La cause de la Chine progresse à Paris. Le clash sur le Tibet de Sarkozy, lors des jeux Olympiques de 2008, s'éloigne des mémoires. Le business progresse, les investissements chinois en France explosent, et, en ces temps de tensions intercommunautaires, la cote de l'immigré chinois demeure bien meilleure que celle des autres immigrants.
Car le Chinois de France a, en principe, bonne presse. Une famille chinoise à Paris ou à Lyon, c'est l'assurance d'une intégration sans histoire. Ses enfants, souvent de très bons élèves, sont réputés rehausser le niveau scolaire de l'école du coin. Le crachat au sol reste le niveau maximal d'incivilité dont sont coupables les ressortissants de l'empire du Milieu. Et, du moins Zheng Ruolin, journaliste chinois en poste à Paris, l'affirme, les mariages entre Français et Chinois qui progressent - même parmi les homosexuels, dit-il - faciliteront les bonnes relations entre les deux pays. Au risque de heurter la bonne humeur de Zheng Ruolin, il nous revient de relativiser cette description irénique que lui-même, mais aussi nombre de politiques et d'élus français, fait de la présence chinoise en France.
Au fait, combien de Chinois vivent en France ? La question, simple, n'appelle que des réponses incertaines. Ou ridicules, comme la dernière statistique publiée sur le site du ministère de l'Intérieur, selon laquelle il n'y avait que 61 000 ressortissants chinois en France en 2005. Spécialiste de l'immigration chinoise, Richard Beraha l'estime à 450 000 personnes (1). Selon un spécialiste du sujet au ministère de l'Intérieur, le bon chiffre serait de 800 000 en 2012, dont 25 % de clandestins. Il s'agit de toute façon de la première communauté chinoise d'Europe. Mais de même que, comme le dit Zheng Ruolin, il n'y a pas une mais plusieurs Chine, il y a plusieurs immigrations chinoises en France.
Huang Jialu arrive en France en 1702 et se marie avec une Française. Bien plus tard, le premier restaurant chinois ouvre à Paris en 1914. A cette époque, le filet d'immigration chinoise est mince. Après la révolution de 1948, la Chine de Mao ne délivre aucun visa à ses ressortissants et la seule immigration chinoise provient d'Indochine (Vietnam, Laos, Cambodge). Elle s'installe dans le XIIIe arrondissement de Paris. Les premiers Chinois continentaux n'arrivent en France qu' à partir de 1985, lorsque le gouvernement chinois ouvre les vannes. L'immigration n'est donc pas seulement le résultat de flux migratoires « naturels », elle est, d'abord, la conséquence de politiques d'Etat. Or, non seulement la Chine a jugé utile de laisser partir ses candidats à l'émigration, mais elle les a encouragés, à la fois pour atténuer le chômage en Chine et pour favoriser les investissements dans le pays, qui, selon Pierre Picquart (2), seraient à 75 % le fait de Chinois d'outre-mer.
Esclaves puis patrons
A l'inverse, lorsque la France souhaite expulser des clandestins chinois, leur visa est souvent refusé par la Chine, à 27,6 % en 2008 par exemple. Car, et les Français, tout comme Marine Le Pen, l'ignorent, il faut l'accord du pays d'origine pour expulser un travailleur clandestin ou un passeur. Il est sans doute plus facile de l'obtenir du Sénégal que de la Chine...
La deuxième vague d'immigration chinoise provient de Wenzhou, une ville de la région du Zhejiang près de Shanghai. Une immigration à nulle autre pareille. Un Wenzhou paye 10 000 à 12 000 € le voyage en France à « une tête de serpent », en général honorable correspondant de la mafia. La « prestation » comprend la confection de faux papiers, le voyage et l'accueil, voire l'embauche dans un atelier. Dépourvu de papiers - ceux ayant permis l'entrée en France sont immédiatement restitués aux trafiquants de main-d'œuvre -, l'immigrant commence son séjour dans l'esclavage. Douze voire quinze heures de travail par jour pour une rétribution misérable, sans aucune prestation sociale. On s'entasse à sept ou huit dans des studios. L'essentiel des gains est mobilisé pour le remboursement du voyage, puis pour la constitution d'une épargne qui servira à ouvrir un commerce. Car notre Wenzhou n'accepte d'être ainsi esclavagisé que parce qu'il va bientôt changer de statut et devenir patron.
« Chaque métier a son prix d'entrée, note Richard Beraha : 30 000 à 100 000 € pour un traiteur de quartier ; 150 000 à 700 000 € pour un restaurant chinois ou japonais ; de 100 000 à 400 000 € pour ouvrir une boutique de confection. Il faut par ailleurs compter plusieurs centaines de milliers d'euros pour une boutique dans l'informatique ou la téléphonie. » Comment un pauvre hère obligé de s'endetter pour venir en France puis de travailler dur pour rembourser peut-il disposer de telles sommes ?
La réponse réside dans les us et coutumes wenzhous. Ceux qui ont réussi sont prêts à consacrer 20 % de leurs bénéfices à des prêts ou des dons destinés aux immigrants qui s'installent. Selon Richard Beraha, les prêts bancaires classiques ne financent que 50 % des acquisitions de commerces. Grâce à quoi les Chinois dirigent en France plusieurs centaines de milliers de boutiques.
Exemple : le débit de tabac. Voici quelques années, le gouvernement a libéralisé l'accès à ce type de commerce, jusqu'alors réservé aux citoyens français disposant d'un certain apport financier. Voilà pourquoi les fumeurs parisiens ne sont plus surpris d'acheter leurs paquets de cigarettes à des Chinois. Au fait, combien de débitants de tabac chinois ? La question est taboue car quand on aime on ne compte pas. C'est, en substance, la réponse qui est faite à la Confédération des buralistes de France. A la Revue des tabacs, le journaliste trop curieux sur ce point est vite suspecté de vouloir «stigmatiser» les commerçants chinois. Mais, selon certains experts, un tabac sur deux aurait été acheté par un ressortissant chinois dans la région parisienne. Une manne inespérée pour nos débitants en quête d'une retraite confortable...
Le commerce et l'industrie
Appelons-la Mme Wen. Son bar-tabac, rue Riquet, à Paris XVIIIe, situé entre une boucherie halal et un minibazar de marchandises à bas prix - et de fabrication chinoise -, est un endroit purement fonctionnel, sans âme. La caisse de Mme Wen crépite comme une mitraillette. Presque tous les clients sont des hommes, maghrébins pauvres, qui viennent acheter des cigarettes, faire un Rapido, un Loto, un Keno ou boire un café. Entre deux tacatacatac de caisse enregistreuse, Mme Wen, debout, raconte son histoire. Elle est arrivée en France à l'âge de 13 ans de la région de Wenzhou voici vingt-cinq ans. «Plus de quinze heures de travail par jour dans la confection, de 9 heures du matin à 2 heures le lendemain.» Avec sa famille, elle réussit à épargner une somme qui lui permet, quelques années plus tard, d'ouvrir un traiteur. «Puis j'en ai eu assez des inspections sanitaires à répétition et des employés trop nombreux, trop chers...» Elle reprend un bar-tabac. Coût : 500 000 €. Elle apporte un tiers de la somme en revendant le traiteur. Les deux tiers restants viennent d'un crédit bancaire et de sommes apportées par la famille, les amis...
A côté de ce commerce chinois qui, apparemment, doit rester «invisible», la présence chinoise dans l'Hexagone concerne de plus en plus l'industrie. Là encore, comptabiliser les investissements chinois n'est pas chose facile. Par définition, le libre-échange doit rester... libre, c'est-à-dire discret. Du coup, les évaluations se multiplient et divergent, comme pour les statistiques de l'immigration.
Boom des investissements
Citée par l'économiste Philippe Delalande, une étude du Rhodium Group montre cependant le boom des investissements chinois en Europe : 2,7 milliards de dollars en 2009, 3,6 en 2010 et 9,8 en 2011. Selon la même source, la France aurait capté 58 % de ces investissements en 2011. En fait, il semble que l'entrée du fonds souverain chinois China Investment Corporation dans GDF-Suez (soit 4,28 milliards de dollars) représente 75 % des 5,7 milliards. La Chine possède un énorme excédent de ressources financières, évalué à 2 500 milliards de dollars. Elle cherche d'autant plus à diversifier ses investissements que les monnaies de réserve - le dollar et l'euro - semblent moins sûres que par le passé, et que la démographie chinoise prépare un avenir difficile au pays à partir des années 2030, à cause des conséquences de la politique de l'enfant unique lancée au début des années 80. Comment évaluer l'impact de ces sino-investissements en Europe et en France ? Comment veiller à ce que nos amis chinois investissent en France pour approcher le marché européen et non pour piller les technologies, les ressources ou les brevets des PME françaises ?
Régulièrement, des économistes, comme Antoine Brunet, et des experts, comme Valérie Niquet, bons connaisseurs de l'empire du Milieu, mettent en garde les gouvernements français. Certes, par ces temps de disette capitalistique, l'investissement est toujours bon à prendre. A condition de ne pas brader notre patrimoine industriel et de veiller à sa sécurité. Or, malgré le rapport alarmant du sénateur Jean-Marie Bockel, aucune enquête n'a encore été consacrée aux activités des sociétés de télécom chinoises ZTE et Huawei, refoulées des Etats-Unis, du Canada et d'Australie pour suspicion d'espionnage. Bref, il ne semble pas que la vigilance soit de rigueur au ministère du Redressement productif, malgré la philosophie exprimée par Arnaud Montebourg. L'investissement chinois devrait d'autant plus être observé à l'aune de nos intérêts que l'Etat chinois y règne en maître absolu, comme le confirme l'économiste Jean-François Dufour : «Lorsque le gouvernement de Pékin a refusé le rachat de Saab par un groupe chinois après avoir autorisé celui de Volvo par Geely, on a compris que les banques, c'est-à-dire le pouvoir d'Etat, devaient valider tout achat d'entreprise étrangère.» Côté PME, le gouvernement chinois vient de lancer une réforme facilitant l'octroi de crédits aux entrepreneurs wenzhous pour investir en Europe. En est-il de même pour ce qui concerne les rachats de PME ? Plusieurs cas récents révèlent en tout cas que ces opérations poursuivent des objectifs parfaitement identifiables : l'acquisition de matières premières ou bien de capacités de production à haute technologie dans des domaines stratégiques.
L'histoire de Plysorol en fournit une illustration emblématique. Cette entreprise, créée en 1912, dominait à son sommet la production européenne de contreplaqué avec trois usines à Lisieux, Epernay, Fontenay-le-Comte et possédait 600 000 ha de forêts en concession au Gabon. En 2008, elle est mise en liquidation judiciaire. Quelques mois plus tard se présente un homme d'affaires chinois, Zhang Guohua, qui est accueilli comme un sauveur.
N'accepte-t-il pas de maintenir les 470 emplois restants et de renflouer l'entreprise en investissant 15 millions d'euros sur les trois sites, puis 20 millions d'euros par an pour la développer ? Un philanthrope en somme. «Un patron voyou», rectifie Philippe Brun, avocat du comité d'entreprise de Plysorol. En fait, M. Zhang est actionnaire dirigeant d'un groupe privé encadré et soutenu par les autorités chinoises et dont l'une des filiales, Honest Timber - «Bois honnête», ça ne s'invente pas -, a pour activité principale l'importation de bois, l'exportation de contreplaqué et l'industrie minière. Les mois qui suivent le rachat, les usines Plysorol connaissent à nouveau des difficultés financières et surtout, ce qui est nouveau, des problèmes d'approvisionnement. Mais que fait M. Bois-Honnête ? Il dépèce l'entreprise avec une brutalité inouïe. D'un côté, il cesse de verser leurs salaires aux employés français. De l'autre, il spolie les concessions forestières de Plysorol en les transférant directement à l'une de ses sociétés chinoises. Laissée à l'abandon, sans matière première, Plysorol agonise, et dépose le bilan en avril 2010. Elle sera rachetée par un Libano-Ghanéen, Ghassan Bitar, qui dépose lui aussi le bilan après que le Gabon a transféré le permis d'exploiter à John Bitar Gabon, une autre société du patron libanais. Pour la deuxième fois, Plysorol se retrouve dépossédée de ses concessions. Aujourd'hui, une plainte court toujours contre Zhang Guohua pour banqueroute frauduleuse et abus de biens sociaux, et le parquet de Lisieux a ouvert une enquête sur les circonstances de la récupération des forêts gabonaises par Ghassan Bitar.
Pillages stratégiques
Autre exemple, Freescale. Cette usine, anciennement Motorola, a été créée en 1968 à Toulouse. Elle fut longtemps le premier exportateur de Midi-Pyrénées et premier recruteur dans la région, derrière l'Aérospatiale. Freescale fabrique des plaquettes de semi-conducteur. Elle est le premier fournisseur mondial d'électronique embarquée pour automobile.
Août 2012. Trois ans après l'avoir annoncé, la direction américaine ferme l'usine. Les 800 machines de Freescale Toulouse sont démontées. On apprend bientôt que 85 % d'entre elles ont été vendues à une entreprise chinoise. Selon la direction, ces machines sont obsolètes. Didier Zerbib, délégué CGT, le conteste et soupçonne une délocalisation dissimulée, malgré les engagements signés par la direction. La preuve ? L'opacité de l'opération. «Si les machines sont obsolètes, pourquoi dissimuler leur prix de vente à une entreprise chinoise de Shenzhen ? Pourquoi maintenir secret le nom de cette entreprise ? Et pourquoi la hiérarchie cherche-t-elle des volontaires pour aller remonter et calibrer les machines en Chine ?» A ce jour, malgré le pont d'or proposé, la direction n'a trouvé aucun volontaire pour Shenzhen. Questionnée, elle n'a pas souhaité communiquer sur ces points. Une fois tout terminé, 821 postes auront été supprimés. Au-delà de la casse sociale, le délégué CGT déplore la disparition d'un savoir-faire : «Ces microprocesseurs représentent un pan hautement stratégique de notre industrie et leur abandon par la France et l'Europe est extrêmement dommageable.» Mais, selon Eric Ziegler, secrétaire FO métaux Midi-Pyrénées, «dès que nous voulons protéger des emplois et des industries françaises, on se fait traiter de nationalistes !»
Appétit technologique
Troisième cas d'école, celui de l'usine McCormick de Saint-Dizier, qui fabriquait des transmissions, pièce stratégique dans un tracteur agricole. Celle-ci, en chute libre, a été «sauvée» en mars 2011 par le géant du tracteur chinois YTO. «Les 200 emplois ont été conservés. La production a été relancée et est écoulée en Chine. Une ligne de fabrication de tracteurs est même recréée et 400 créations d'emplois sont attendues d'ici à 2015-2016», se félicite Raymond Roussinaud, secrétaire CFDT du comité d'entreprise. En démontant deux tracteurs chinois d'YTO pour y installer leurs équipements, les ouvriers ont découvert que les arbres de transmission avaient trente ans de retard... On comprend mieux l'intérêt de l'entreprise d'Etat YTO, 26 000 employés en Chine, pour la petite usine de Saint-Dizier. Désormais, la technologie française leur appartient. «Pour l'instant tout se passe bien. Mais, dans le contexte actuel, nous avons l'impression d'être un non-sens industriel», conclut Raymond Roussinaud.
Autre volet de la stratégie chinoise, les plates-formes d'import-export. L'objectif est de favoriser les échanges. Autrement dit, de faciliter l'entrée des produits chinois de grande consommation. En échange de ces montagnes de plastique, les Français sont censés exporter leurs produits de luxe... en attendant que la Chine puisse s'introduire elle aussi sur ce marché, qui n'a aucune raison de lui échapper, elle qui fabrique désormais des TGV et des Airbus.
De facto, la France ne semble avoir tenu aucun compte des leçons du passé, lorsque nos experts et nos hommes politiques, de droite comme de gauche, nous expliquaient doctement que les délocalisations chinoises n'avaient aucune importance du moment que nous gardions la maîtrise des industries à haute valeur ajoutée et des services. Dix ans plus tard, les industriels chinois montraient leurs capacités à élaborer des produits de haute technologie. La ligne Maginot de «l'intelligence» a fait long feu. Et aujourd'hui, ce sont les Chinois qui investissent en France. Leur pénétration se fait avec l'aide des élus français soucieux de trouver des emplois à tout prix. C'est ce qu'on a fait miroiter aux élus de Châteauroux, d'Aubervilliers ou de Moselle, où va se créer un pôle d'affaires destiné à offrir toute une infrastructure commerciale à 2 000 sociétés technologiques chinoises désireuses d'exporter en Europe.
Impossible de recueillir le moindre avis sur le sujet du ministère du Développement durable. Tout se passe comme si l'empire du Milieu était aussi, sous notre latitude, celui du silence. Ph.C. et L.R.
(1) La Chine à Paris, Robert Laffont, 2012.
(2) L'Empire chinois, Favre, 2004.