Mais les pressions n’auront pas de prise sur nous, nous sommes résolus. »
Un coût similaire au déficit de la Sécurité sociale
Le coût de la sécurité du chantier alourdit une note déjà bien salée. Le tunnel entre l’Italie et la France a été d’abord évalué à 8,5 milliards d’euros. Mais les « coûts prévisionnels sont en forte augmentation », pointe la Cour des comptes, qui a adressé un référé au Premier ministre Jean-Marc Ayrault, en août dernier. L’estimation du coût global est passée de 12 milliards d’euros, en comptant les accès au tunnel côté français et le renforcement des règles de sécurité dans les tunnels, à 26 milliards !
Le coût de la seule partie française serait supérieur à 11 milliards d’euros, soit l’équivalent des prévisions du déficit de la Sécurité sociale en 2013. La Cour des comptes prévoit une réévaluation, car ce budget ne prend pas en compte les difficultés géologiques, révélées par les premiers forages. Plus grave : « Les données disponibles concernant le projet ferroviaire Lyon-Turin ont difficilement permis d’apprécier l’évolution des coûts », relève la Cour des comptes. Plus de dix millions d’euros auraient été versés pour le creusement de la galerie de Venaus qui n’a jamais vu le jour, pointe l’hebdomadaire Politis. Une illustration de la gestion douteuse du projet par son maître d’ouvrage, la société Lyon-Turin Ferroviaire.
Malgré ces réserves, Jean-Marc Ayrault persiste et signe. Dans sa réponse à la Cour des comptes, datée du 8 octobre, il réaffirme la volonté du gouvernement de réaliser le tronçon de ligne grande vitesse. Il reconnaît pourtant que « le budget nécessaire à la réalisation de ce grand projet est considérable, spécialement à un moment où le niveau des dépenses publiques doit être maîtrisé. En conséquence, une participation importante de l’Union Européenne au financement du projet est indispensable ». La participation financière européenne dépend du futur budget européen 2014-2020. Parallèlement, l’Élysée envisagerait un recours aux crédits de la Banque européenne d’investissement et à des emprunts obligataires. Bref, s’endetter davantage dans le seul but de relier Lyon et Turin en 2h...
Un projet écologique ?
Le gouvernement Ayrault justifie cet investissement faramineux par sa volonté de réduire le trafic routier – et les émissions de CO2 – avec un transfert vers le rail. « Toutes les études ont tablé sur une croissance inéluctable du trafic routier. Mais dans les faits, le trafic des marchandises diminue sur l’axe Lyon-Turin », rétorque Daniel Ibanez, de la coordination des opposants. En 2011, le transport des marchandises était effectivement équivalent à celui de 1988 [1]...
« Le risque de saturation des infrastructures existantes n’est aujourd’hui envisagé qu’à l’horizon 2035 », confirme la Cour des Comptes. De quoi remettre sérieusement en question la pertinence du projet. La ligne existante n’est utilisée qu’à 20 % de sa capacité, renchérissent les opposants. Qui suggèrent de construire des plateformes de chargement, de favoriser le transport combiné, ou d’imposer le remplissage des camions... La Cour des comptes va dans le même sens en proposant « de ne pas fermer trop rapidement l’alternative consistant à améliorer la ligne existante ». Les opposants à la LGV Lyon-Turin soulignent que 90 % des émissions de CO2 en Savoie et Haute-Savoie proviennent des automobiles et poids lourds de desserte régionale, contre 10 % pour le trafic poids lourds franco-italien. « Il ne s’agit pas de ne rien faire mais au contraire de faire immédiatement, en commençant par investir dans les transports collectifs de proximité », estiment les No Tav. Les 11 milliards n’y seraient-ils pas mieux investis ?
Utilité publique pour business privé
Le jour où la Cour des comptes confirmait un coût supérieur à 11 milliards d’euros pour la France, la commission d’enquête rendait son avis favorable. L’aspect financier étant essentiel pour l’appréciation de l’utilité publique, pourquoi la commission d’enquête n’a-t-elle émis aucune réserve ? Plusieurs conflits d’intérêts entachent le dossier. Dans son rapport, la commission d’enquête incite fortement RFF, le maître d’ouvrage, à passer un marché avec une entreprise de travaux publics dirigée... par le frère d’un des commissaires enquêteurs ! Le Canard enchaîné, qui a révélé l’affaire le 3 octobre dernier, indique que le coût de cette opération pourrait générer « un chiffre d’affaires de 20 à 50 millions d’euros »
.
Les opposants pointent d’autres conflits d’intérêts chez les membres de la commission d’enquête [2]. Son président, Pierre-Yves Fafournoux, a également participé au travail sur le contournement ferroviaire autour de Lyon (CFAL), dont la rentabilité dépend de la réalisation de la LGV Lyon-Turin [3]. « Comment avoir une appréciation impartiale des projets CFAL et Lyon-Turin en ayant instruit dans une décision récente une forte dépendance économique entre les deux projets d’investissements d’un même maître d’ouvrage ? », interrogent les opposants. Dans son référé du 5 novembre, la Cour des Comptes rappelle que les intervenants ne devaient avoir « eu à travailler sur le dossier et [n’avoir] pas de conflit d’intérêt au regard des suites du projet ». Les No Tav demandent l’annulation de l’enquête publique.
3 millions de m3 de déchets entassés dans les villages
Trois descenderies et des couloirs de forage ont déjà été creusés sur le territoire français, dont une à Villarodin-Bourget (Savoie). « 400 000 m3 de déblais sont stockés en contrebas de notre commune alors qu’il ne devait en rester aucun », s’emporte le maire Gilles Margueron. « Avec le creusement de la ligne de train, on va se retrouver avec 3 millions de m3 sur les bras ». Résultat : un paysage défiguré, avec des conséquences sur l’activité économique et touristique du village. « Quand on demande à ce que ces déblais soient entreposés plus loin, on nous répond que cela alourdirait le bilan carbone du projet », ironise le maire, désabusé.
Sur la commune savoyarde d’Avressieux, on se demande aussi où seront stockés les millions de mètres cubes de remblais. Certaines maisons de la commune ont été détruites, d’autres deviendront invivables. « Des voies avec 100 mètres d’espacement vont être construites dans la zone humide afin de protéger les grenouilles », remarque Richard Mangeolle engagé dans le collectif local d’opposition. « Franchement, il vaut mieux être une espèce protégée qu’un être humain pour ce projet ! En saucissonnant les financements par tronçons, ils saucissonnent aussi les luttes ».
11 milliards d’euros pour 3 000 emplois précaires
Les défenseurs de la LGV ont annoncé jusqu’à 30 000 emplois directs générés par le chantier, entre 2014 et 2021 [4]. Des chiffres revus à la baisse par Louis Besson, président de la Commission intergouvernementale Lyon-Turin : après avoir promis 10 000 emplois, il a admis qu’il n’y aurait que 3 000 emplois créés. Soit, rapporté au coût du projet, 3,7 millions d’euros par emploi... Des emplois qui ne dureront que le temps du chantier, quand ceux dans le tourisme et l’agriculture seront détruits. « Le foncier est l’outil de travail des paysans, souligne dans un communiqué la Confédération Paysanne de Savoie et de Haute-Savoie, fermement opposée au projet. Il en va dans le cas du projet Lyon-Turin de la dévastation de 1 500 hectares sur l’ensemble d’un tracé qui éliminera les paysans, détruira l’activité économique et la vitalité d’un territoire ».
Ce front agricole s’est élargi fin novembre aux Jeunes agriculteurs et à la FDSEA de Savoie qui « confirment leur position de rejet du projet Lyon-Turin et mettent en cause le bien fondé de ce projet inutile ». Des organisations environnementales rejoignent l’opposition, comme France Nature Environnement, pourtant inflexible défenseur du transport ferroviaire de marchandises. Dans une lettre, ils demandent au ministère de l’Écologie l’ouverture d’un débat public sur les transports alpins.
EELV, le Parti de gauche et des élus UMP s’inquiètent
Côté PS, on demeure inflexible. « Il serait incompréhensible que la France renonce au Lyon-Turin pour lequel 800 millions d’euros ont déjà été mobilisés », peste Jean-Jacques Queyranne, le président (PS) de la région Rhône-Alpes. Autant donc dépenser les 10,2 milliards d’euros qui restent. Plusieurs élus et partis politiques commencent cependant à sérieusement s’inquiéter. Les écologistes de la région Rhône-Alpes, d’abord favorables au projet, font volte-face. « Les infrastructures nouvelles sont prédatrices d’espace, d’énergie et de deniers publics, déclare Europe Écologie dans un communiqué, elles doivent être proportionnées aux besoins présents et raisonnablement estimables à l’avenir. » Le Parti de Gauche demande un moratoire sur le projet. Le député UMP de Savoie Dominique Dord, maire d’Aix-les-Bains, se demande aujourd’hui s’il n’y pas eu « abus de conscience ». Il demande à RFF de se prononcer sur les hypothèses d’augmentation du trafic de marchandises. « S’il n’y a pas d’augmentation, voir même une légère baisse, je considérerai que j’ai été abusé par les experts ».
Un projet « très ambitieux », « un pilotage insuffisant », des coûts prévisionnels « en forte augmentation », des prévisions de trafic « revues à la baisse », une « faible rentabilité socioéconomique », un financement « non défini » : autant de réserves émises par la Cour des comptes et appuyées par le travail de fond mené par les membres de No Tav. Si le projet n’a fait jusqu’ici l’objet d’aucun débat public, François Hollande devra néanmoins passer par le Parlement pour ratifier l’accord signé entre Mario Monti et Nicolas Sarkozy en janvier 2012. Pour l’italien Paolo Prieri, « le problème qui est posé n’est pas seulement celui d’une ligne à grande vitesse mais d’un grand projet d’inutilité publique ».
Sophie Chapelle
@Sophie_Chapelle sur twitter
Photos : © Tempi / © Romain388
© Carte : Ministère de l’Ecologie