C’est un bulldozer théorique et politique que publie le 5 septembre l’économiste Thomas Piketty. Intitulé Le capital au XXIe siècle (Editions du Seuil, 976 pages, 25 euros). Compte tenu du retentissement que mérite d’avoir ce livre, compte tenu de l’importance qu’il peut avoir dans le débat économique, Mediapart a décidé de lui accorder une place elle-même exceptionnelle : en donnant la parole longuement à l’auteur sous la forme d’un entretien, que l’on pourra découvrir ci-dessous ; et puis, en publiant dans les prochains jours des bonnes feuilles de ce livre, celles qui exposent l’idée d’un impôt mondial sur le capital, assorties de la suite de l’entretien (en vidéo cette fois) avec l’auteur, sur ce volet spécifique de son livre
Les lecteurs et abonnés de Mediapart connaissent de longue date Thomas Piketty, qui a souvent pris la parole dans nos colonnes ou dont les travaux de recherche y ont souvent été évoqués. Directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales et professeur à l’Ecole d’économie de Paris, il a publié déjà des travaux marquants, dont Les hauts revenus en France au XXe siècle (Grasset, 2001), ou encore, en collaboration avec Camille Landais et Emmanuel Saez, Pour une révolution fiscale (Seuil, République des idées, janvier 2001), un ouvrage qui a marqué les débats économiques à gauche et dont le parti socialiste s’est inspiré, avant que François Hollande ne finisse par opter pour le conservatisme fiscal.
Sur Mediapart, Thomas Piketty a aussi souvent pris la parole : une fois dans un face-à-face avec François Hollande, en ouverture de la campagne présidentielle (on retrouvera les vidéo ici), et de nombreuses autres fois pour analyser la politique fiscale du gouvernement et la déception qu’elle lui inspirait (voir là en particulier lors d’une soirée en live de Mediapart).
Mais avec ce nouveau livre, Thomas Piketty affiche une tout autre ambition. Produit de quinze années de recherches, les siennes et celles d’autres économistes qui ont travaillé avec lui, alimenté par des études historiques sur longue période et des sources statistiques inédites couvrant une vingtaine de pays de par le monde, l’auteur montre avec minutie ce qu’ont été les évolutions de la répartition des richesses, celles des revenus tout autant que celles des patrimoines. C’est, en somme, une véritable plongée dans le cœur même du capitalisme à laquelle nous invite l’auteur, pour en cerner ses tendances profondes en même temps que ses contradictions. Plongée très argumentée puisque l’auteur a même pris soin de fournir la totalité des sources et données statistiques mentionnées dans son livre, en accès libre sur une page dédiée du site Internet de l’École d’économie de Paris : on peut la consulter ici.
Thomas Piketty nous conduit donc dans une promenade intellectuelle cultivée, interpellant au passage quelques célèbres anciens, de Pareto jusqu’à Marx (et sa fameuse loi tendancielle de péréquation des taux de profit, que l’auteur revisite, à la lumière des évolutions de très long terme du rendement du capital). Mais surtout, il nous montre les inégalités formidables, également sur une très longue période, que cette dynamique interne au capitalisme peut engendrer – jusqu’aux inégalités d’aujourd’hui qui menacent les principes de justice sociale.
Car si les inégalités face au patrimoine sont de nos jours beaucoup moins spectaculaires qu’elles ne l’étaient avant la première guerre mondiale, à l’époque de ce que l’on a improprement appelé la Belle Epoque, elle se creusent de nouveau sous l’effet de l’enrichissement accéléré d’une infime minorité. Enrichissement qui, selon lui, ne peut pas être soutenable sur le long terme, sauf à accepter une remise en cause de l’équilibre même de nos démocraties.
Le chercheur en vient donc à analyser la dynamique interne du capitalisme, qui est à l’origine de ces violentes mutations sociales, et nous invite à réfléchir à ce qui lui apparaît être la contradiction centrale du système, celle qui oppose la croissance économique au rendement du capital.
En bref, pour le débat économique et politique, c’est, nous semble-t-il, une œuvre majeure que publie Thomas Piketty. On découvrira page suivante l'entretien que nous avons eu avec lui.
Quand le passé dévore l'avenir
Ce livre est le fruit de quinze ans de travail. Comment avez-vous procédé pour aborder les inégalités au niveau mondial, sur près de trois siècles, et en incluant des données sur les patrimoines et non seulement sur les revenus ?
Il s’agit d’un vrai travail collectif, qui a débuté avec la publication de mon livre sur les Hauts revenus en France au XXe siècle, publié en 2001. J’ai ensuite eu la chance que de nombreux collègues aient voulu rentrer dans cette aventure, pour passer d’un projet qui concernait, au départ, la France, les revenus et le XXe sicèle, à un projet plus ambitieux puisqu’il porte sur le monde, sur les revenus mais aussi le patrimoine, et sur une période plus longue, puisque on essaye de revenir au XIXe siècle, voire au XVIIIe quand c’est possible.
Je n’aurais jamais pu faire ça tout seul et j’ai bénéficié de l’appui de nombreux collègues, notamment Anthony Atkinson sur le Royaume-Uni et Emmanuel Saez sur les États-Unis, pour couvrir plus de 20 pays sur l’histoire des inégalités de revenus, mais aussi pour engager une deuxième série de recherches consacrées davantage à la dynamique des patrimoines et de l’héritage, nécessaires pour comprendre la dynamique des inégalités actuelles.
La France est un laboratoire intéressant pour le monde, à la fois par les sources dont nous disposons et parce que c’est le pays de la Révolution française, ce qui signifie qu’il existe un idéal d’égalité juridique mis en place très tôt. Cet idéal a des effets paradoxaux puisque la France refuse, plus fortement et plus longuement que les autres pays, l’impôt sur le revenu mis en place entre la fin du XIXe siècle et le début du XXe, au motif qu’ayant fait une révolution, elle pourrait se passer de l’impôt progressif, contrairement aux sociétés aristocratiques comme le Royaume-Uni.
La France de 1914 est pourtant aussi inégalitaire que le Royaume-Uni de 1914. Ce qui nous montre que la République, pour être sociale, doit être autre chose qu’un régime politique : il faut des institutions ad hoc, notamment fiscales. La Révolution française n’a donc pas mis en place une société idéale, mais elle a créé un observatoire des fortunes inédit, grâce à l’impôt sur les successions mis en place dès 1791.
Dans cet ensemble foisonnant, peut-on décrire un cheminement historique des inégalités, avec une montée tout au long du XIXe siècle qui culmine à la Belle Époque, suivi par un nivellement entre les deux guerres mondiales, avant de connaître une forte remontée à partir des années 1970-1980 ?
Le premier enseignement de ces données empiriques est que l’histoire de la répartition des richesses est toujours une histoire politique et non seulement économique. Les réactions politiques, parfois de façon tragique et violente comme avec les guerres mondiales, ont une importance considérable. La répartition des richesses et la dynamique des inégalités ne dépend pas seulement de lois économiques abstraites, mais de lois votées et mises en œuvre, des représentations que les gens se font des inégalités, et des retournements politiques et fiscaux causés par les guerres mondiales ou par la révolution conservatrice de Reagan et de Thatcher, par exemple.
Le second enseignement majeur de cette étude est la mise en lumière d’une contradiction fondamentale du capitalisme, qui est l’opposition entre le taux de rendement du capital et le taux de croissance du capital. Le taux de croissance désigne la croissance du PIB, de la production, qui est aussi celle du revenu moyen. Pendant les Trente Glorieuses, ce taux était de 4, 5 ou 6 % par an. Depuis trente ans, elle se situe autour de 1 %. Cela peut sembler faible parce qu’on ne s’est pas remis des Trente Glorieuses, mais en réalité c’est loin d’être négligeable. Seuls les pays en phase de rattrapage, comme la France durant les Trente Glorieuses ou la Chine maintenant, peuvent dépasser les 5% de croissance par an. À l’échelle de la longue durée, 1 ou 1,5 % de croissance par an, ce n’est pas si lent. À l’échelle d’une génération, cela veut dire qu’un tiers de l’économie est renouvelée et ce n’est donc pas rien.
Mais cela reste nettement moins que le rendement du capital, qui est de 4 à 5 % en moyenne, parfois davantage. Cela signifie que, structurellement, le taux de rendement du capital est quatre ou cinq fois plus fort que le taux de croissance. Concrètement, cela veut dire que le patrimoine constitué dans le passé se recapitalise tout seul et que le passé dévore l’avenir. En période de croissance faible, on assiste à un retour de l’héritage et un accroissement vertigineux des inégalités de patrimoine. Ce qui a été constitué dans le passé progresse en effet beaucoup plus vite que les revenus issus de la production, notamment les revenus du travail et les salaires.
Une tendance au ré-enrichissement
Il s’agit là d’une contradiction centrale qu’il m’a fallu du temps pour bien comprendre et analyser. Je pense que beaucoup d’observateurs n’en réalisent pas l’ampleur et je pense aussi que mêmes les plus libéraux feraient bien de s’inquiéter de cette loi. Celle-ci implique en effet que les plus hauts patrimoines ont tendance, en l’absence de mécanisme correcteur, à progresser beaucoup plus vite que l’économie, à travers un phénomène de cumulation explosive.
Un rendement du capital de 4 ou 5 % par an, qui peut aller jusqu’à 8 % pour les plus hauts patrimoines, avec une économie qui, à long terme, croît d’environ 1 % par an, pose un vrai problème. Après trente ou quarante ans, on se retrouverait en effet avec des patrimoines qui augmentent indéfiniment, une divergence majeure entre les plus gros patrimoines et le reste de l’économie, qui n’est tout simplement pas soutenable d’un point de vue économique, politique ou même logique.
Nous sommes donc aujourd’hui face à quelque chose qu’on avait pu oublier au XXe siècle, parce que les chocs liés aux guerres ont largement abaissé le rendement du capital par les destructions, les moins values et les politiques correctrices mises en place. Mais il y a de bonnes chances qu’on retrouve, au XXIe siècle, des rendements du capital sensiblement supérieurs au taux de croissance, qui sans tomber dans les projections apocalyptiques que faisait Marx, s’avèrent incompatibles avec la démocratie, tant ils seraient facteurs d’accroissement des inégalités.
La trajectoire intellectuelle de votre ouvrage nous mène de Balzac à Rancière en passant par les Aristochats, et de Ricardo à Kuznets, mais vous donnez une place spécifique à l’analyse que fait Marx de la dynamique interne du capitalisme et de ses contradictions…
J’appartiens à une génération pour laquelle les affrontements capitalisme / communisme sont derrière nous et je n’ai aucune nostalgie du communisme. Je crois en l’état de droit et en l’économie de marché, mais il y a des choses que le marché ne sait pas faire du tout, et il me semble urgent de rouvrir, de façon sereine, l’examen des contradictions du capitalisme, auquel ont contribué beaucoup de personnes, dont Marx. Il avait le mérite de partir de la réalité très forte de l’incroyable pauvreté du prolétariat industriel, et il essayait de tresser des perspectives sur cinquante ans.
Ses prévisions apocalyptiques n’étaient pas totalement injustifiées par rapport au monde qu’il voyait, même s’il manquait de données, si certaines analyses sont discutables et s’il en faisait une lecture catastrophiste. Ce type d’approche me paraît toutefois plus intéressant que la majeure partie du travail fourni aujourd’hui par la plupart des économistes, qui ont soit tendance à se complaire dans la théorie abstraite, soit à justifier toutes les inégalités, même les plus insoutenables, un peu à la façon de Paul Leroy-Beaulieu, qui, à la Belle Epoque, était capable de justifier des inégalités majeures, et dirigeait l’Économiste Français, un journal équivalent à The Economist de nos jours.
La situation où le taux de rendement du capital est supérieur au taux de croissance crée, naturellement, des inégalités très fortes. Cela durcit et renforce les positions acquises dans le passé. Les patrimoines du passé se recapitalisent plus vite que la croissance de l’économie, en particulier plus vite que ce que les personnes qui n’ont que les revenus de leur travail. Tout cela amplifie donc considérablement les inégalités initiales, même si je pense qu’on n’aura pas une croissance nulle, mais plutôt une croissance faiblement positive. Mais cette situation suffit à conduire à un monde tellement inégalitaire qu’il ne me semble guère compatible avec la démocratie construite dans le cadre des Etats-Nations au XIXe et au XXe siècle.
La Belle Époque, avant 1914, a été historiquement la période culminante en termes d’inégalités patrimoniales. En dépit des inégalités croissantes du monde contemporain, nous n'en sommes pas à un tel niveau aujourd’hui. Pas encore ?
Cela indique surtout que les inégalités de la Belle Epoque étaient proprement insoutenables. On sortait tout juste d’un régime électoral censitaire, avec un régime électoral où seuls quelques % de la population - les plus riches en patrimoine – avaient le droit de vote. Le suffrage universel mis en place à la fin du XIXe siècle n’a ainsi pas permis la mise en place d’un impôt sur le revenu fort et progressif et seul le choc de 1914 a permis l’instauration d’un tel impôt.
La vraie réduction des inégalités au XXe siècle, la vraie différence avec le siècle précédent, est le développement de ce que j’appelle une « classe moyenne patrimoniale ». Aujourd’hui comme hier, les 50% les plus pauvres ne possèdent presque rien en termes de patrimoine. Même la Suède des années 1980, qui est sans doute ce que nous avons de plus égalitaire en catalogue, n’a pas donné aux 50 % les plus pauvres de sa population plus de 10% de son patrimoine national.
Mais ce qui a vraiment changé, au XXè siècle, c’est que les 10 % du haut, qui possédaient à la Belle Epoque la quasi-totalité du patrimoine national, au-delà de 90 % en tout cas, n’en possèdent aujourd’hui qu’entre entre 60 et 65 %. Cela reste disproportionné, mais cela laisse à 40 % de la population la possession de 20 à 30 % du patrimoine total. C’est certes faible, puisque cette classe moyenne patrimoniale est quatre fois plus nombreuse que les 10 % les plus riches et possède deux fois moins, mais ce n’est pas rien. Ces gens ne sont pas très riches, mais sont loin d’être pauvres et n'aiment d'ailleurs pas être considérés comme tels.
Cette émergence d’une classe moyenne patrimoniale au XXe siècle constitue donc une transformation politique, économique et sociale considérable, issue en partie de la forte croissance des Trente glorieuses, mais surtout de l’effondrement des 10 % les plus hauts, sous le choc des guerres, de la crise de 1929 et des politiques fiscales alors mises en place.
L’existence de cette classe moyenne patrimoniale garantit-elle un non-retour à un niveau d’inégalités tel qu’il existait avant 1914 ?
Non, parce qu’il n’existe plus de tendance à une baisse du patrimone des 10% du haut de la hiérarchie, au contraire, et qu’il ne suffit pas que les salaires augmentent pour que cette classe moyenne patrimoniale puisse se constituer ou se renforcer.
Cette classe moyenne patrimoniale est donc un acquis important du XXe siècle, mais qui demeure fragile et peut se trouver laminé, comme on l’a vu en partie avec les chocs immobiliers et la crise des subprimes aux États-Unis. D’autant qu’au sommet de la hiérarchie des patrimoines, on assiste à un phénomène de décrochage, de ré-enrichissement très fort, qui me semble plus inquiétant, à long terme, que le décrochage des très hautes rémunérations, même si les deux phénomènes sont en partie liés.
Le creusement par le haut des inégalités se fait en effet davantage, et plus rapidement, par le creusement des patrimoines que des salaires. Le décrochage par le haut des salaires était un phénomène américain, au départ, dont on se souciait peu, en estimant qu’il était davantage sous contrôle en Europe. Mais le décrochage des hauts patrimoines est au moins aussi fort en Europe qu’au Japon qu’aux États-Unis, voire plus, parce que l’abaissement de la croissance y a été plus fort qu’aux États-Unis. Le phénomène de sédimentation des fortunes et de concentration accrue de la fortune correspond en effet à un mode de croissance faible.
Pour résumer, les tendances actuelles sur l’évolution possible des patrimoines au niveau mondial sont insoutenables. Si on prend la tendance 1990-2010 et qu’on la prolonge jusqu’en 2050, on constate une quasi-disparaition de la classe moyenne patrimoniale, simplement parce que le haut de la répartition s’approprie une part de plus en plus large du patrimoine mondial.
Les héritiers aussi favorisés que les entrepreneurs
La puissance publique réalise des projections plus châtiées ou plus neutres que les vôtres...
Un des problèmes aujourd’hui est que la puissance publique et les instituts statistiques officiels ont tendance à jeter un voile pudique sur des réalités que tout le monde ressent, à travers les magazines, ou le sentiment qu’il vaut, aujourd’hui, mieux hériter que mériter. Le classement du magazine Forbes risque de devenir le fournisseur de statistiques sur le domaine, bien que leur méthodologie soit peu rigoureuse et que ces types de classements s’accompagnent d’un hymne permanent à l’entrepreneur.
Ceci dit, ces classements montrent que la fortune des plus riches progresse de manière identique, que la personne soit héritière ou entrepreneuse. Si on prend l’exemple des deux pôles, a priori opposés, que sont Liliane Bettencourt, incarnation de l’héritière, et de Bill Gates, incarnation de l’entrepreneur, on constate que leur patrimoine progresse exactement au même rythme de 1990 à 2010, dans les mêmes proportions, alors que l’une n’a jamais travaillé et que l’autre est censé avoir transformé la planète grâce à ses innovations informatiques.
Il existe donc une logique du patrimoine qui se reproduit tout seul. Plutôt que de se lancer dans des discours sur la hiérarchie morale de la fortune, qui est un débat sans fin, parce que la fortune est toujours à la fois utile et excessive, utile aux débuts de l’entrepreneur et excessive quand elle commence à s’accumuler sans aucune limite, et alors que la frontière entre la plus-value imméritée et la plus value-justifiée me paraît impossible à tracer en pratique, il vaut mieux regarder objectivement comment la dynamique des fortunes se fait, et en tirer des conclusions sur le modèle social qu'on recherche.
Tout le monde, y compris les plus fervents défenseurs du marché, devrait pouvoir se mettre d’accord sur le fait qu’on ne peut avoir, à terme, le patrimoine des 1% les plus riches qui croît à 8% par an, tandis que la croissance générale n’est que de 2%.
Quand on fait, comme vous l’écrivez, le constat que « dans toutes les sociétés connues, à toutes les époques, la moitié de la population la plus pauvre en patrimoine ne détient presque rien (généralement à peine 5% du patrimoine total) et que le décile supérieur de la hiérarchie des patrimoines possède une nette majorité de ce qu’il y a posséder », on se demande si les politiques publiques peuvent changer cette réalité, qui ne s’est modifiée, au XXè siècle, que sous la pression des catastrophes humaines ?
Le constat est effectivement dur, mais les catastrophes et les guerres engendrent des réactions en termes de politiques publiques qui ont, au XXè siècle, eu des effets sur la réparition des patrimoines. J’essaye de demeurer optimiste et j’ai choisi d’écrire des livres plutôt que de devenir un guérillero, parce que je pense que le débat raisonné peut permettre de faire progresser les choses.
Certes, l’expérience passée montre que l’impôt progressif et l’Etat social sont davantage l’enfant du chaos et des guerres que l’enfant naturel de la démocratie, en dépit de ma croyance en la sociale-démocratie et en la démocratie électorale. Et il faut reconnaître que le XXè siècle incite à la prudence par rapport à l’impression que le suffrage universel conduit nécessairement à une baisse des inégalités. Mais je pense que la démocratie a toutefois les moyens de reprendre le contrôle du capitalisme, même si ce n’est pas une certitude.
Concrètement, il existe aujourd’hui un risque de repli national et protectionniste, parce que c’est le moyen le plus simple pour un gouvernement d’un Etat-Nation, de taille moyenne ou faible, de penser se défendre et rétablir un peu de souveraineté, par exemple en restreignant les possibilités de circulation des capitaux, ou les achats d’entreprises nationales. Mais cela risque d’engendrer encore plus de frustration qu’il y en a aujourd’hui, parce que cela ne modifiera pas le rapport entre le rendement du capital et la croissance, facteur d’inégalités, et qu’il n’y a pas plus de sympathie à avoir pour les oligarques nationaux que pour les oligarques étrangers.
Votre étude va à l’encontre de certaines idées intuitives, notamment celle selon laquelle la « guerre des âges » aurait remplacé la « guerre des classes », qui est pourtant une thématique reprise en cette période de réforme des retraites…
Pendant les Trente Glorieuses, on s’est raconté beaucoup de belles histoires en cherchant pourquoi les inégalités avaient changé. L’une était fondé sur l’idée que les oppositions de patrimoine opposaient désormais davantage des générations entre elles que les riches et les pauvres à l’intérieur d’une même génération. Pour moi, c’est une illusion, même si elle est en partie justifiée. Mais, finalement, l’essentiel des inégalités de patrimoine continue à se produire à l’intérieur même des groupes d’âge, comme hier.
Pour résumer, les générations du baby boom nous ont imposé une façon de voir les choses qui était peut-être valable pour elle, mais qui n’est pas valable ensuite. Ces générations, qui auraient dû hériter dans les années 1950, n’ont effectivement pas hérité grand-chose et ont dû se construire par elles-mêmes. Mais, pour les générations nées dans les années 1970-1980, les choses sont très différentes. Aujourd’hui, si vous voulez devenir propriétaire avec votre salaire, il faut vraiment que ce soit un très bon salaire ! Les patrimoines se mettent donc à jouer un rôle dont on croyait qu’il avait disparu, alors qu’il s’agissait davantage d’un phénomène transitoire.
L’autre théorie intuitive, mais excessivement optimiste, est la théorie du capital humain, avec l’idée que le besoin sans cesse plus fort de compétences et de qualifications entraînerait une réalité où compterait avant tout le capital humain, les compétences et les qualifications et où le capital, immobilier ou financier, n’aurait plus la même importance qu’autrefois. En réalité, c’est faux, parce qu’on se retrouve aujourd’hui dans une situation où la totalité des patrimoines immobiliers et financiers représente, en France ou au Royaume-Uni, de l’ordre de six années de revenu national, c’est-à-dire autant qu’à la Belle Epoque, alors qu’on n’était plus qu’à deux ou trois années dans les années 1950 et 1960. Même si les qualifications ont progressé, même si le capital humain a progressé, le capital non humain a augmenté dans une mesure semblable et on en a donc, comparativement, toujours autant besoin.
Je crois que l’illusion fondamentale est de s’imaginer que le progrès technologique et le développement économique conduisent au progrès démocratique. En réalité, on a besoin des deux, parce que le progrès technologique, formidable, ne conduit pas, en soi, à plus de rationalité démocratique. Il faut donc des institutions fiscales, éducatives et autres pour avoir les deux en même temps.
------------------------------------
Prochainement, la suite de cet entretien (en vidéo) et des bonnes feuilles du livre de Thomas Piketty: "Pour un impôt mondial sur le capital"