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5 septembre 2013 4 05 /09 /septembre /2013 16:40

 

 

Médiapart

Clermont-Ferrand, exemple dramatique de la surchauffe du 115

|  Par Carine Fouteau

 

 

En matière d'hébergement d'urgence, ce qui se passe à Clermont-Ferrand, où environ 300 personnes risquent de passer leur troisième nuit dehors, est le reflet d'une situation nationale dégradée. Le dispositif est au bord de l'implosion.

La grande place de Clermont-Ferrand est bondée. En l’espace de quelques heures, elle est devenue un refuge à ciel ouvert pour plusieurs dizaines de pesonnes chassées de leurs logements. Environ 300 demandeurs et déboutés du droit d’asile, principalement des Arméniens, des Kosovars et des ressortissants de pays d’Afrique sub-saharienne, mais aussi des SDF, risquent de passer leur troisième nuit consécutive dehors, sous d’immenses tentes de toile, en plein centre de la préfecture du Puy-de-Dôme.

La nouvelle est tombée pendant le week-end: ces personnes, parmi lesquelles beaucoup de familles, ont appris qu’elles devraient quitter lundi matin les hôtels dans lesquels elles vivaient. En cause: la quasi-faillite de l’Anef, l’association chargée de gérer le 115 dans le département, le numéro d’urgence à destination des personnes sans domicile. Depuis le début de la semaine, cette structure n’a plus de trésorerie pour payer les hôtels sociaux travaillant en relation avec elle. Son directeur général, Gilles Loubier indique qu’en 2012 l’État, en charge de la mise à l’abri des plus démunis en tant que garant de la solidarité nationale, n’a remboursé que «5% environ» des 350.000 euros engagés chaque mois. Faute des financements prévus, ce responsable associatif craint de ne plus être en mesure de payer ses salariés en ce mois de rentrée.

L’occupation de l’église Saint-Pierre-des-Minimes par une centaine d’expulsés n’a pas duré longtemps. Dans la nuit de lundi à mardi, la crypte a pris feu, obligeant les pompiers à intervenir et les résidents de passage à quitter les lieux. Une enquête a été ouverte pour déterminer l’origine du sinistre, certains éléments laissant penser qu’il pourrait être de nature criminelle. «Une porte latérale de l’édifice a été fracturée, donnant accès au sous-sol où le feu est parti d’une pièce qui sert de débarras. On est sur l’hypothèse d’un acte volontaire, qui doit être confirmée par l’analyse de prélèvements effectués sur place», a déclaré le procureur de la République à Clermont-Ferrand, Pierre Sennès.

Face à la tournure prise par les événements, le ministère du logement a annoncé avoir «délégué 400.000 euros» de crédits à l’association concernée «afin d’apporter une solution de financement». Mais, regrette l’Anef, cette somme ne couvre qu’une partie de la dette due aux hôteliers. Elle ne permettrait donc pas d’assurer les nuités à venir. Elle ne serait par ailleurs pas disponible avant «au moins un mois». À l’issue d’une réunion avec les services de l’État, la ligne du 115 a été remise en service. Gilles Loubier prévient toutefois n’avoir aucune solution à proposer aux personnes qui appelleraient.

La préfecture se défend de ne rien faire et enchaîne les communiqués pour rappeler que 66 personnes ont pu être relogées, dont 30 par le 115 et 36 par le conseil général, au titre de la protection de l’enfance (principalement des mères avec des enfants en bas âge). Elle souligne aussi qu’un gymnase a été ouvert et reproche à divers «groupes» de faire obstacle au travail social engagé «en incitant les personnes sans abri à refuser ces propositions».

«L’ensemble des structures du 115 sont en danger»

Cette situation éclaire sous un jour dramatique l’état périlleux dans lequel se trouvent les structures d’hébergement d’urgence partout en France. Entre les associations gestionnaires et l’État, la crise est latente depuis plusieurs années. C’est pour tenter de la déminer que Jean-Marc Ayrault était intervenu sur ce thème, lors de la conférence nationale contre la pauvreté et pour l’inclusion sociale, organisée le 11 décembre 2012. Le premier ministre avait alors promis de mettre fin à la «politique du thermomètre», qui consiste à débloquer des moyens par à-coups, en fonction des intempéries. L’ex-patron de la CFDT, François Chérèque, avait été nommé pour s’assurer du suivi des mesures annoncées.

«On ne peut pas dire que rien n’a été fait, mais cela ne va pas assez vite», déplore Eric Pliez, directeur général de l’association Aurore et trésorier de la Fédération nationale des associations d’accueil et de réinsertion sociale (Fnars), qui regroupe 2.400 établissements. Selon le baromètre mis à jour mensuellement par ce réseau national, l’accueil des sans-abri «continue de se dégrader». Il a même atteint un «triste record» en juillet 2013 avec 76% des demandes au 115 restées sans réponse. «Les services de veille sociale ont épuisé leur budget annuel depuis cet été pour la plupart», indique la Fnars dans un communiqué, qui fustige la «gestion saisonnière de l’exclusion».

«L’ensemble des structures du 115 sont en danger», renchérit Eric Pliez. «L’État a trop longtemps compté sur les fonds de roulement des grosses associations. Les retards de paiement ne sont pas gérables pour les plus petites structures, notamment celles qui font de l’urgence», indique-t-il. C’est donc moins un problème de budget, que de trésorerie: l’État ne versant pas ce qu’il doit en temps et en heure, les associations se retrouvent étranglées.

Sur l’ensemble du territoire, les moyens consacrés au logement des plus démunis sont en hausse en 2013 (1,2 milliard d’euros, soit +4% par rapport à 2012). Les crédits alloués à la création de places supplémentaires augmentent eux aussi (+13% sur la même période). Face à l’afflux constant de nouveaux pauvres venus de France et d’ailleurs, poussés par les guerres et la crise économique mondiale, ces moyens sont insuffisants. D’autant que durant l’été, les associations sont confrontées à la fermeture de places spécialement ouvertes pendant l’hiver.

«En juillet 2013, les demandes d’hébergement au 115 sont équivalentes à celles enregistrées sur la période hivernale, témoignant s’il en était encore besoin que l’urgence sociale ne se limite pas aux périodes de grand froid. Eté comme hiver, les personnes sollicitent un hébergement», insiste la Fnars, qui souligne qu’en raison de la pénurie de places, les associations prennent le risque de sélectionner les publics au détriment des principes d’inconditionnalité et de continuité de l’accueil.

Mais l’implosion du système ne se résume pas au montant des sommes allouées. Selon le directeur général d’Aurore, qui a par exemple hébergé des Tunisiens débarqués à Paris en 2011, l’horizon n’a aucune chance de se dégager «tant que l’État considère les hôtels sociaux comme la variable d’ajustement». Cette solution revient très cher à la collectivité, alors que les chambres proposées sont souvent dans un état déplorable. Les mesures de long terme consistant à privilégier des dispositifs de logement transitoires ou de colocation sont trop rarement exploitées. «Il faut réfléchir à l’échelon territorial à des solutions alternatives de logement pérenne», insiste-t-il.

Reste que la décision de l’Anef d’interrompre la mise à l’abri n’est pas sans poser question, y compris du côté des adhérents de la Fnars soucieux d’éviter les coups de force pénalisant les personnes accueillies. Avec toujours la crainte de masquer les difficultés. À Clermont-Ferrand, celles-ci ont été étalées sur la place publique. De fait, les pouvoirs publics ont été contraints de réagir. 

 

 

 

 

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5 septembre 2013 4 05 /09 /septembre /2013 14:52

 

 

LE MONDE

 

05.09.2013 à 09h25 • Mis à jour le 05.09.2013 à 14h57 | Par Jean-Baptiste Chastand

 


 
 
Taux de chômage selon le questionnaire de l'Insee.

S'il a de l'humour, François Hollande peut dire merci à l'Insee. L'Institut national de la statistique a annoncé, jeudi 5 septembre, que le président de la République était parvenu à inverser – virtuellement – la courbe du chômage. Une inversion qui se serait miraculeusement produite début 2013. Alors que le taux de chômage au premier trimestre avait été annoncé en mai à 10,8 % pour la France entière, l'Insee estime désormais qu'il était plus proche des 10,5 %.

Lire notre enquête : "Qui sont les chômeurs ?"

Mais, malheureusement pour le président de la République, cette inversion ne traduit aucune réelle amélioration sur le marché du travail. De simples changements de formulations dans les nouveaux questionnaires, introduits depuis janvier, ont créé un tel changement dans les réponses des Français interrogés que le taux de chômage a artificiellement reculé de 0,3 point par rapport à l'ancien questionnaire. En mai, l'Insee avait été contraint de décaler la publication de plusieurs indicateurs détaillés en raison de ces anomalies.

Un enquêteur de l'Insee ne vous demandera plus, par exemple, si vous étiez "à la recherche d'un emploi, même à temps partiel ou occasionnel ", mais si vous étiez "à la recherche d'un emploi" tout court. Associée à d'autres, cette modification a suffi à faire pencher quelques "oui" du côté du "non". Et à ainsi faire sortir 90 000 Français, virtuellement, des chiffres du chômage. Selon la nouvelle enquête, la France métropolitaine compte ainsi 2 909 000 chômeurs, contre 2 999 000 si l'on prolonge l'ancienne. La définition du chômage au sens du Bureau international du travail, qui sert de référence internationale, prévoit qu'un chômeur doit notamment "avoir cherché activement un emploi dans le mois précédent". Cela laisse des marges de manœuvre pour formuler les questions, et faire varier d'autant les chiffres finaux du chômage.

 

"HARMONISER LES QUESTIONNAIRES AU NIVEAU EUROPÉEN"

"Le but était de fluidifier les questionnaires et de les harmoniser au niveau européen", explique la direction de l'Insee, qui s'inquiète qu'un tel bug puisse être pris pour une forme de complaisance ou pire, de manipulation favorable au gouvernement, au moment où tout le monde attend de savoir s'il parviendra à inverser la courbe du chômage d'ici à la fin 2013, comme il s'y est engagé. "Ces changements ont été décidés depuis longtemps et ils entraînent un décalage marginal : 0,3 point, c'est la marge d'erreur traditionnelle du taux de chômage", défend l'Insee pour écarter les soupçons. Par ailleurs, le gouvernement a fondé sa promesse sur les chiffres mensuels du ministère du travail, plus sensibles aux évolutions administratives et aux contrats aidés.

Pour parer aux critiques, l'institut a toutefois décidé de prendre une décision inédite : il publiera désormais, et pour quelques trimestres encore, deux taux de chômage différents, l'un calculé sur le nouveau questionnaire, plus bas, l'autre calculé à partir du taux de chômage de l'ancien questionnaire virtuellement prolongé, plus élevé. Au deuxième trimestre 2013, le chômage "ancienne version" a ainsi atteint 10,9 %, contre 10,6 % pour la nouvelle version. Heureusement, l'Insee s'accorde à dire qu'il a augmenté dans les deux cas de 0,1 point par rapport au premier trimestre. Cela suffit à satisfaire le ministre du travail et de l'emploi Michel Sapin, pour qui ces chiffres montrent que "la situation du marché du travail s'améliore progressivement", puisque cette hausse est moins forte que celle du premier trimestre (+ 0,3 point).

Il n'est pas sûr que les Français s'y retrouvent, eux qui sont déjà perdus entre le nombre de demandeurs d'emploi selon chaque catégorie diffusé chaque mois par le ministère du travail, et le taux de chômage publié tous les trois mois par l'Insee.

Cela devrait toutefois les encourager à réfléchir avec la plus grande attention à la réponse qu'ils donneront dans les prochains mois aux enquêteurs de l'Insee. Un "oui" qui devient un "non", et François Hollande pourrait grâce à eux tenir sa promesse.

Jean-Baptiste Chastand
Journaliste en charge du social et de l'emploi

 


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5 septembre 2013 4 05 /09 /septembre /2013 10:42

 

 

lefigaro.fr

 

Par Olivia Derreumaux

Mis à jour le 05/09/2013 à 12:35 - Publié le 04/09/2013 à 19:00

 

 

 

Le groupe américain Newell Rubbermaid (Waterman, Parker, Reynolds…) a annoncé en février un plan de restructuration qui touche trois sites en France.

 

Le groupe américain Newell Rubbermaid a demandé à six de ses employés, travaillant sur le site drômois de Malissard, d'apprendre les bases du métier à leurs remplaçants polonais, dans le cadre d'une délocalisation.

 

C'est une épreuve de plus dont les salariés drômois du groupe américain Newell Rubbermaid se seraient bien passés. Actuellement en cours de licenciement, ces employés ont été priés par leur direction de former leurs successeurs, dans le cadre de la restructuration du groupe qui fabrique entre autres les stylos Parker, Reynolds, et Waterman. Ce plan, qui prévoit la délocalisation du service clients en Pologne, se traduit en effet par le licenciement de six personnes sur le site de Malissard (Drôme), ainsi que de 72 salariés sur le site de Saint-Herblain en Loire-Atlantique, et de 20 employés sur celui de Boulogne-Billancourt en région parisienne.

«On nous demande de former les Polonais. En novembre, ils vont venir 15 jours et on va les former», a ainsi expliqué à l'AFP une des salariées concernées par ces suppressions de postes. Une information confirmée par la direction France du groupe, qui précise que les salariés polonais ayant vocation à reprendre la gestion du service clients dans le cadre de cette délocalisation viendront dans la Drôme se former à leurs nouvelles tâches «pendant une semaine ou deux». Ces postes ne concernent pas la production, assurée en grande partie sur le site nantais de Saint-Herblin. En 2010, le site voisin de Valence, où étaient produits les stylos Reynolds et le célèbre effaceur, avait déjà été fermé, pour être délocalisé en Tunisie.

Ralentissement du marché de l'écriture

Touché par le ralentissement du marché de l'écriture traditionnelle et de prestige, concurrencé par les tablettes, le groupe américain avait annoncé en début d'année un plan de suppression de 1900 postes dans le monde (10 % de ses effectifs), dont une centaine en France. Un plan prévu sur deux ans et demi, et qui doit lui permettre d'économiser 90 à 100 millions de dollars par an (68 à 75 millions d'euros). Au-delà de ses marques d'écriture, possède également des marques d'outillage (Irwin, Lenox), de matériel de puériculture et médical (Graco et Rubbermaid Healthcare) ou encore d'équipements de la maison (Calphalon, Levolor, Kirsch…).

 

 

 

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4 septembre 2013 3 04 /09 /septembre /2013 16:16

 

Rue89

04/09/2013 à 17h57
Jean-Marc Manach | journaliste

 

 

Les marchands d’armes de surveillance numérique privilégient les pays peu regardants en matière de droits de l’homme : c’est le constat de WikiLeaks, après plusieurs mois d’espionnage.

Les marchands d’armes n’aiment guère la publicité. Problème : les télécommunications, ça laisse des traces, opportunément exploitées par la NSA (entre autres), comme Edward Snowden l’a amplement démontré.

WikiLeaks a décidé de rendre publique la liste des pays visités par les principaux marchands d’armes de surveillance numérique, dont trois « sociétés ennemies d’Internet » – pointées du doigt par Reporters sans frontières pour avoir vendu des logiciels espions à des pays eux aussi considérés par RSF comme des « ennemis d’Internet ».

En 2011, WikiLeaks avait rendu publics, avec ses « SpyFiles », des centaines de documents internes révélant l’ampleur du business des logiciels et systèmes d’espionnage et de surveillance des télécommunications.

Dans une nouvelle série de révélations, intitulée « SpyFiles 3 », à laquelle Rue89 a eu accès en partenariat avec dix-huit autres médias étrangers, WikiLeaks révèle que la WLCIU (pour WikiLeaks Counter Intelligence Unit), son « unité de contre-espionnage » (sic), a recensé les pays d’où se sont connectés les téléphones portables de dix-neuf employés ou responsables de onze marchands d’armes de surveillance numérique.

Surveillés depuis des mois par WikiLeaks

Du 4 au 6 juin derniers, le gotha de la surveillance des télécommunications se réunissait au Clarion Congress Hotel de Prague, à l’invitation d’ISS World. L’entrée de ce salon itinérant, interdit aux journalistes mais organisé sur les cinq continents, facturée entre 995 et 2 295 dollars (entre 755 et 1 742 euros), est réservée aux représentants de services de renseignement, forces de l’ordre et gouvernements.

 


ISS World, le supermarché des marchands d’armes de surveillance numérique

 

Les participants viennent y découvrir les dernières nouveautés en matière de surveillance et d’interception des télécommunications, assister à des démonstrations « live » de logiciels espions, et à des dizaines de conférences où les marchands d’armes expliquent comment leurs systèmes et logiciels peuvent aider les autorités à surveiller et combattre « les activités criminelles conduites sur les réseaux de télécommunication, l’Internet et les réseaux sociaux ».

 

Du 7 au 9 juillet, plusieurs de ces marchands d’armes se retrouvaient à Lyon, au forum Technology Against Crime, qui se targue de vouloir devenir le « Davos de la sécurité » puis, du 22 au 25, au Brésil, pour l’édition sud-américaine du salon ISS.

 

Ce qu’ils ne savaient pas, c’est que plusieurs d’entre eux étaient surveillés, depuis des mois et pour certains des années, par l’unité de contre-espionnage de WikiLeaks.

 

Et force est de constater que, lorsqu’ils sont en voyage d’affaires, ces mercenaires du numérique ont une furieuse tendance à privilégier les pays peu regardants en matière de droits de l’homme. (Dans la carte ci-dessus, cliquez sur les pays en rouge pour connaître leur rang au classement RSF de la liberté de la presse, et découvrir quels marchands d’armes les ont visités.)

 

Droits de l’homme et bord de mer

L’allemand Trovicor, ex-Nokia Siemens Networks, est l’un des plus gros fournisseurs de solutions légales d’interception dans le monde. Plus de 100 pays utiliseraient ses technologies, et c’est le principal sponsor du salon ISS. Son code de bonne conduite précise, au chapitre « business ethics » que l’objectif de l’entreprise est de faire partie des industries leaders en matière de responsabilité sociale et de respect des droits de l’homme.

 

Elle n’en a pas moins fourni des systèmes d’interception à l’Iran, au Bahreïn et en Syrie, ce qui en a fait l’un des principaux « ennemis d’Internet » pour RSF. Sur ses 170 employés, un seul était surveillé par la WLCIU, qui avance que, depuis janvier, il a été deux fois aux Emirats arabes unis (où Trovicor a une filiale), ainsi qu’en Bulgarie, Serbie, et en Thaïlande, l’un des quatorze pays placés « sous surveillance » par RSF en 2012, en raison de ses velléités de contrôle, de filtrage et de censure d’Internet.

 

Contactée, la responsable communication de Trovicor à répondu à Rue89 que la liste de ces pays lui fait penser à l’itinéraire de quelqu’un qui apprécierait particulièrement les pays en bord de mer, et que son employeur s’interdit par ailleurs de vendre ses solutions à tout pays en guerre civile...

 

Mr Q. au Turkménistan

Elaman, elle aussi allemande, se présente comme spécialiste des « solutions de sécurité gouvernementale ». Son catalogue, que WikiLeaks avait rendu public à l’occasion des Spy Files, est un inventaire de tout ce dont aurait rêvé le Mr Q. de James Bond.

 

Sur la page d’accueil de son site web, Elaman avance que « la confidentialité est essentielle dans le business de la sécurité ». Elle aurait donc probablement préféré que l’on ne sache pas que, du 21 au 24 janvier dernier, puis les 12 et 13 juin, son responsable commercial, Holger Rumscheidt, était au Turkménistan, 177e (sur 179) au classement RSF de la liberté de la presse, un des douze pays considérés par l’ONG, en 2012, comme faisant partie des « ennemis d’Internet ».

 

Décrit par RSF comme « l’un des plus fermés au monde », le Turkménistan est aussi l’« un des pays les plus hostiles à la liberté d’expression ». Facebook, Twitter, YouTube et Gmail y sont bloqués et « les possesseurs d’antennes paraboliques ou de téléphones portables sont considérés comme des ennemis en puissance ».

 

La liste des pays d’où Rumscheidt s’est connecté au réseau téléphonique indique qu’il a aussi visité l’Azerbaïdjan (156e du classement RSF) en février 2012, la Jordanie (134e) en avril dernier, et multiplié les déplacements au Liban (101e), au sultanat d’Oman (141e) et aux Emirats arabes unis (114e), par ailleurs placés « sous surveillance » par RSF en 2012, suite aux « arrestations arbitraires » de plusieurs blogueurs qui avaient osé demander aux autorités de procéder à des réformes, ce qui leur avait valu des condamnations de deux à trois années de prison.

 

Les logiciels espions des Printemps arabes

Le groupe britannique Gamma, une des cinq sociétés classées « ennemies d’Internet » par RSF, n’est pas en reste : entre les 2 et 10 mars 2013, pas moins de quatre de ses principaux responsables se rendaient ainsi aux Emirats arabes unis, en compagnie d’Holger Rumscheidt (Gamma a noué une alliance de sécurité avec Elaman). Au total, huit des onze entreprises surveillées par la WLCIU ont visité les Emirats l’an passé.

 

La liste de WikiLeaks révèle que les employés de Gamma placés sous surveillance auraient par ailleurs visité le sultanat d’Oman, le Liban, l’Ouganda (104e au classement RSF), le Qatar (110e), le Nigéria (115e), Brunei (122e), l’Ethiopie (137e), l’Indonésie (139e) et la Guinée Equatoriale (166e), ainsi que deux des douze pays placés « sous surveillance » par RSF à l’occasion de son rapport sur les « ennemis d’Internet » : la Malaisie (145e) et le Kazakhstan (160e).

 

L’employé de Gamma dont le téléphone portable était, du 9 au 12 juin dernier, localisé au Kazakhstan, est un « usual suspect » : Martin Münch, né en 1981, est le responsable de FinFisher, une suite de logiciels espions (ou « chevaux de Troie ») qui ont beaucoup fait parler d’eux depuis que, Printemps arabes aidant, on a découvert qu’ils avaient été utilisés en Egypte, pour espionner des dissidents au Bahrein, ainsi que, comme l’ont révélé des chercheurs américains au printemps dernier, dans au moins 35 pays, dont quinze des pays visités par les employés de Gamma et de ses filiales l’an passé (Brunei, Nigeria, Afrique du Sud, République tchèque, Ethiopie, Indonésie, Malaisie, Mexique, Qatar, Serbie, Singapour, Turkménistan, Royaume-Uni, Etats-Unis, Emirats arabes unis).

 

 

Finfisher Spying & Monitoring Tools

Par Guillaume Dasquié

 

25 200 euros le « kit d’intrusion »

WikiLeaks publie par ailleurs une dizaine de documents révélant comment FinFisher et une entreprise suisse, DreamLab, ont vendu un « proxy d’infection » afin de pouvoir infecter les ordinateurs des citoyens ou résidents d’Oman et du Turkménistan (à la demande de leur gouvernement), ainsi qu’une fiche confidentielle révélant combien sont facturés ces logiciels espion.

 

Comptez 25 200 euros le « kit d’intrusion », ou bien 100 000 euros la licence de FinSpy, sa solution complète d’intrusion à distance, si vous voulez espionner de une à dix cibles, mais 250 000 euros si vous voulez en surveiller plusieurs centaines, plus 9 500 euros de licence (par client). Le support technique, et les mises à jour, sont facturés 255 338 euros la première année, ou 308 960 euros pour trois ans. Les formations, elles, sont facturées 22 500 euros, les cinq jours. Un juteux business qui a d’ailleurs conduit Gamma à ouvrir un compte « offshore » aux Iles vierges britanniques...

 

Interviewé par un journaliste de Bloomberg, Martin Münch déplorait l’an passé la publicité faite par les nombreux articles expliquant comment les logiciels espions de FinFisher étaient utilisés pour espionner des défenseurs des droits de l’homme et cyberdissidents, et expliquait avoir abandonné toute forme de vie sociale : « Si je rencontre une fille et qu’elle tape mon nom dans Google, je suis sûr qu’elle ne me rappelera jamais »...

 

Le blog du « voyageur au Moyen-Orient »

D’autres employés n’ont pas ces pudeurs de jeunes filles : Nelson Brydon, qui se présente sur son compte Twitter (@Brydon_N, désormais indisponible) comme « voyageur au Moyen-Orient » a ouvert un blog (désormais indisponible aussi) où il narre ses nombreux voyages en avion entre le Qatar et Dubaï, l’Ouganda, l’Arabie saoudite, les Emirats arabes unis et Munich – siège social d’Elaman, révélant incidemment la liste des pays où sont donc probablement installés des logiciels ou systèmes espions de Gamma, son employeur.

 

Sur ce blog, Nelson Brydon ne parle pas de son métier mais, une fois par an, il rédige un (très) long billet où il explique ce que cela fait de prendre l’avion, et compare les compagnies aériennes, les stewards, hôtels...

 

Le dernier billet se conclut par un « rendez-vous en 2013 ». Sans trahir de secret professionnel, la liste de WikiLeaks indique que, rien qu’entre février et août, il a déjà été cette année sept fois au Qatar, ainsi qu’aux Emirats arabes unis, à Oman, en Malaisie, qu’il était à Chypre du 8 au 29 juillet (en vacances ?), et qu’il était de nouveau au Qatar du 18 au 22 août derniers.

 

Les petits secrets d’Hacking Team

L’unité de contre-espionnage de WikiLeaks s’est également intéressée au principal concurrent de FinFisher, Hacking Team, une entreprise italienne elle aussi placée dans la liste des « ennemis d’Internet » de RSF. Elle s’était en effet fait connaître après que des journalistes marocains, et un blogueur des Emirats arabes unis, ont reçu des e-mails infectés par « Da Vinci », son logiciel espion.

 

En avril dernier, une étude de Kaspersky Lab avait révélé que le cheval de Troie d’Hacking Team était particulièrement utilisé au Mexique, en Italie, au Vietnam, aux Emirats arabes unis, en Irak, au Liban et au Maroc. La WLCIU révèle aujourd’hui que les deux employés de Hacking Team qu’elle a surveillé ont multiplié les courts séjours (de deux jours) au Maroc en 2011, 2012 et 2013, ainsi qu’aux Emirats arabes unis, à Singapour, en Serbie, en Espagne, Egypte, Arabie saoudite, au Qatar, Liban, en Malaisie et à Oman.

 

Eric Rabe, conseiller juridique de Hacking Team, a refusé de commenter la liste des pays visités, mais a tenu à préciser que son employeur avait constitué un panel d’experts indépendants habilité à opposer un veto à tout contrat, qu’il vérifie systématiquement si leurs nouveaux clients pourraient se servir de leurs logiciels espions pour commettre des violations des droits de l’homme, et qu’Hacking Team se réserve le droit de refuser ou suspendre tout contrat en pareil cas, ce qui serait déjà arrivé.

 

Interrogé sur les soupçons d’utilisation de leur cheval de troie pour espionner des opposants marocains et émiratis, Eric Rabe refuse de rendre publiques les conclusions de leur contre-enquête, ni d’éventuelles mesures prises depuis. Il refuse également de révéler l’identité des experts indépendants, non plus que de leur permettre de répondre aux questions des journalistes, afin d’éviter qu’ils ne fassent l’objet de « pressions pouvant influencer leurs décisions »...

 

Qui surveillera les surveillants ?

Et c’est précisément, explique le fondateur Julian Assange, pour « mettre en lumière cette industrie secrète de la surveillance, qui travaille main dans la main avec les gouvernements de par le monde pour autoriser l’espionnage illégitime de citoyens » que WikiLeaks a lancé ces « SpyFiles 3 », qui permet de doubler le nombre de documents, brochures, plaquettes et autres portfolios émanant des marchands d’armes de surveillance numérique contenus dans la base de données de l’ONG.

 

Interrogé sur ce qui lui avait permis de mener l’opération de « location tracking » (sic), Julian Assange oppose un « no comment » ferme et définitif. Tout juste consent-il à expliquer que « le rôle de la WLCIU est de protéger les actifs, personnels et sources de WikiLeaks de toute opération d’espionnage hostile, et de révéler la nature des menaces en terme d’espionnage qui pèsent sur les journalistes et leurs sources » :

« Cela comprend des mesures de contre-espionnage incluant, par exemple, la détection de mesures de surveillance mais également le fait de recevoir des informations émanant de sources internes aux organisations susceptibles de menacer la sécurité des journalistes.

Les données collectées par la WLCIU et révélées dans ces Spy Files 3 permettent aux journalistes et citoyens d’aller plus loin dans leurs recherches portant sur l’industrie de la surveillance, et de surveiller les surveillants. »

Les révélations de la WLCIU ont permis au magazine espagnol Publico de découvrir que la Guardia Civil et l’armée espagnole avaient passé un contrat avec Gamma. En février dernier, plusieurs ONG, dont Reporters sans frontières et Privacy International, portaient plainte contre Gamma et Trovicor, qui auraient violé 11 des principes directeurs de l’OCDE, censés garantir la responsabilité sociale des multinationales, en fournissant des armes de surveillance numérique au Bahreïn.

Les nouvelles révélations de WikiLeaks, et la liste des pays, pourraient donner de nouveaux arguments à ceux qui plaident pour un contrôle à l’exportation des systèmes et outils de surveillance et d’interception des télécommunications qui, à ce jour, ne sont pas considérés comme des « armes », et peuvent donc être vendus à des pays connus pour bafouer les droits de l’homme, en toute légalité.

 

 

 

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4 septembre 2013 3 04 /09 /septembre /2013 15:08

 

CADTM

 

CATDM

 

Pourquoi la dette liée aux sauvetages bancaires est-elle illégitime ?

3 septembre par Jérémie Cravatte

 

 


Lors de la débâcle financière de 2007-2008, on nous a expliqué – ou plutôt... dit – qu’il était dans l’intérêt de la population de sauver les institutions financières en difficulté, sans autre argument qu’ « il n’y avait pas d’alternative ». Vérifions alors si ces sauvetages, qui ont creusé l’endettement public, se sont effectués « dans l’intérêt de la population ».

Une version plus longue de cet article est disponible ici

33 milliards d’euros d’aides et augmentation de la dette publique

En Belgique, comme dans de nombreux autres pays depuis 2007-2008, les pouvoirs publics sont venus au secours de plusieurs institutions financières en difficulté. En cause, leur trop grande exposition à la crise des subprimes survenue aux États-Unis |1|.

33 milliards d’euros. C’est le chiffre des différentes aides accordées par l’État à Dexia, Fortis, KBC et à l’assureur Ethias (voir les détails dans le tableau ci-dessous) jusqu’à maintenant. Ces aides ont été financées par l’émission de titres de la dette publique, c’est-à-dire par l’emprunt sur les marchés financiers, la faisant augmenter d’autant.

Montants alloués à des institutions financières (au 1er août 2012)
InstitutionsMontants (en milliards d’euros) Dexia Recapitalisation de 2008 2 Rachat de Dexia Banque Belgique (rebaptisée « Belfius ») en 2011 4 Recapitalisation de 2012 2,9 Fortis Rachat de 2008 15,2 KBC Recapitalisation de 2008-2009 7 Ethias Recapitalisation de 2008 1,5 TOTAL32,6

Source : SPF Finances et Cour des comptes

Dette publique qui est en fait passée de 84 % du PIB (soit 285 milliards d’euros) au début de la crise à 100 % aujourd’hui (soit 395 milliards d’euros). Ceci allant à contre courant des efforts fournis depuis les années 1990 pour la réduire considérablement, la faisant passer de 138 % en 1993 à ces 84% en 2007.

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Source : Agence de la Dette

On voit donc le changement de cap soudain qu’ont provoqué les banques et leur crise. Car au-delà du montant brut des sauvetages |2|, il ne faut pas oublier les effets que la crise économique a elle-même sur les déficits budgétaires (et donc, sur l’endettement). Selon les données de l’OCDE […] la crise bancaire a fait augmenter, en Belgique, le pourcentage de la dette mesurée au PIB de l’ordre de 18-19 % |3|. Il faut également prendre en compte les intérêts sur la dette que l’État paie pour avoir dû emprunter afin de sauver ces banques. D’après Xavier Dupret |4|, en se basant sur l’année 2010, il faudra plus de quatre-vingts ans pour récupérer les 33 milliards qui ont été injectés...

Au nom de la population ?

L’argument principal donné par les autorités pour justifier cette socialisation de dettes privées a été qu’il n’y n’avait pas d’alternative et qu’il était dans l’intérêt de la population de procéder ainsi. Discours ressassé par les grands médias et la majorité des "experts" – à qui l’on donnait d’ailleurs aussi la parole avant le début de la crise qu’ils n’ont pas vue venir... En gros, laisser ces banques faire faillite aurait provoqué la chute de l’économie toute entière, leur survie était nécessaire pour maintenir le crédit à l’économie réelle et pour sauvegarder nos épargnes, et en plus la population allait y gagner à terme grâce aux retours sur investissement. Bref, il fallait sauver les banques ! La question du comment, elle, n’a tout simplement jamais été posée |5|.

En fait, autant la chute du système financier que son sauvetage pharaonique |6| et inconditionnel sont les résultats d’une même logique (encore souvent présentée comme relevant du simple bon sens économique) : l’idéologie selon laquelle la finance, et l’économie en générale, doivent être libéralisées pour assurer une allocation optimale des ressources et ainsi produire les meilleurs résultats pour la société. Les résultats, on les a vus. Ce que les tenants de cette idéologie et leurs perruches disent moins, c’est que ce modèle libéral ne peut se passer d’un État qui intervient – au moment voulu – au secours de ces artistes en socialisant leurs pertes |7|.

D’ailleurs, d’autres voix ont essayé de se faire entendre pour démontrer qu’il y avait moyen de faire autrement et pour insister sur le fait que ces sauvetages bancaires constituaient une dette illégitime |8| que la population allait payer durant des décennies (si elle ne la refuse pas... ).

Regardons alors si, comme prévu, ces sauvetages lui ont profité...

Comme dans de nombreux autres pays (sauf en Islande pour le cas de la banque Icesave), et malgré l’importance de l’opération, la population n’a pas été consultée lorsque ces sauvetages bancaires ont été effectués avec les deniers publics (ni sur l’opération en elle-même, ni sur comment la mener et encore moins sur comment la financer). Peut-être les pouvoirs publics avaient-ils peur que la population sache que ces sauvetages ne répondaient pas à la défense de ses intérêts (qu’ils prétendent pourtant représenter). Or, comme dans de nombreux autres pays, ces sauvetages et l’endettement public qui leur est lié n’ont pas servi l’intérêt de la population, au contraire.

Premièrement, l’argument de réouverture du crédit à l’économie réelle ne s’est pas vérifié dans les faits : depuis les sauvetages, les prêts aux ménages et aux administrations publiques ont diminué et ceux aux entreprises ont stagné |9| (l’accès au crédit étant particulièrement compliqué en ce qui concerne les PME).

Deuxièmement, pour ce qui est de l’« investissement » que devaient constituer les aides accordées à ces banques, nous avons vu que la somme des dépenses dépasse la somme des recettes (comme nous avons vu que le coût réel de ces sauvetages et de la crise dépasse largement ces montants bruts). De plus, il ne faut oublier ni les possibles nouvelles recapitalisations, ni les garanties d’État octroyées aux banques belges qui constituent une menace immense pour les finances publiques |10|.

Troisièmement, cette politique n’a pas permis de changer les règles du jeu et de se doter d’un système bancaire un tant soit peu moins dangereux |11| et un tant soit peu plus au service de la population : non seulement l’État n’a pas profité du fait qu’il devenait propriétaire en tout ou en partie de ces banques (rappelons par exemple que l’État, et donc en théorie la collectivité, est propriétaire à 100 % de Belfius – qui reste malgré tout une société anonyme à caractère commercial gérée comme telle) pour les reprendre en main et redéfinir leur fonctionnement en vue d’une utilité sociale, mais il n’a rien fait de concret pour réformer le secteur bancaire en général. Tout continue comme avant..., ces artistes ne sont pas inquiétés et on leur a fait comprendre qu’ils pouvaient recommencer de plus belle leur business as usual, quitte à ce que les contribuables aient une nouvelle fois à payer les pots cassés.

Enfin, quatrièmement, cet endettement ne s’est pas fait dans l’intérêt de la population puisqu’il est utilisé comme prétexte pour lui infliger une politique d’austérité (appelée « rigueur » en Belgique) et de casse sociale.

Pour finir, et comme dans tous les pays cette fois, les créanciers étaient au courant puisqu’il s’agit... des mêmes protagonistes. En effet, à qui l’État emprunte-t-il majoritairement pour s’endetter (ici, dans le but de sauver les banques) ? Aux banques |12|... |13| Les premières bénéficiaires de cet endettement et de son remboursement sont bien les banques créancières (belges comme étrangères |14|). En fait, le maillon le plus faible de la chaîne dans la crise de la dette en Europe, ce ne sont pas les États : ce sont les banques. Véritables colosses aux pieds d’argiles, dont les dettes privées sont socialisées à grands coups d’austérité pour leur plus grand bonheur et celui de la classe capitaliste en général. Si nombre d’entre elles ne se sont pas effondrées, c’est uniquement parce qu’elles ont été soutenues à bout de bras par leurs gouvernements, la Commission Européenne, la Banque Centrale Européenne et le FMI. L’urgence dans la mise en place des mesures d’austérité a bien peu à voir avec le fait de garantir la soutenabilité des finances publiques, elle répond plutôt à l’objectif de protéger les banques européennes de la faillite |15|.

Refuser toutes les dettes illégitimes

Depuis plus de trente ans, le Tiers Monde est saigné par le système dette qui opère un transfert de richesses de la partie la plus pauvre de la population mondiale vers la partie la plus riche, en parfait outil du capitalisme. Aujourd’hui, on voit que cet outil est également utilisé contre les populations du « Nord », avec comme épicentre l’Europe et avec les banques comme acteurs de premier plan |16|.

33 milliards d’euros. C’est le montant brut que l’État a dépensé en notre nom pour sauver ces institutions financières. Sachant que la population n’a en rien été consultée dans l’opération, que celle-ci ne lui a pas profité (bien au contraire) et que les créanciers étaient au courant (sinon instigateurs), la dette correspondant aux sauvetages bancaires en Belgique doit être considérée comme illégitime et doit en conséquence être annulée.

En gardant à l’esprit que les droits humains passent de toute façon avant les droits des créanciers |17|, il est important de se poser les mêmes questions pour tout endettement public, vérifier s’il a profité à la population et en exiger l’annulation dans le cas contraire. De manière générale, c’est d’un audit permanent de l’endettement public et d’une capacité de contrôle de l’orientation de l’activité économique et financière dont nous avons urgemment besoin.

Notes

|1| Pour une explication détaillée de la crise des subprimes, voir l’outil pédagogique « Le puzzle des subprimes » ou encore « La crise, quelles crises ? » de Damien Millet et Eric Toussaint, Aden, Bruxelles, 2010, p.41

|2| Si on prend en compte tous les « retours sur investissement » que l’État a reçus de ces sauvetages bancaires (+- 15 milliards d’euros), on arrive à un solde total de +- 17 milliards. Pour plus de détails, voir la version plus longue de cet article « Sauvetages ou naufrages bancaires en Belgique ? ».

|3| Xavier Dupret, La Belgique endettée : mécanismes et conséquences de la dette publique, Couleur Livres, Bruxelles, 2012, p.15

|4| Ibid.

|5| Pour la question des sauvetages bancaires alternatifs, voir les exemples scandinaves des années 1990 décrits dans « Et si nous laissions les banques faire faillite ? » de Xavier Dupret, août 2012. Pour la question d’un modèle bancaire au service de la société, voir la conclusion de la version plus longue ou l’article « Neuf mesures urgentes pour remettre les banques à leur place » d’Olivier Bonfond, juillet 2013.

|6| Rien qu’en Europe, les banques ont reçu plus de 2000 milliards d’euros entre 2007 et 2010. Voir Damien Millet et Eric Toussaint, Audit Annulation Autre politique. Crise de la dette : la seule façon d’en sortir, Seuil, 2012, p.51

|7| Et en privatisant les institutions de crédit publiques, entre autres choses, à pertes (au profit de ces mêmes acteurs du marché « libre et non faussé »). Pour des exemples de la libéralisation financière effectuée depuis les années 1980 et des cas belges où les bénéfices ont été privatisés pendant que les pertes étaient socialisées, lire la version plus longue ainsi que Marco Van Hees, Banques qui pillent, banques qui pleurent : enquête sur les profits et crises des banques belges, Aden, Bruxelles, 2010

|8| Sur les différentes doctrines du droit international entourant la notion de dette illégitime, et pour des exemples de leurs utilisations dans l’histoire, lire la brochure « Droits devant ! Plaidoyer contre toutes les dettes illégitimes » ou l’article « Quelques pistes juridiques pour qualifier une dette publique d’illégitime » de Renaud Vivien, janvier 2013.

|9| Xavier Dupret, op. cit., p.23

|10| Par exemple, la bad bank Dexia bénéficie d’une garantie d’État à hauteur de 44 milliards d’euros, ce qui représente plus de 10 % du PIB de la Belgique ! (ou encore, plus que les allocations de chômage et les pensions réunies). À noter que c’est un gouvernement en affaires courantes qui a pris cette décision d’accorder à Dexia une telle garantie...

|11| Sur les dangers immenses que continuent à nous faire courir les banques, lire la série « Banques contre Peuples : les dessous d’un match truqué » d’Éric Toussaint.

|12| Pour rappel, l’article 104 du Traité de Maastricht (remplacé par l’article 123 du Traité de Lisbonne) oblige les États membres à emprunter sur les marchés financiers au lieu d’emprunter à un coût nettement inférieur auprès de la Banque centrale européenne ou de leurs Banques nationales. Les banques privées empruntent donc à la BCE à des taux très réduits (proches de 1%) pour ensuite prêter à des taux nettement supérieurs aux États, en empochant la différence.

|13| Pour citer un exemple bien connu en Belgique et concernant un pouvoir public de plus petite échelle : à qui les communes empruntaient-elles pour financer l’aide quelles apporteront en septembre 2009 au holding communal de Dexia ? À... Dexia.

|14| Sur ce point lire également le dossier « Plans de sauvetage de la Grèce : 77 % des fonds sont allés à la finance » d’ATTAC, juin 2013.

|15| Damien Millet et Éric Toussaint, Audit Annulation Autre politique. Crise de la dette : la seule façon d’en sortir, Seuil, 2012

|16| Sur le rôle des banques dans la crise de la dette du Tiers Monde, lire la question 6 de« 65 questions/réponses sur la dette, le FMI et la Banque mondiale » de Damien Millet et Éric Toussaint, septembre 2012.

|17| Comme le rappellent les normes juridiques de « la force majeure », « l’état de nécessité » ou encore du « changement fondamental de circonstances ». Sur ce sujet, lire la brochure op.cit. ainsi que le dernier rapport de l’expert de l’ONU sur la dette et les droits humains qui abonde dans ce sens.

 

 

 

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4 septembre 2013 3 04 /09 /septembre /2013 14:21

 

Médiapart

SNCM : Ayrault se met dans les pas de Villepin

|  Par Philippe Riès

 

 

 

L'assemblée de Corse va voler une fois encore au secours de la souffreteuse compagnie SNCM en lui concédant le 6 septembre la nouvelle délégation de service public pour la desserte maritime de l'île. De l'étrange privatisation en 2005-2006 par Dominique de Villepin au énième sauvetage par Jean-Marc Ayrault, la continuité est parfaite sur fond de gabegie financière. Analyse.

Le changement, c’est pas maintenant ! Le gouvernement socialiste de Jean-Marc Ayrault se prépare activement à capituler, comme celui de Dominique Villepin lors de l’étrange privatisation-renflouement de 2005-2006, face au chantage social qui est depuis des années au cœur du « projet industriel » de la SNCM. L’Assemblée de Corse doit, le 6 septembre, décider d’accorder de nouveau à l’ancien armement public une « délégation de service public » (DSP), dont l’enveloppe financière à peine réduite (104 millions d’euros par an) payée par le contribuable français, préservera la rente du transporteur «historique» installé en position dominante sur le port de Marseille.

Dans cette affaire, les élus corses, dont les rodomontades sur une « remise à plat » ont fait long feu, ne sont que des figurants. « Qui paie commande » et l’argent vient de l’État, c'est à dire du contribuable. « Nous avons mobilisé toute notre énergie pour rendre le contexte favorable à une attribution », a d’ailleurs lancé le ministre chargé des transports devant la presse régionale. Pour Frédéric Cuvillier, « il faut sauver la SNCM ». « C’est un joyau du pavillon français », a-t-il insisté, ce qui, compte tenu du passé troublé, des pertes financières récurrentes et des performances commerciales calamiteuses de la SNCM, relève au mieux de l’humour noir.

« J’ai dû assurer la volonté de l’État de s’impliquer fortement, car nous avons frôlé le drame humain, social et économique», a affirmé le ministre. Drame économique ? Avant tout pour les principaux actionnaires de la SNCM, le groupe privé Véolia Environnement et la Caisse des Dépôts et Consignations (CDC), pour lesquels l’attribution de la DSP (pour dix ans, 2014-2023) au transporteur est une condition du dénouement de leurs relations conflictuelles dans ce dossier empoisonné. Comme elle était, en 2007, un élément clef de l’étrange « privatisation ».

 

Le Napoléon Bonaparte, fleuron du "joyau" 
Le Napoléon Bonaparte, fleuron du "joyau"© DR

Donc, suivant l’avis forcément motivé de Paul Giacobbi, président du Conseil exécutif de l’île et patron de l’Office des transports de la Corse (OTC), les élus corses vont confirmer pour dix ans le monopole de la SNCM (et de son partenaire contraint et forcé, la Méridionale) sur les désertes entre Marseille et cinq ports corses. Le montant avancé est de 96 millions par an en moyenne (soit près d’un milliard d’euros au total), jugé « beaucoup trop cher» avant l’été, avec un plafond annuel de 104 millions à peine inférieur à la sommé réclamée (107 millions) par le groupement SNCM-CMN, que M. Giacobbi avait rejetée en juin dernier. Dans l’actuelle DSP (2007-2013), la compensation financière versée au groupement SNCM-CMN dépasse les 110 millions.

C’est le prix du refus de la concurrence. Certes, pour se conformer en apparence aux droits européens et même français de la concurrence, avec lesquels la SNCM et ses sponsors politiques ont eu dans le passé des relations mouvementées, l’appel d’offres pour cette nouvelle DSP a bien été rédigé ligne par ligne, fait observer Pierre Mattei, le PDG de Corsica Ferries, principal concurrent de la SNCM. « Nous pouvions mobiliser quatre navires sur les sept nécessaires pour assurer les dessertes à partir de Marseille. Il y avait plusieurs combinaisons possibles. Mais nous avons calculé que si Corsica avait obtenu les trois lignes du sud, la SNCM conservant les deux lignes du nord, le coût total de la compensation pour l’OTC aurait été de 61 millions d’euros par an, contre les 96 millions qui vont être accordés au groupement SNCM-CMN. » « Cette différence de 35 millions pour les finances publiques représentent sur dix ans le budget estimé de la reconstruction du port de Bastia, soit 350 millions », souligne-t-il.

« 35 millions, curieusement, c’est exactement la somme que la SNCM perd avec la suppression du service complémentaire, condamné par les autorités européennes », fait observer Pierre Mattei. Ce service complémentaire, comme Médiapart l’a déjà expliqué, était une aberration économique, consistant à permettre à la SNCM d’entretenir à grands frais à longueur d’année des surcapacités de transport et des sureffectifs pour faire face au trafic de pointe de l’été, au moment précis où la concurrence devrait jouer à plein au bénéfice des clients.

 

Aides d'État illégales : Véolia et la CDC devront payer

Il faut dire que dans leur obstination à défendre le monopole à Marseille du « joyau du pavillon français », les gouvernements français successifs se sont placés régulièrement en infraction avec le droit européen de la concurrence. En dépit de la complaisance de la commission Barroso (lire ici), une sanction est tout de même tombée en septembre 2012, quand la justice européenne a désavoué l’exécutif bruxellois et condamné les conditions de l’étrange privatisation. En dépit du chantage social répercuté à Bruxelles par le commissaire français Michel Barnier, la Commission a finalement exigé en mai 2013 que la SNCM rembourse à l’assemblée de Corse (c’est-à-dire au contribuable français) 220 millions d’euros d’aides d’État indûment versées au titre du service complémentaire. Jugement contre lequel le gouvernement de gauche, dans une continuité parfaite avec ses prédécesseurs de droite, a immédiatement fait appel.

Le problème est que l’appel n’est pas suspensif si on s’en tient à la jurisprudence européenne et le sursis à exécution improbable quand les actionnaires sont prospères (arrêt Alcoa Trasformazioni). C’est donc sans surprise que l’on a appris à la veille du weekend le rejet par la justice européenne du sursis à exécution déposé par Paris en même temps que l’appel sur le fond.

Véolia et la CDC, qui détiennent conjointement 66 % de la SNCM à travers leur filiale commune Transdev, vont devoir mettre la main à la poche. Ils en ont les moyens, notamment Véolia, qui n’a pas à se plaindre des conditions financières qui lui ont été faites lors de l’étrange privatisation et qui au demeurant n’a pas hésité à accorder une plus-value de 60 millions d’euros à Walter Butler (le spécialiste du « retournement » qui s’est également illustré au Sernam et chez Virgin Mégastore) quand elle a racheté sa participation en décembre 2008. Plus-value révélée par Médiapart (lire ici) et dont on cherche toujours aujourd’hui la rationalité économique (mais peut-être l’explication se trouve-t-elle ailleurs ?).

En dépit de ces désagréments, l’octroi de la DSP à la SNCM est une bonne nouvelle pour les actionnaires privés (l’État détenant toujours 25 % du capital et les salariés 9 %), car elle devrait leur permettre de débloquer le dossier Transdev dans lequel l’armement marseillais est apparu comme un énorme grain de sable. Afin de solder le pesant héritage financier de son prédécesseur Henri Proglio (toujours à la tête d’EDF en dépit du « changement »), le patron de Véolia Antoine Frérot veut désengager son groupe de l’activité transport. La CDC est prête à racheter son partenaire dans Transdev, mais l’institution publique dirigée par Jean-Pierre Jouyet, l’ami intime du Président François Hollande, fait une exception pour « le joyau de l’armement français » dont elle ne veut à aucun prix. On se demande bien pourquoi.

Avec l’attribution de la DSP, Véolia qui avait un moment envisagé de céder la SNCM à l’assemblée de Corse pour l’euro symbolique, devrait prendre son mal en patience, en attendant la grande réforme de la « gouvernance » de la compagnie promise par Frédéric Cuvillier. « Le problème sera réglé lorsque les questions stratégiques de la DSP, des contentieux de Bruxelles et du plan industriel seront réglées. Nous organiserons un tour de table pour stabiliser la gouvernance avec des acteurs du maritime », a indiqué le ministre le 28 août.

En 2003 déjà, quand le gouvernement français de l’époque a déposé à Bruxelles un premier plan de renflouement de la SNCM, il était promis de faire de la compagnie une entreprise «normale». C’était il y a dix ans et avant l’engloutissement de quelques centaines de millions d’euros d’argent public. Les pertes financières sont toujours là. Les conflits sociaux à répétition aussi. 

Corsica Ferries, à l’origine des recours contentieux administratifs et judiciaires qui ont animé ce feuilleton à Bruxelles et en France, envisage-t-elle de dénoncer à nouveau les conditions d’attribution de la nouvelle DSP ? « La décision n’est pas prise. Nous verrons bien », répond Pierre Mattei. Il accueillera le vote des élus corses avec philosophie : « Nous avions autant de chance de gagner que le FC Bastia de remporter la coupe des champions européenne », plaisante-t-il.

 

 

 

 

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3 septembre 2013 2 03 /09 /septembre /2013 15:31

 

 

Médiapart

|  Par Michel Deléan

 

 

 

L'ancien majordome qui avait effectué les enregistrements clandestins chez Liliane Bettencourt, ainsi que les journalistes de Mediapart et du Point qui ont fait éclater l'affaire, sont renvoyés devant le tribunal correctionnel de Bordeaux pour « atteinte à l'intimité de la vie privée » ou «recel».


Après la censure de Mediapart en juillet, ordonnée par la cour d'appel de Versailles, un nouveau coup est porté par la justice aux lanceurs d'alerte et aux journalistes. Les trois juges d’instruction bordelais chargés du volet pénal de l’affaire Bettencourt − Jean-Michel Gentil, Cécile Ramonatxo et Valérie Noël −, ont tranché : ils ont décidé de renvoyer l’ex-majordome de Liliane Bettencourt et les cinq journalistes qui ont fait éclater cette affaire d’État devant le tribunal correctionnel. Datée du 30 août, l’ordonnance de renvoi est arrivée ce lundi chez les avocats.

L’ancien majordome Pascal Bonnefoy se voit donc reprocher une « atteinte à l’intimité de la vie privée d’autrui » pour avoir enregistré « sans leur consentement », entre mai 2009 et mai 2010, dans l’hôtel particulier de Neuilly, des conversations entre l’héritière de l’empire L’Oréal et certains de ses visiteurs qui sont aujourd’hui poursuivis pour « abus de faiblesse ».

Les journalistes de Mediapart Edwy Plenel, Fabrice Arfi et Fabrice Lhomme (ce dernier travaille aujourd’hui au Monde), ainsi que les journalistes du Point Franz-Olivier Giesbert et Hervé Gattegno (ce dernier travaille aujourd’hui à Vanity Fair) sont, pour leur part, renvoyés devant le tribunal pour « détention de document portant atteinte à l’intimité de la vie privée », les juges considérant qu’ils avaient recelé les enregistrements illicites ou leur retranscription.

 

Liliane Bettencourt. 
Liliane Bettencourt.© (Reuters)

À l’époque où les enregistrements étaient effectués par le majordome, Françoise Bettencourt-Meyers, la fille unique de la milliardaire, avait déjà déposé plainte (depuis décembre 2007) à Nanterre contre le photographe François-Marie Banier, n’obtenant qu’une simple enquête préliminaire, finalement classée sans suite par le procureur Philippe Courroye en septembre 2009. Sentant venir le coup, Françoise Bettencourt-Meyers et ses avocats avaient toutefois ouvert un nouveau front, en saisissant directement la présidente de la XVe chambre du tribunal correctionnel de Nanterre, Isabelle Prévost-Desprez, dès juillet 2009.

C'est Françoise Bettencourt-Meyers qui avait fait parvenir les enregistrements (28 CD-roms) par coursier, le 10 juin 2010, aux policiers parisiens de la brigade financière. Le premier article faisant état de l'existence de ces enregistrements avait été mis en ligne sur Mediapart le 16 juin, puis Le Point avait le lendemain publié une enquête s'appuyant sur ces enregistrements.

Pascal Bonnefoy a expliqué aux juges qu’il avait effectué ces enregistrements clandestins afin « de se défendre et de se protéger », notamment de François-Marie Banier « qui avait la mainmise sur cette maison et (avait) commencé à épurer tout le personnel gênant qui n’allait pas dans son sens ». L'ex-majordome, qui a démissionné en mai 2010, a également fait état de la faiblesse de Liliane Bettencourt et de l’influence néfaste exercée par une partie de son entourage, qui l’avaient décidé à poursuivre les enregistrements puis à les remettre à la fille de la milliardaire.

Françoise Bettencourt-Meyers a, pour sa part, déclaré qu’elle avait fait retranscrire le contenu des CD-roms par un huissier, sur les conseils de ses avocats. La publication d'extraits des enregistrements avait entraîné des dépôts de plaintes de Patrice de Maistre, François-Marie Banier et Liliane Bettencourt (via son avocat de l’époque, Georges Kiejman).

Surtout, la révélation du scandale a obligé le procureur Courroye à rouvrir le dossier Bettencourt, le 29 octobre 2010, avant que le tribunal de Nanterre ne soit finalement dessaisi au profit de celui de Bordeaux.

Interrogé par les juges, Edwy Plenel, le président de Mediapart, a notamment expliqué ce qui suit : « Nous sommes journalistes, nous faisons des enquêtes et nous publions des informations sur la base de faits que nous avons recueillis. Nous avons appris dans le cadre d’une affaire à laquelle nous ne nous étions pas intéressés, parce que s’agissant d’une affaire privée, que des informations d’intérêt public avaient été versées. Nous nous sommes enquis de ces informations et nous avons fait ensuite notre travail de vérification et de sélection. Je ré-insiste, ces enregistrements révélaient d’immenses pressions du pouvoir exécutif sur une procédure judiciaire, et mettaient directement en cause la partialité du procureur de la République de Nanterre. Ce point est essentiel dans la décision que nous avons prise de rendre publiques ces informations. Quand il y a une entrave au fonctionnement normal de la justice dans une démocratie, la presse doit jouer son rôle. Nous sommes évidemment avertis de l’obligation qui nous est faite de veiller au respect de la vie privée de la personne. C’est pourquoi nous avons, pendant plusieurs jours, pris le temps de choisir les informations qui devaient être rendues publiques. »

Sarkozy et Woerth bientôt fixés

Dans un mémoire de 17 pages, adressé aux juges bordelais le 7 août, les défenseurs de Mediapart, Jean-Pierre Mignard et Emmanuel Tordjman, ont sollicité un non-lieu en faveur d’Edwy Plenel et Fabrice Arfi (on peut le lire ici). Nos avocats ont notamment soutenu qu’il était impossible de renvoyer un journaliste pour « recel » quand il a fait son métier en publiant des informations d’intérêt général. Ainsi, le recel de violation du secret de l’instruction ne peut être retenu contre les journalistes, ceux-ci bénéficiant par ailleurs de la protection du secret de leurs sources et de la jurisprudence européenne sur la liberté d’expression. Les juges n'ont pas tenu compte de ces arguments.

Le statut juridique des enregistrements Bettencourt est encore sujet à controverse. La chambre criminelle de la Cour de cassation a estimé qu’il s’agissait de preuves recevables dans la procédure principale, dans laquelle sont notamment poursuivis Nicolas Sarkozy, Éric Woerth et Patrice de Maistre. Mais la chambre civile de la même Cour de cassation a, quant à elle, estimé que ces enregistrements constituaient une atteinte à l’intimité de la vie privée, et rendu possible l'arrêt de la cour d'appel de Versailles qui a ordonné le 4 juillet à Mediapart et au Point de supprimer tous les extraits d'enregistrements publiés ou mis en ligne, nous obligeant à retirer du même coup quelque 70 articles (la liste peut être consultée ici).

Notre page d'accueil, le 4 juillet. 
Notre page d'accueil, le 4 juillet.

Cette censure d'un titre de presse, sans précédent en France depuis la naissance d'Internet, a provoqué de vives réactions. Intitulé « Nous avons le droit de savoir », un appel lancé avec Mediapart, à la suite de cet arrêt, par plus de quarante titres de presse, associations de défense des libertés, syndicats, et des dizaines de personnalités politiques et de la société civile, pour défendre la liberté de l'information, a recueilli à ce jour plus de 55 000 signatures (il peut encore être signé ici). Cet appel a été remis le 26 juillet à la ministre de la culture et de la communication Aurélie Filippetti par des responsables de Mediapart et de Reporters sans frontières. Mediapart a par ailleurs décidé de se pourvoir en cassation contre l'arrêt de la justice versaillaise.

 

Sarkozy quittant le tribunal 
Sarkozy quittant le tribunal

Le dossier Bettencourt devrait revenir très prochainement sur le devant de la scène : une fois purgées les questions de procédure, les juges vont devoir prendre leurs responsabilités, et dire s’ils renvoient Nicolas Sarkozy, Éric Woerth et les autres mis en examen devant le tribunal correctionnel. 

Dans le volet principal de l’affaire, celui qui concerne les abus de faiblesse, les malversations et les financements politiques, quelque douze personnes sont actuellement mises en examen pour différent délits : Nicolas Sarkozy, Éric Woerth, l’ex-gestionnaire de fortune Patrice de Maistre, le photographe François-Marie Banier, son compagnon Martin d'Orgeval, les notaires Jean-Michel Normand et Patrice Bonduelle, l'ex-gestionnaire de l'île d'Arros, Carlos Vejarano, les avocats fiscalistes Pascal Wilhelm et Fabrice Goguel, l’homme d’affaires Stéphane Courbit, et l’infirmier Alain Thurin.

 

Patrice de Maistre 
Patrice de Maistre

D’une prudence extrême dans cette affaire, le parquet de Bordeaux a, le 28 juin, requis un non-lieu en faveur de Nicolas Sarkozy, Éric Woerth, Stéphane Courbit, Patrice Bonduelle, Pascal Wilhelm et Alain Thurin. Les juges d’instruction sont libres de suivre ou non ces réquisitions. La chambre de l’instruction de la cour d’appel de Bordeaux doit encore se prononcer le 24 septembre sur la validité de ces mises en examen.

 

Eric Woerth 
Eric Woerth

Dans une procédure connexe, Éric Woerth et Patrice de Maistre ont, le 4 juillet, été renvoyés devant le tribunal correctionnel pour « trafic d’influence » par les trois juges d’instruction dans l’affaire de la Légion d’honneur, cela contre l'avis du Parquet (lire notre article ici). Patrice de Maistre avait reçu sa médaille des mains d'Éric Woerth en personne au mois de janvier 2008, soit deux mois après avoir embauché son épouse, Florence Woerth, au service de l’héritière de l'empire L'Oréal.

 

Philippe Courroye et Nicolas Sarkozy 
Philippe Courroye et Nicolas Sarkozy

Malgré les dénégations des uns et des autres, un courrier d’Éric Woerth à Nicolas Sarkozy de mars 2007, pendant la campagne présidentielle, atteste que Patrice de Maistre, généreux donateur et membre du Premier cercle de l’UMP, avait réclamé sa décoration à son ami Woerth.

C’est également à cette époque que le gestionnaire de fortune de Liliane Bettencourt est fortement soupçonné d’avoir fait rapatrier des fonds depuis la Suisse pour les remettre à Éric Woerth, afin de financer la campagne de Nicolas Sarkozy.

Les magistrats instructeurs estiment que l’octroi de cette décoration à Patrice de Maistre était bien lié à l’embauche par celui-ci de Florence Woerth, l’épouse du ministre du budget, au sein de la société Clymène qui gère les investissements de Liliane Bettencourt.

Dans un quatrième volet, annexe à l’affaire elle-même, la magistrate Isabelle Prévost-Desprez est mise en examen depuis juillet 2012 pour « violation du secret professionnel ». Le juge d’instruction bordelais Philippe Darphin soupçonne la présidente de la XVe chambre correctionnelle de Nanterre d’avoir divulgué des informations sur le dossier Bettencourt à deux journalistes du Monde. Le parquet de Bordeaux a, fin juin, requis le renvoi en correctionnelle d’Isabelle Prévost-Desprez.

Une cinquième affaire a été lancée par Le Monde, qui a porté plainte après l'espionnage de ses journalistes travaillant sur l'affaire Bettencourt par l'examen de leurs “fadettes” téléphoniques. L'ancien procureur de Nanterre Philippe Courroye et son adjointe, Marie-Christine Daubigney, ont d'abord été mis en examen par une juge d'instruction de Paris, avant que la cour d'appel n'annule ces poursuites pour des motifs de procédure en mars dernier, une décision confirmée par la Cour de cassation le 25 juin. L'affaire n'est cependant pas encore close et peut éventuellement donner lieu à de nouvelles mises en examen.

Enfin, l'Union syndicale des magistrats (USM, majoritaire et modérée) a porté plainte le 9 avril dernier contre le député UMP Henri Guaino, après ses sorties virulentes contre les juges d'instruction de Bordeaux ayant osé mettre Sarkozy en examen. Deux infractions sont visées par le syndicat : « l’outrage à magistrat » (passible d’un an de prison et 15 000 euros d’amende), et le « discrédit sur un acte ou une décision juridictionnelle » (passible de six mois de prison et 7 500 euros d’amende). Cette affaire-là suit, elle aussi, son cours, dans le cadre d'une enquête préliminaire dirigée par le parquet de Paris.

 

 

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3 septembre 2013 2 03 /09 /septembre /2013 13:48

 

 

Médiapart

Piketty ausculte le capitalisme, ses contradictions et ses violentes inégalités

|  Par Joseph Confavreux et Laurent Mauduit

 

C’est un livre exceptionnel que publie l’économiste Thomas Piketty. Intitulé Le capital au XXIe siècle (Editions du Seuil), cette somme érudite dresse un impressionnant constat de la répartition des richesses, non pas seulement en France mais sur toute la planète, non pas seulement pour la période récente mais pour les trois derniers siècles. Dans un entretien avec Mediapart, l'auteur analyse la contradiction fondamentale qui oppose croissance économique et rentabilité du capital.

 

C’est un bulldozer théorique et politique que publie le 5 septembre l’économiste Thomas Piketty. Intitulé Le capital au XXIe siècle (Editions du Seuil, 976 pages, 25 euros). Compte tenu du retentissement que mérite d’avoir ce livre, compte tenu de l’importance qu’il peut avoir dans le débat économique, Mediapart a décidé de lui accorder une place elle-même exceptionnelle : en donnant la parole longuement à l’auteur sous la forme d’un entretien, que l’on pourra découvrir ci-dessous ; et puis, en publiant dans les prochains jours des bonnes feuilles de ce livre, celles qui exposent l’idée d’un impôt mondial sur le capital, assorties de la suite de l’entretien (en vidéo cette fois) avec l’auteur, sur ce volet spécifique de son livre

Les lecteurs et abonnés de Mediapart connaissent de longue date Thomas Piketty, qui a souvent pris la parole dans nos colonnes ou dont les travaux de recherche y ont souvent été évoqués. Directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales et professeur à l’Ecole d’économie de Paris, il a publié déjà des travaux marquants, dont Les hauts revenus en France au XXe siècle (Grasset, 2001), ou encore, en collaboration avec Camille Landais et Emmanuel Saez, Pour une révolution fiscale (Seuil, République des idées, janvier 2001), un ouvrage qui a marqué les débats économiques à gauche et dont le parti socialiste s’est inspiré, avant que François Hollande ne finisse  par opter pour le conservatisme fiscal.

Sur Mediapart, Thomas Piketty a aussi souvent pris la parole : une fois dans un face-à-face avec François Hollande, en ouverture de la campagne présidentielle (on retrouvera les vidéo ici), et de nombreuses autres fois pour analyser la politique fiscale du gouvernement et la déception qu’elle lui inspirait (voir là en particulier lors d’une soirée en live de Mediapart).

Mais avec ce nouveau livre, Thomas Piketty affiche une tout autre ambition. Produit de quinze années de recherches, les siennes et celles d’autres économistes qui ont travaillé avec lui, alimenté par des études historiques sur longue période et des sources statistiques inédites couvrant une vingtaine de pays de par le monde, l’auteur montre avec minutie ce qu’ont été les évolutions de la répartition des richesses, celles des revenus tout autant que celles des patrimoines. C’est, en somme, une véritable plongée dans le cœur même du capitalisme à laquelle nous invite l’auteur, pour en cerner ses tendances profondes en même temps que ses contradictions. Plongée très argumentée puisque l’auteur a même pris soin de fournir la totalité des sources et données statistiques mentionnées dans son livre, en accès libre sur une page dédiée du site Internet de l’École d’économie de Paris : on peut la consulter ici.

Thomas Piketty nous conduit donc dans une promenade intellectuelle cultivée, interpellant au passage quelques célèbres anciens, de Pareto jusqu’à Marx (et sa fameuse loi tendancielle de péréquation des taux de profit, que l’auteur revisite, à la lumière des évolutions de très long terme du rendement du capital). Mais surtout, il nous montre les inégalités formidables, également sur une très longue période, que cette dynamique interne au capitalisme peut engendrer – jusqu’aux inégalités d’aujourd’hui qui menacent les principes de justice sociale.

Car si les inégalités face au patrimoine sont de nos jours beaucoup moins spectaculaires qu’elles ne l’étaient avant la première guerre mondiale, à l’époque de ce que l’on a improprement appelé la Belle Epoque, elle se creusent de nouveau sous l’effet de l’enrichissement accéléré d’une infime minorité. Enrichissement qui, selon lui, ne peut pas être soutenable sur le long terme, sauf à accepter une remise en cause de l’équilibre même de nos démocraties.

Le chercheur en vient donc à analyser la dynamique interne du capitalisme, qui est à l’origine de ces violentes mutations sociales, et nous invite à réfléchir à ce qui lui apparaît être la contradiction centrale du système, celle qui oppose la croissance économique au rendement du capital.

En bref, pour le débat économique et politique, c’est, nous semble-t-il, une œuvre majeure que publie Thomas Piketty. On découvrira page suivante l'entretien que nous avons eu avec lui.

Quand le passé dévore l'avenir

 

Ce livre est le fruit de quinze ans de travail. Comment avez-vous procédé pour aborder les inégalités au niveau mondial, sur près de trois siècles, et en incluant des données sur les patrimoines et non seulement sur les revenus ?

Il s’agit d’un vrai travail collectif, qui a débuté avec la publication de mon livre sur les Hauts revenus en France au XXe siècle, publié en 2001. J’ai ensuite eu la chance que de nombreux collègues aient voulu rentrer dans cette aventure, pour passer d’un projet qui concernait, au départ, la France, les revenus et le XXe sicèle, à un projet plus ambitieux puisqu’il porte sur le monde, sur les revenus mais aussi le patrimoine, et sur une période plus longue, puisque on essaye de revenir au XIXe siècle, voire au XVIIIe quand c’est possible.

Je n’aurais jamais pu faire ça tout seul et j’ai bénéficié de l’appui de nombreux collègues, notamment Anthony Atkinson sur le Royaume-Uni et Emmanuel Saez sur les États-Unis, pour couvrir plus de 20 pays sur l’histoire des inégalités de revenus, mais aussi pour engager une deuxième série de recherches consacrées davantage à la dynamique des patrimoines et de l’héritage, nécessaires pour comprendre la dynamique des inégalités actuelles.

La France est un laboratoire intéressant pour le monde, à la fois par les sources dont nous disposons et parce que c’est le pays de la Révolution française, ce qui signifie qu’il existe un idéal d’égalité juridique mis en place très tôt. Cet idéal a des effets paradoxaux puisque la France refuse, plus fortement et plus longuement que les autres pays, l’impôt sur le revenu mis en place entre la fin du XIXe siècle et le début du XXe, au motif qu’ayant fait une révolution, elle pourrait se passer de l’impôt progressif, contrairement aux sociétés aristocratiques comme le Royaume-Uni.

La France de 1914 est pourtant aussi inégalitaire que le Royaume-Uni de 1914. Ce qui nous montre que la République, pour être sociale, doit être autre chose qu’un régime politique : il faut des institutions ad hoc, notamment fiscales. La Révolution française n’a donc pas mis en place une société idéale, mais elle a créé un observatoire des fortunes inédit, grâce à l’impôt sur les successions mis en place dès 1791.

 

Dans cet ensemble foisonnant, peut-on décrire un cheminement historique des inégalités, avec une montée tout au long du XIXe siècle qui culmine à la Belle Époque, suivi par un nivellement entre les deux guerres mondiales, avant de connaître une forte remontée à partir des années 1970-1980 ? 

Le premier enseignement de ces données empiriques est que l’histoire de la répartition des richesses est toujours une histoire politique et non seulement économique. Les réactions politiques, parfois de façon tragique et violente comme avec les guerres mondiales, ont une importance considérable. La répartition des richesses et la dynamique des inégalités ne dépend pas seulement de lois économiques abstraites, mais de lois votées et mises en œuvre, des représentations que les gens se font des inégalités, et des retournements politiques et fiscaux causés par les guerres mondiales ou par la révolution conservatrice de Reagan et de Thatcher, par exemple.

Le second enseignement majeur de cette étude est la mise en lumière d’une contradiction fondamentale du capitalisme, qui est l’opposition entre le taux de rendement du capital et le taux de croissance du capital. Le taux de croissance désigne la croissance du PIB, de la production, qui est aussi celle du revenu moyen. Pendant les Trente Glorieuses, ce taux était de 4, 5 ou 6 % par an. Depuis trente ans, elle se situe autour de 1 %. Cela peut sembler faible parce qu’on ne s’est pas remis des Trente Glorieuses, mais en réalité c’est loin d’être négligeable. Seuls les pays en phase de rattrapage, comme la France durant les Trente Glorieuses ou la Chine maintenant, peuvent dépasser les 5% de croissance par an. À l’échelle de la longue durée, 1 ou 1,5 % de croissance par an, ce n’est pas si lent. À l’échelle d’une génération, cela veut dire qu’un tiers de l’économie est renouvelée et ce n’est donc pas rien.

Mais cela reste nettement moins que le rendement du capital, qui est de 4 à 5 % en moyenne, parfois davantage. Cela signifie que, structurellement, le taux de rendement du capital est quatre ou cinq fois plus fort que le taux de croissance. Concrètement, cela veut dire que le patrimoine constitué dans le passé se recapitalise tout seul et que le passé dévore l’avenir. En période de croissance faible, on assiste à un retour de l’héritage et un accroissement vertigineux des inégalités de patrimoine. Ce qui a été constitué dans le passé progresse en effet beaucoup plus vite que les revenus issus de la production, notamment les revenus du travail et les salaires.

Une tendance au ré-enrichissement

Il s’agit là d’une contradiction centrale qu’il m’a fallu du temps pour bien comprendre et analyser. Je pense que beaucoup d’observateurs n’en réalisent pas l’ampleur et je pense aussi que mêmes les plus libéraux feraient bien de s’inquiéter de cette loi. Celle-ci implique en effet que les plus hauts patrimoines ont tendance, en l’absence de mécanisme correcteur, à progresser beaucoup plus vite que l’économie, à travers un phénomène de cumulation explosive.

Un rendement du capital de 4 ou 5 % par an, qui peut aller jusqu’à 8 % pour les plus hauts patrimoines, avec une économie qui, à long terme, croît d’environ 1 % par an, pose un vrai problème. Après trente ou quarante ans, on se retrouverait en effet avec des patrimoines qui augmentent indéfiniment, une divergence majeure entre les plus gros patrimoines et le reste de l’économie, qui n’est tout simplement pas soutenable d’un point de vue économique, politique ou même logique.

Nous sommes donc aujourd’hui face à quelque chose qu’on avait pu oublier au XXe siècle, parce que les chocs liés aux guerres ont largement abaissé le rendement du capital par les destructions, les moins values et les politiques correctrices mises en place. Mais il y a de bonnes chances qu’on retrouve, au XXIe siècle, des rendements du capital sensiblement supérieurs au taux de croissance, qui sans tomber dans les projections apocalyptiques que faisait Marx, s’avèrent incompatibles avec la démocratie, tant ils seraient facteurs d’accroissement des inégalités.

 

La trajectoire intellectuelle de votre ouvrage nous mène de Balzac à Rancière en passant par les Aristochats, et de Ricardo à Kuznets, mais vous donnez une place spécifique à l’analyse que fait Marx de la dynamique interne du capitalisme et de ses contradictions…

J’appartiens à une génération pour laquelle les affrontements capitalisme / communisme sont derrière nous et je n’ai aucune nostalgie du communisme. Je crois en l’état de droit et en l’économie de marché, mais il y a des choses que le marché ne sait pas faire du tout, et il me semble urgent de rouvrir, de façon sereine, l’examen des contradictions du capitalisme, auquel ont contribué beaucoup de personnes, dont Marx. Il avait le mérite de partir de la réalité très forte de l’incroyable pauvreté du prolétariat industriel, et il essayait de tresser des perspectives sur cinquante ans.

Ses prévisions apocalyptiques n’étaient pas totalement injustifiées par rapport au monde qu’il voyait, même s’il manquait de données, si certaines analyses sont discutables et s’il en faisait une lecture catastrophiste. Ce type d’approche me paraît toutefois plus intéressant que la majeure partie du travail fourni aujourd’hui par la plupart des économistes, qui ont soit tendance à se complaire dans la théorie abstraite, soit à justifier toutes les inégalités, même les plus insoutenables, un peu à la façon de Paul Leroy-Beaulieu, qui, à la Belle Epoque, était capable de justifier des inégalités majeures, et dirigeait l’Économiste Français, un journal équivalent à The Economist de nos jours.

La situation où le taux de rendement du capital est supérieur au taux de croissance crée, naturellement, des inégalités très fortes. Cela durcit et renforce les positions acquises dans le passé. Les patrimoines du passé se recapitalisent plus vite que la croissance de l’économie, en particulier plus vite que ce que les personnes qui n’ont que les revenus de leur travail. Tout cela amplifie donc considérablement les inégalités initiales, même si je pense qu’on n’aura pas une croissance nulle, mais plutôt une croissance faiblement positive. Mais cette situation suffit à conduire à un monde tellement inégalitaire qu’il ne me semble guère compatible avec la démocratie construite dans le cadre des Etats-Nations au XIXe et au XXe siècle. 

 

La Belle Époque, avant 1914, a été historiquement la période culminante en termes d’inégalités patrimoniales. En dépit des inégalités croissantes du monde contemporain, nous n'en sommes pas à un tel niveau aujourd’hui. Pas encore ?

Cela indique surtout que les inégalités de la Belle Epoque étaient proprement insoutenables. On sortait tout juste d’un régime électoral censitaire, avec un régime électoral où seuls quelques % de la population - les plus riches en patrimoine – avaient le droit de vote. Le suffrage universel mis en place à la fin du XIXe siècle n’a ainsi pas permis la mise en place d’un impôt sur le revenu fort et progressif et seul le choc de 1914 a permis l’instauration d’un tel impôt.

La vraie réduction des inégalités au XXe siècle, la vraie différence avec le siècle précédent, est le développement de ce que j’appelle une « classe moyenne patrimoniale ». Aujourd’hui comme hier, les 50% les plus pauvres ne possèdent presque rien en termes de patrimoine. Même la Suède des années 1980, qui est sans doute ce que nous avons de plus égalitaire en catalogue, n’a pas donné aux 50 % les plus pauvres de sa population plus de 10% de son patrimoine national.

Mais ce qui a vraiment changé, au XXè siècle, c’est que les 10 % du haut, qui possédaient à la Belle Epoque la quasi-totalité du patrimoine national, au-delà de 90 % en tout cas, n’en possèdent aujourd’hui qu’entre entre 60 et 65 %. Cela reste disproportionné, mais cela laisse à 40 % de la population la possession de 20 à 30 % du patrimoine total. C’est certes faible, puisque cette classe moyenne patrimoniale est quatre fois plus nombreuse que les 10 % les plus riches et possède deux fois moins, mais ce n’est pas rien. Ces gens ne sont pas très riches, mais sont loin d’être pauvres et n'aiment d'ailleurs pas être considérés comme tels.

Cette émergence d’une classe moyenne patrimoniale au XXe siècle constitue donc une transformation politique, économique et sociale considérable, issue en partie de la forte croissance des Trente glorieuses, mais surtout de l’effondrement des 10 % les plus hauts, sous le choc des guerres, de la crise de 1929 et des politiques fiscales alors mises en place.

 

L’existence de cette classe moyenne patrimoniale garantit-elle un non-retour à un niveau d’inégalités tel qu’il existait avant 1914 ?

Non, parce qu’il n’existe plus de tendance à une baisse du patrimone des 10% du haut de la hiérarchie, au contraire, et qu’il ne suffit pas que les salaires augmentent pour que cette classe moyenne patrimoniale puisse se constituer ou se renforcer.

Cette classe moyenne patrimoniale est donc un acquis important du XXe siècle, mais qui demeure fragile et peut se trouver laminé, comme on l’a vu en partie avec les chocs immobiliers et la crise des subprimes aux États-Unis. D’autant qu’au sommet de la hiérarchie des patrimoines, on assiste à un phénomène de décrochage, de ré-enrichissement très fort, qui me semble plus inquiétant, à long terme, que le décrochage des très hautes rémunérations, même si les deux phénomènes sont en partie liés.

Le creusement par le haut des inégalités se fait en effet davantage, et plus rapidement, par le creusement des patrimoines que des salaires. Le décrochage par le haut des salaires était un phénomène américain, au départ, dont on se souciait peu, en estimant qu’il était davantage sous contrôle en Europe. Mais le décrochage des hauts patrimoines est au moins aussi fort en Europe qu’au Japon qu’aux États-Unis, voire plus, parce que l’abaissement de la croissance y a été plus fort qu’aux États-Unis. Le phénomène de sédimentation des fortunes et de concentration accrue de la fortune correspond en effet à un mode de croissance faible.

Pour résumer, les tendances actuelles sur l’évolution possible des patrimoines au niveau mondial sont insoutenables. Si on prend la tendance 1990-2010 et qu’on la prolonge jusqu’en 2050, on constate une quasi-disparaition de la classe moyenne patrimoniale, simplement parce que le haut de la répartition s’approprie une part de plus en plus large du patrimoine mondial. 

Les héritiers aussi favorisés que les entrepreneurs

 

La puissance publique réalise des projections plus châtiées ou plus neutres que les vôtres...

Un des problèmes aujourd’hui est que la puissance publique et les instituts statistiques officiels ont tendance à jeter un voile pudique sur des réalités que tout le monde ressent, à travers les magazines, ou le sentiment qu’il vaut, aujourd’hui, mieux hériter que mériter. Le classement du magazine Forbes risque de devenir le fournisseur de statistiques sur le domaine, bien que leur méthodologie soit peu rigoureuse et que ces types de classements s’accompagnent d’un hymne permanent à l’entrepreneur.

Ceci dit, ces classements montrent que la fortune des plus riches progresse de manière identique, que la personne soit héritière ou entrepreneuse. Si on prend l’exemple des deux pôles, a priori opposés, que sont Liliane Bettencourt, incarnation de l’héritière, et de Bill Gates, incarnation de l’entrepreneur, on constate que leur patrimoine progresse exactement au même rythme de 1990 à 2010, dans les mêmes proportions, alors que l’une n’a jamais travaillé et que l’autre est censé avoir transformé la planète grâce à ses innovations informatiques.

Il existe donc une logique du patrimoine qui se reproduit tout seul. Plutôt que de se lancer dans des discours sur la hiérarchie morale de la fortune, qui est un débat sans fin, parce que la fortune est toujours à la fois utile et excessive, utile aux débuts de l’entrepreneur et excessive quand elle commence à s’accumuler sans aucune limite, et alors que la frontière entre la plus-value imméritée et la plus value-justifiée me paraît impossible à tracer en pratique, il vaut mieux regarder objectivement comment la dynamique des fortunes se fait, et en tirer des conclusions sur le modèle social qu'on recherche.

Tout le monde, y compris les plus fervents défenseurs du marché, devrait pouvoir se mettre d’accord sur le fait qu’on ne peut avoir, à terme, le patrimoine des 1% les plus riches qui croît à 8% par an, tandis que la croissance générale n’est que de 2%.

 

Quand on fait, comme vous l’écrivez, le constat que « dans toutes les sociétés connues, à toutes les époques, la moitié de la population la plus pauvre en patrimoine ne détient presque rien (généralement à peine 5% du patrimoine total) et que le décile supérieur de la hiérarchie des patrimoines possède une nette majorité de ce qu’il y a posséder », on se demande si les politiques publiques peuvent changer cette réalité, qui ne s’est modifiée, au XXè siècle, que sous la pression des catastrophes humaines ?

Le constat est effectivement dur, mais les catastrophes et les guerres engendrent des réactions en termes de politiques publiques qui ont, au XXè siècle, eu des effets sur la réparition des patrimoines. J’essaye de demeurer optimiste et j’ai choisi d’écrire des livres plutôt que de devenir un guérillero, parce que je pense que le débat raisonné peut permettre de faire progresser les choses.

Certes, l’expérience passée montre que l’impôt progressif et l’Etat social sont davantage l’enfant du chaos et des guerres que l’enfant naturel de la démocratie, en dépit de ma croyance en la sociale-démocratie et en la démocratie électorale. Et il faut reconnaître que le XXè siècle incite à la prudence par rapport à l’impression que le suffrage universel conduit nécessairement à une baisse des inégalités. Mais je pense que la démocratie a toutefois les moyens de reprendre le contrôle du capitalisme, même si ce n’est pas une certitude.

Concrètement, il existe aujourd’hui un risque de repli national et protectionniste, parce que c’est le moyen le plus simple pour un gouvernement d’un Etat-Nation, de taille moyenne ou faible, de penser se défendre et rétablir un peu de souveraineté, par exemple en restreignant les possibilités de circulation des capitaux, ou les achats d’entreprises nationales. Mais cela risque d’engendrer encore plus de frustration qu’il y en a aujourd’hui, parce que cela ne modifiera pas le rapport entre le rendement du capital et la croissance, facteur d’inégalités, et qu’il n’y a pas plus de sympathie à avoir pour les oligarques nationaux que pour les oligarques étrangers.

 

Votre étude va à l’encontre de certaines idées intuitives, notamment celle selon laquelle la « guerre des âges » aurait remplacé la « guerre des classes », qui est pourtant une thématique reprise en cette période de réforme des retraites…

Pendant les Trente Glorieuses, on s’est raconté beaucoup de belles histoires en cherchant pourquoi les inégalités avaient changé. L’une était fondé sur l’idée que les oppositions de patrimoine opposaient désormais davantage des générations entre elles que les riches et les pauvres à l’intérieur d’une même génération. Pour moi, c’est une illusion, même si elle est en partie justifiée. Mais, finalement, l’essentiel des inégalités de patrimoine continue à se produire à l’intérieur même des groupes d’âge, comme hier.

Pour résumer, les générations du baby boom nous ont imposé une façon de voir les choses qui était peut-être valable pour elle, mais qui n’est pas valable ensuite. Ces générations, qui auraient dû hériter dans les années 1950, n’ont effectivement pas hérité grand-chose et ont dû se construire par elles-mêmes. Mais, pour les générations nées dans les années 1970-1980, les choses sont très différentes. Aujourd’hui, si vous voulez devenir propriétaire avec votre salaire, il faut vraiment que ce soit un très bon salaire ! Les patrimoines se mettent donc à jouer un rôle dont on croyait qu’il avait disparu, alors qu’il s’agissait davantage d’un phénomène transitoire.

L’autre théorie intuitive, mais excessivement optimiste, est la théorie du capital humain, avec l’idée que le besoin sans cesse plus fort de compétences et de qualifications entraînerait une réalité où compterait avant tout le capital humain, les compétences et les qualifications et où le capital, immobilier ou financier, n’aurait plus la même importance qu’autrefois. En réalité, c’est faux, parce qu’on se retrouve aujourd’hui dans une situation où la totalité des patrimoines immobiliers et financiers représente, en France ou au Royaume-Uni, de l’ordre de six années de revenu national, c’est-à-dire autant qu’à la Belle Epoque, alors qu’on n’était plus qu’à deux ou trois années dans les années 1950 et 1960. Même si les qualifications ont progressé, même si le capital humain a progressé, le capital non humain a augmenté dans une mesure semblable et on en a donc, comparativement, toujours autant besoin.

Je crois que l’illusion fondamentale est de s’imaginer que le progrès technologique et le développement économique conduisent au progrès démocratique. En réalité, on a besoin des deux, parce que le progrès technologique, formidable, ne conduit pas, en soi, à plus de rationalité démocratique. Il faut donc des institutions fiscales, éducatives et autres pour avoir les deux en même temps.

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Prochainement, la suite de cet entretien (en vidéo) et des bonnes feuilles du livre de Thomas Piketty: "Pour un impôt mondial sur le capital"

 

 

 


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2 septembre 2013 1 02 /09 /septembre /2013 17:26

 

 

CATDM

Documentaire en 5 épisodes

Comment osent-ils ?

Vidéo

2 septembre par Docwerkers

 

 


En cinq épisodes, nous cherchons qui sont les gagnants et les perdants de la crise de l’euro. En nous demandant avant tout : quelle Europe souhaitons-nous ?

Bon à savoir…

Les banques sont devenues si grandes qu’elles sont devenues incontrôlables. Elles dominent presque l’entièreté du marché des dérivés qui pèse 600.000 milliards de dollars. Cela représente quarante fois le marché mondial des biens et services, soit l’équivalent de près de dix ans de la production économique du monde entier, soit près de 100.000 dollar par habitant de cette planète.

Les 23 plus grandes banques sont deux fois plus importantes que le pnb de l’ensemble de l’Union européenne.

Ce ne sont pas les salaires trop élevés, mais la formation monopolistique, les taux d’imposition scandaleusement bas des entreprises et les taux d’intérêt élevés qui sont responsables de la crise ? C’est ce qu’explique l’économiste en chef du Financial Times dans un commentaire sur l’Espagne.

On a injecté 9.000 milliards de dollars dans le système financier afin de sauver les banques. Ce montant représente plus de vingt fois le pnb de la Belgique ou plus du total des revenus annuels des 4,7 milliards d’humains vivant dans le Sud.

La crise a entraîné la perte de quatre millions d’emplois, rien qu’en Europe.

La perte économique de la crise de l’euro revient à un peu plus de 9.000 euros par ménage.

Malgré les promesses tapageuses, les banques ne sont pas soumises à une réglementation rigoureuse.

Aujourd’hui, les banques réalisent à nouveau les bénéfices les plus élevés depuis le début de la crise.
Aujourd’hui, on spécule à nouveau plus qu’avant la crise.

Dans le cadre de la crise de la dette, la Banque centrale européenne a réalisé des milliards de bénéfices au détriment des pays périphériques.

On a même spéculé sur la dette grecque. Ce faisant, un hedge fund aurait même « gagné » 500 millions d’euros.

En Espagne, c’est paradoxalement l’ancien dirigeant de la Banque Lehman en faillite qui est devenu ministre des affaires économiques, alors que c’est la faillite de Lehman qui a entraîné la crise financière actuelle.

Jusqu’à présent, aucun banquier n’a été condamné et envoyé en prison. Too big to jail…

par Marc Vandepitte

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Voir en ligne : http://buybuyeurope.eu/fr/afleverin...

 

 

 

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2 septembre 2013 1 02 /09 /septembre /2013 17:21

 

Médiapart - Blog

Depuis la crise financière de 2007-2008, une série impressionnante de pays est venue à la rescousse d’institutions financières privées pour « sauver le crédit et l’économie en général ». La Belgique n’a pas fait exception et, comme presque partout ailleurs, elle n’a ni fait payer les responsables ni changé les règles du jeu. On prend les mêmes et on recommence... Sauf que les populations ont de plus en plus de mal à payer la facture.

Quels sauvetages bancaires en Belgique ?

Comme en Espagne, en Grèce, en Irlande, au Royaume-Uni ou encore aux États-Unis, l’écrasante majorité des élus et des médias nous a expliqué pédagogiquement qu’il fallait sauver les banques (quitte à se serrer la ceinture), ces mêmes banques qui plaidaient depuis des décennies pour « moins d’intervention de l’État » dans leurs affaires. Alors, pourquoi fallait-il les sauver ? Parce qu’« il n’y avait pas d’alternatives » nous a-t-on expliqué, tout simplement. L’épargne de nos citoyens est prisonnière de ces banques et l’économie réelle a besoin de leurs crédits... la boucle est bouclée. Voyons-voir comment les Belges sont donc passés à la caisse pour sauver « leurs » banques qui sont si importantes.

En octobre 2008, les trois grandes banques Fortis, Dexia et KBC, ainsi que l’assureur Ethias, trop exposés dans la crise des subprimes à laquelle ils ont participé, sont renfloués par de l’argent public. Par la suite, de l’argent sera dégagé à deux reprises encore pour Dexia, ce qui amènera le montant alloué par l’État à ces institutions financières sur la période 2008-2012 à 32,6 milliards d’euros |1| (soit près d’un dixième de la dette publique) |2|.

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Ces « sauvetages » ont été la réponse donnée par l’État au comportement spéculateur de ces institutions, qui est lui-même la conséquence de la dérégulation financière opérée depuis les années 1980 par les différentes vagues néolibérales : privatisation d’établissements publics (comme la CGER – Caisse Générale d’Épargne et de Retraite – devenue Fortis, ou le Crédit Communal de Belgique devenu Dexia) ; fin de la séparation entre activités de banques de dépôts et d’investissements (ce qui explique entre autres que nos épargnes, prisonnières d’institutions spéculatrices, soient mélangées à des dérivés financiers toxiques) ; fin de la séparation des activités de banque et des activités d’assurance (on parle désormais de bancassurance) ; libre circulation du capital et spéculation à tout va (cette manière de concevoir la « liberté » permet, par exemple, de spéculer sur les aliments, avec toutes les conséquences humaines et écologiques que l’on connaît |3|) ; salaires pour administrateurs et dividendes pour actionnaires sans limites ; augmentation des ratios de levier (rapport entre les fonds réels d’un établissement et l’argent qu’il peut prêter), et donc de la taille des banques |4| par des mouvements de concentration (donnant le jour à ce que l’on appelle les « banques systémiques ») ; etc.

Tout cela amènera à une financiarisation de l’économie et la société à être extrêmement dépendante d’un secteur bancaire géré par des mains privées, qui préférera au financement de l’économie réelle la prise de risques et la création de produits financiers censés rapporter un maximum de profits en un minimum de temps (avec pour contrepartie une succession d’explosions de bulles spéculatives). Ces mains privées ont « joué », et elles ont perdu. Or, quand il y a des perdants dans le « jeu » capitaliste c’est bien connu, ce sont les perdants,...ah non, pardon,...c’est la population qui paie. L’histoire de Fortis et de Dexia illustre parfaitement comment lorsqu’une banque publique en bonne santé est privatisée la valeur de ses actifs, ainsi que ses bénéfices futurs, sont sous-évalués alors que lorsqu’une institution financière privée en faillite est sauvée par le public ceux-ci sont alors sur-évalués |5|. Quand tout va bien les bénéfices vont à des mains privées, quand tout va mal on socialise les pertes...


LE CAS DE DEXIA

Le Crédit Communal de Belgique (créé en 1860) qui avait pour vocation de financer les communes fusionnera avec le Crédit Local de France (établissement public privatisé lui aussi) pour créer Dexia S.A.en 1996. Cette nouvelle banque privée sera codirigée par Axel Miller pour la Belgique et Pierre Richard pour la France.

À partir de là, le groupe ne cessera de grandir et de s’ouvrir à de nouveaux marchés (la Chine, le Japon, les États-Unis, l’Italie, l’Espagne, Israël |6| etc.) et de nouvelles activités (gestion d’actifs, assurances de titres de créances liées à des prêts immobiliers etc.). Son bilan explose, passant de 245 à 651 milliards d’euros en moins de dix ans. Faisant jouer l’effet de levier à plein – le ratio est de 41 fois ses fonds propres – elle affiche une rentabilité surprenante, verse des dividendes colossaux. […] En 2007, tout commence à se dérégler. Très impliquée dans le marché municipal américain et les produits dérivés, Dexia est normalement aux premières loges pour voir venir la crise des subprimes. Pourtant, la banque ne fait rien. Au contraire, elle augmente encore ses expositions, en se félicitant d’être préservée de la crise |7|.

En octobre 2008, c’est la débâcle... Dexia est partie prenante de la crise des subprimes, via sa filiale américaine FSA, et va bénéficier d’un premier sauvetage : l’État fédéral lui injectera 1 milliard d’euros |8|(les Régions feront de même), la France 3 milliards et le Luxembourg 376 millions. De nouveaux dirigeants sont nommés : Jean-Luc Dehaene (dont le gouvernement avait opéré la privatisation de 1996) du côté Belge et Pierre Mariani (dirigeant de BNP-Paribas, qui profitera d’un parachute doré de 1,7 millions lorsqu’il quittera Dexia plus tard) du côté Français. Depuis, les contribuables sont repassés deux fois à la caisse pour éponger cette faillite bancaire.

Le 4 octobre 2011 les gouvernements belges et français décident de se porter garant de la banque et de scinder l’entreprise afin de sauver les parties saines et d’isoler les actifs toxiques. On rassemblera ces derniers dans la bad bank Dexia S.A. et la banque « Belfius » sera créée. Celle-ci est le produit du rachat de Dexia Banque Belgique par l’État à hauteur de 4 milliards d’euros (alors qu’elle valait beaucoup moins). Il est à noter que l’État Belge est actionnaire à 100 % de Belfius mais que celle-ci n’a rien d’une banque publique et que la population n’a rien à dire quant à sa gestion. Au contraire, elle reste une société anonyme à caractère commercial et donc une banque privée gérée comme telle |9|.

Enfin, le 31 décembre 2012 la bad bank Dexia S.A. sera de nouveau recapitalisée pour éponger ses pertes, à hauteur de 5,5 milliards d’euros (dont 2,9 milliards pour la Belgique). Depuis, les administrateurs de Dexia ont annoncé une nouvelle perte nette de 905 millions d’euros au premier semestre 2013 et n’ont pas exclu qu’elle puisse refaire appel à l’État dans l’avenir. À la même période, la Commission Européenne validait le plan de démantèlement de la banque (qui prendra des décennies), particulièrement optimiste.

Aucun-e dirigeant-e de Dexia ou des autorités de contrôle n’a (encore) été inquiété.

Remarque : un arrêté royal du 19 décembre 2012 (modifiant celui du 18 octobre 2011) accorde une garantie d’État sur les actifs de cette bad bank à hauteur de 85 milliards d’euros (dont 43,7 milliards pour la Belgique, 38,7 pour la France et 2,6 pour le Luxembourg)... |10|

Quelques chiffres |11| :
Créances de Dexia = 413 milliards d’euros 
Créances de Dexia sur la Grèce = 2 milliards 
Actifs toxiques de la bad bank à sa création = 80 milliards


Avec quels résultats ?

Plusieurs arguments ont été mis en avant (en premier lieu par le Ministre des Finances d’alors, Didier Reynders) pour justifier l’empressement manifesté dans le sauvetage des banques et l’ampleur des sommes qui leur ont été consacrées : cela devait représenter un investissement pour la collectivité (c’est-à-dire que l’État y gagnerait financièrement) et cela allait permettre aux banques de rouvrir le crédit aux ménages et aux entreprises. Qu’en est-il ?

Comme on le voit dans le tableau ci-dessous, les recettes en retour des sauvetages bancaires – dont le coût a directement été répercuté sur la dette publique – sont bien inférieurs à « l’investissement ».

Si on prend en compte le remboursement anticipé de 3 milliards que KBC a effectué en décembre 2012 et la bad bank de Fortis vendue pour une valeur de 2,9 milliards en mai 2013, ces sauvetages bancaires ont donc coûté à la collectivité (jusqu’à aujourd’hui) plus ou moins 17,4 milliards (32,6 – 15,2) |12|.

Au-delà de ces montants bruts, il ne faut pas oublier de prendre en compte les intérêts sur la dette que l’État paie pour avoir dû emprunter afin de sauver ces banques. D’après Xavier Dupret, en se basant sur l’année 2010, il faudra plus de quatre-vingts ans pour récupérer les 33 milliards injectés dans celles-ci. De même, il ne faut pas non plus oublier les effets que la crise (provoquée par ces institutions financière) a sur les déficits budgétaires (et donc, sur l’endettement). Selon les données de l’OCDE […] la crise bancaire a fait augmenter, en Belgique, le pourcentage de la dette mesurée au PIB de l’ordre de 18-19 % |13| (celle-ci est en fait passée de +- 84 % au début de la crise à +- 100 % aujourd’hui, soit en chiffres absolus de +- 300 milliards d’euros à +- 400 milliards).

Regardons maintenant si ces sauvetages ont permis, comme le discours officiel le prétendait, aux banques de rouvrir le crédit ? Et bien non. Depuis les sauvetages, les prêts aux ménages et aux administrations publiques ont en fait diminué et ils ont stagné pour les entreprises (particulièrement pour les PME) |14|. En deux mots : ces établissements qui portent une part de responsabilité dans la crise actuelle n’ont pas utilisé l’argent avec lequel nous les avons renfloués pour mettre du crédit à disposition de l’économie réelle mais bien pour recommencer à spéculer[Par exemple, la production de CDS (Credit Default Swaps), qui sont en partie responsables de la crise financière de 2007, a augmenté de 45 % entre avril 2011 et mars 2012 en Belgique. Voir Olivier Bonfond, op. cit., p.89]] et à attribuer dividendes et autres bonus. Aucun changement à l’horizon, donc.

Il ne faut pas s’en étonner, puisqu’au lieu de juger les responsables (grands actionnaires, membres des conseils d’administration, Ministres des Finances, Gouverneurs de la Banque Nationale de Belgique, responsables de la FSMA – Autorité des services et marchés financiers, etc.) et de sanctionner et réagir en conséquence on a sauvé ces structures et leurs acteurs sans conditions. Il n’y a aucune raison que quoi que ce soit ne change, et les banques savent qu’elles pourront toujours compter sur le soutien de l’État (c’est ce qu’on appelle l’aléa moral). Alors qu’il était propriétaire en tout ou en partie de plusieurs institutions et que le secteur bancaire belge reste bancal, l’État n’a rien fait pour changer les règles du jeu. Par contre, les gouvernants n’ont pas hésité une seconde pour appliquer l’austérité face à l’augmentation de l’endettement public et du déficit causés par ces banques.

Et maintenant on va où... ?

En fait, les dirigeant-e-s de ces banques (et la population la plus riche en général) profitent de l’endettement public. Non seulement parce qu’elles sont les créancières principales de la dette souveraine, mais également parce que cet endettement permet de justifier et de mettre en œuvre une politique de casse sociale qui augmente le taux d’exploitation des travailleurs et de la nature au profit de celles-ci. En comparant la situation dans les autres pays, on voit que la même logique prévaut partout. Il ne s’agit que de la continuité d’un système qui opère un transfert de richesses de la partie la plus pauvre de la population vers la partie la plus riche, avec la participation active des autorités. Les épisodes récents liés à la crise financière de 2007-2008 (qui est loin d’être terminée) n’ont fait que tomber les masques et rendre les choses un peu plus claires : la population n’a rien à dire et le capitalisme – qui se nourrit de crises – peut continuer son œuvre sans entraves.

Les réformes du « capitalisme sauvage » qu’on nous avait promises au début de la crise n’ont jamais vu le jour. Des déclarations flamboyantes, mais mort-nées, de chefs d’État au laxisme renforcé des autorités de contrôle qui ont en fait donné de nouvelles largesses aux grandes banques, en passant par les cadeaux dont elles ont pu profiter après leur effondrement (comme les exonérations d’impôts en Belgique), nous avons été gâtés. Depuis, des peuples ont été (et sont) saignés à blanc, avec un besoin toujours plus grand d’autoritarisme pour imposer les mesures d’austérité et la casse sociale dont pourra profiter la classe capitaliste (quitte à faciliter l’accès au pouvoir de formations politiques néonazies et le retour du spectre fasciste dans les sociétés européennes). On l’a vu en Grèce, où le gouvernement a appliqué l’austérité malgré l’opposition de plus de 80 % de la population à cette politique et où un projet de referendum sur la question a été annoncé puis retiré (après avoir été modifié) sous la pression d’une ingérence extérieure. On l’a vu également en Espagne où la majorité de la population était contre le sauvetage de Bankia, qui a bien eu lieu, et où dans le même temps le FMI critiquait une proposition de loi susceptible de protéger des ménages expulsés à cause de prêts hypothécaires impayés. On l’a vu ici même en Belgique où les citoyen-ne-s n’ont été en rien informé-e-s sur le soutien aux banques par la collectivité (et encore moins consulté-e-s sur la manière dont celui-ci s’est effectué) alors que ces banques et les agences de notation ne se gênent pas pour conseiller le gouvernement sur les mesures d’austérité à entreprendre. Aucun pays n’est à l’abri, car aucun pays ne s’est encore défait de ce système prédateur et de la place des banques et de leurs dirigeant-e-s dans le pouvoir en place. Celle-ci est de plus en plus manifeste, avec des allers retours incessants entre sphère privée et sphère publique (l’exemple de Goldman Sachs est à ce titre emblématique : Henry Paulson, ancien secrétaire au Trésor des États-Unis ; Mario Draghi, actuel président de la BCE ; Mario Monti, chef du gouvernement Italien ; Lucas Papademos, ancien premier ministre grec, Karel Van Miert, ancien commissaire européen de la Belgique ; |15|...tous ont travaillé pour cette banque tentaculaire).

Au-delà de leurs activités et de leurs investissements néfastes pour la société et son environnement (sans parler des vagues de licenciement qu’elles opèrent en Belgique actuellement), les banques continuent à faire courir des risques énormes aux populations qui les ont sauvées (et qui n’auront bientôt plus grand chose pour les renflouer) |16|. En fait, les banques ont des tailles et une importance tout simplement démesurées. À titre indicatif, les actifs de l’ensemble du secteur bancaire européen sont passés de 25 000 milliards d’euros en 2001 à 43 000 milliards en 2008, soit 3,5 fois le PIB de l’UE... Mais surtout, il s’agit de « colosses aux pieds d’argile » quand on prend en compte la falsification de leurs bilans – leurs fonds propres ne représentant qu’entre 2 et 6 % de leurs actifs ! – et la nature de nombre de ces derniers qui sont de véritables bombes à retardement |17|. Si plusieurs d’entre elles ne se sont pas effondrées, c’est uniquement parce qu’elles ont été soutenues à bout de bras par leurs gouvernements, la Commission Européenne, la Banque Centrale Européenne et le FMI. Entre 2007 et 2010 les différentes aides aux banques européennes se sont élevées à 2000 milliards d’euros |18|. Le maillon faible de la chaîne dans la crise de la dette en Europe ce ne sont pas les États, ce sont les banques. Et ce sont à ces banques qu’ils ont renflouées que les pouvoirs publics empruntent pour financer leurs politiques |19|...

N’y a-t-il alors aucune solution ? Est-il vrai qu’« il ’y avait pas d’alternatives » ?
Non. Et pour cela il suffit de regarder chez nos voisins scandinaves (l’Islande, la Finlande, la Norvège, la Suède) et de voir comment ils ont réagi lorsque des banques sont également venues toquer à leurs portes. Comme nous le rappelle Xavier Dupret, trois principes qui peuvent sembler tomber sous le sens ont alors prévalus dans ces pays : Primo, le but des opérations était de sauver le système financier et pas une banque en particulier. Il était, dès lors, préférable d’acter un état de faillite plutôt que de s’acharner à faire survivre l’un ou l’autre canard boiteux. Secundo, les actionnaires devaient subir les pertes les plus importantes. Tertio, le CA et la direction responsable de l’échec de la banque devaient se démettre. |20|

Au-delà de ces choix politiques (plus ou moins alternatifs, selon les cas) décidés par les gouvernements scandinaves pour apporter une solution ponctuelle à la crise de leur système financier, des solutions existent pour créer un autre modèle bancaire au service d’une économie socialement juste et écologiquement soutenable. Cela passe par des mesures simples et de bon sens : réduire la taille des banques et le ratio de levier ; séparer les activités de banques de dépôts et d’investissements ; interdire la spéculation et réguler le marché des produits dérivés ; sanctionner le recours aux paradis fiscaux et imposer la transparence des opérations (entre autres envers le shadow banking – activités hors bilan) ; plafonner les revenus maximums ; interdire l’usure ; conditionner les aides aux banques ; récupérer leurs coûts sur le patrimoine des grands actionnaires et des administrateurs après avoir engagé des poursuites (concernant Dexia – attaquée en justice par plus de 200 localités en Belgique et en France pour l’octroi de prêts toxiques |21| – il faut d’urgence annuler les garanties et lui appliquer une mise en faillite ordonnée) ; mettre sous contrôle citoyen les banques nationalisées (comme Belfius), et à terme l’ensemble du secteur bancaire (au côté d’un secteur coopératif |22|) ; etc. Si l’on veut réellement parler de rigueur budgétaire, il faut avant tout annuler les dettes illégitimes (dont les dettes issues des sauvetages bancaires) et lutter pour l’élimination du secteur bancaire capitaliste. « La banque est un métier trop sérieux pour le laisser aux mains des banquiers ». Comme elle utilise de l’argent public, bénéficie de garanties de la part de l’État et rend un service de base fondamental à la société, la banque doit devenir un service public |23|. Les solutions ne manquent pas et devront être débattues démocratiquement. Pour cela, la population doit pouvoir s’informer, auditer l’endettement public et retrouver sa capacité de contrôle d’orientation de l’activité économique et financière.

Jérémie Cravatte, CADTM

 


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