A quelques jours de la grève et des manifestations du 10 septembre 2013 (organisées par les syndicats CGT, FO, FSU et Solidaires), Attac et la Fondation Copernic, initiatrices du collectif Retraites 2013, publient une note pour défendre les retraites contre les attaques annoncées par le gouvernement.
Cela pourrait prêter à sourire si ce n’était aussi grave. Trois ans après une quatrième réforme des retraites qui se voulait décisive et définitive, menée par un gouvernement de droite dure qui n’avait rien entendu du refus de millions de personnes dans la rue, le gouvernement dit de gauche prépare une autre réforme sans doute aussi calamiteuse pour les travailleurs et pour les retraités actuels et futurs.
Aussi sourd que son prédécesseur, le président François Hollande reprend à son compte le leitmotiv néolibéral selon lequel il faut travailler toujours plus, tandis qu’il s’engage par ailleurs à réduire massivement les dépenses publiques et sociales, adoptant ainsi les thèses de la Commission européenne et du patronat.
Nous faisons donc à nouveau le pari, avec ce petit livre, que les travailleurs, les retraités, et au-delà, les citoyens, hommes et femmes, sont capables de mettre au jour les idées reçues qui sont toujours des idées fausses, et de comprendre les enjeux véritables du débat sur les retraites.
Idées reçues, idées fausses, contre-vérités
Au chapitre des idées reçues qui sont autant d’erreurs et de mensonges, la liste est longue[1].Elles partent toutes d’un argument usé jusqu’à la corde repris par le président Hollande : « Dès lors que l’on vit plus longtemps, on devra travailler aussi un peu plus longtemps. » Elles sont toutes entachées d’erreurs de raisonnement, le plus souvent commises sciemment pour empêcher un débat politique serein et démocratique.
Première erreur, de diagnostic : les déficits annoncés des caisses de retraite (autour de 14 milliards en 2012, plus de 20 en 2020) n’ont rien à voir avec la démographie, ils sont dus, pour des montants équivalents, à la crise qui bloque l’activité, l’emploi et les cotisations sociales. C’est reconnu, tant par les rapports du Conseil d’orientation des retraites (COR) que par le rapport Moreau[2]. Autrement dit, vouloir diminuer les déficits publics par l’austérité ne peut qu’accroître ces derniers.
Deuxième erreur, de raisonnement : parler du ratio de dépendance des personnes de plus de 65 ans par rapport à celles de 15 à 65 ans (29 % aujourd’hui, 52 % en 2060) n’a aucun sens si on ne le compare pas avec l’évolution de la production et avec celle de la répartition des revenus.
Troisième erreur, historique : allonger la durée de cotisation et retarder l’âge de la retraite équivalent à augmenter le temps de travail, alors que sévit un chômage de masse croissant et que les prévisions du COR sur la hausse de la productivité sont irréalistes. Déjà les réformes précédentes ont augmenté le taux d’emploi des seniors, tout en accroissant leur taux de chômage ainsi que celui des jeunes.
Quatrième erreur, mensongère : sur les trois paramètres pour ramener à l’équilibre le système de retraites, l’augmentation de la durée de cotisation est censée éviter la baisse des pensions, mais comme peu de salariés pourront y satisfaire, leur pension baissera, surtout si elle a été désindexée de l’inflation, comme le propose le rapport Moreau. Selon le COR, à l'horizon 2060, la baisse des pensions relativement aux salaires serait de 15 à 25 % en fonction des scénarios économiques. Quant à la hausse du taux de cotisation patronale, elle est présumée alourdir encore le « coût du travail », donc exclue.
Cinquième erreur, de perspective : la crise du capitalisme et les difficultés de l’économie française ne sont pas dues au coût du travail mais au coût exorbitant que fait subir le capital à la société. En trente ans de néolibéralisme, la part dévolue aux actionnaires aux dépens des salaires et de la protection sociale a augmenté de 5 points de pourcentage[3] de la valeur ajoutée des entreprises. Et le comble est que, malgré une baisse du taux de marge des entreprises en cette période de crise, les dividendes continuent d’augmenter. En 2012, les entreprises ont distribué 230 milliards de profits, ce qui représente un surcoût du capital de 100 milliards par rapport aux normes des années 1970-80. Au détriment de l’investissement, de la recherche et de l’emploi : 80 % des bénéfices nets vont aux actionnaires aujourd’hui contre 30 % dans les années 1980[4].
Sixième erreur, signe que des intérêts sont en jeu : si la hausse du taux de cotisation n’est pas envisagée, ce n’est pas parce que les salariés bénéficient d’une mansuétude nouvelle, c’est pour éviter que l’on pose la question du mode de calcul des cotisations. Or, il suffirait que l’ensemble des revenus financiers distribués soient soumis à cotisation, c’est-à-dire en un sens d’élargir l’assiette des cotisations, pour changer la donne de l’équilibre des retraites. Le COR en fournit indirectement une estimation : 2 points de prélèvement supplémentaire en 2020 sur les revenus d’activité ; dans la mesure où la masse salariale dans les sociétés financières et non financières est en moyenne trois ou quatre fois plus élevée que les revenus du capital distribués, les 2 points sur les salaires évalués par le COR correspondraient à 6 à 8 points prélevés sur les revenus du capital distribués. Danger pour la compétitivité ? Pas du tout, puisqu’on prélèverait des revenus déjà distribués, donc déjà inclus dans les prix. Danger pour le lien entre le travail et les cotisations sociales ? Non, puisque toute la valeur ajoutée dans l’économie provient du travail.
Septième erreur, philosophique : travailler toujours plus. Au lieu de repenser la place du travail dans la société et les finalités de la production à l’ère de la crise sociale et écologique ; au lieu de réduire les inégalités entre groupes sociaux et entre hommes et femmes. Un choc de répartition signifierait tourner le dos à la logique du capital.
Les enjeux véritables des retraites
Le COR lui-même tient à rappeler que : « La condition de pérennité financière est au coeur du pacte intergénérationnel, sur lequel repose le principe de répartition »[5] On ne pourrait qu’approuver une telle évidence si elle ne contenait pas implicitement un biais très dommageable pour la clarté du débat public. En effet, ce qui est dit d’un système de retraite par répartition est vrai de tout système : l’illusion est de croire qu’un système par capitalisation pourrait s’affranchir de cette règle immuable qui veut que tout transfert part des actifs pour aller vers les inactifs.
1) L’économie, l’emploi et les retraites
Une première question, basique en quelque sorte, vient au sujet de la mise en cohérence, d’un côté, des hypothèses d’évolution de l’économie et de l’emploi, et, de l’autre de la possibilité de verser des pensions de retraite de façon pérenne. Vouloir résorber le chômage à long terme en augmentant la durée du travail dans un contexte de faible croissance de l’économie relève de la quadrature du cercle. Faire comme si cette croissance pouvait être élevée dans un monde contraint par la crise écologique relève de l’aveuglement. Se rabattre sur la seule modification de la répartition interne à une masse salariale inchangée globalement pour pensionner des retraités plus nombreux ou bien sur une baisse directe des pensions relève d’un choix politique en faveur du patronat et des privilégiés qui ne dit pas son nom.
2) La question du mode de financement des retraites et de la protection sociale en général est d’ordre politique
La plupart des rapports du COR, et les deux derniers ne font pas exception, n’examinent jamais l’hypothèse d’une modification, ne serait-ce que sensible, de la répartition des revenus entre travail et capital, c’est-à-dire entre masse salariale et profits, les deux composantes de la valeur ajoutée. Certes, le COR, notamment dans ses abaques, montre que l’arbitrage se fait toujours entre les variations du taux de cotisation, du taux de remplacement et du ratio de dépendance entre retraités et cotisants, ce dernier ratio pouvant lui-même être modifié par la structure démographique, la durée de cotisation, le taux d’activité et le taux d’emploi de la population en âge de travailler et l’immigration. Mais, à aucun moment, il n’est donné de détails sur le levier du taux de cotisation ou de l’assiette des cotisations. Comme si, implicitement, il était admis qu’il ne pouvait s’agir que de la variation du taux de cotisation dit salarial, et jamais du taux dit patronal.
De son côté, le mouvement social reste partagé. Si beaucoup de syndicats refusent en général de voir la durée du travail s’allonger par le biais de la durée de cotisation ou par celui de l’âge de la retraite, et bien entendu de voir les pensions baisser, il n’existe encore aucun consensus sur les cotisations. Nous examinerons cette question dans le chapitre 4.
3) Contre les projets du Medef légitimés par la Cour des comptes et Bercy, et de plus en plus portés par le gouvernement socialiste
La « fatalité » du déséquilibre financier sur le long terme vient de l’hypothèse de blocage des financements des régimes de retraite à leur niveau actuel (13,2 % du PIB en 2011, 13 % en 2060), alors que la proportion de la population âgée s’accroît. Cette hypothèse politique forte est le non-dit des projections du COR : elle signifie la baisse des droits à la retraite. Les réformes précédentes ont absorbé l’essentiel de l’impact démographique : à l’horizon 2060, les besoins de financement sont limités (en général, en dessous de 1 % de PIB, mais cela dépend de la variable économique choisie). Ce qui permet au COR de dire l’essentiel : « le retour à l’équilibre financier, voire à des excédents, à l’horizon 2060 sous les hypothèses économiques les plus favorables se feraient donc au prix d’écarts de niveau de vie accentués entre les retraités et les actifs »[6].
Dès lors, les voix du Medef et du gouvernement se joignent pour annoncer une nouvelle réforme qui, cette fois-ci ne prendra plus de gants pour annoncer la couleur : faire payer les retraités actuels et futurs tout en aggravant les conditions d’accès à la retraite. Le patronat a déjà marqué des points au sujet des retraites complémentaires et a posé ses jalons pour la suite, c’est-à-dire le régime général.
En ce qui concerne les salariés actuellement actifs, le Medef préconise un recul de l’âge de la retraite complémentaire d’un trimestre par an à partir de 2019, pour éviter une hausse des cotisations, avec pour conséquence un recul des droits : « Nous proposons au niveau du MEDEF de passer de quarante-et-un à quarante-trois à l’horizon 2020 – c’est important d’exprimer les horizons – et aussi de passer l’âge légal de départ à la retraite de soixante-deux à soixante-trois à l’horizon 2020, puis à soixante-cinq ans à l’horizon 2040. Je rappelle que l’ensemble des pays européens – Allemagne, Angleterre, Espagne, Pays-Bas – sont déjà à soixante-cinq et parfois soixante-sept ans »[7].
On voit donc qu’il s’agit encore de modifier la répartition des revenus en défaveur du travail. Les marchés financiers seront « rassurés », le gouvernement aussi sans doute, de même que Didier Migaud, dont il faut rappeler sa grande compréhension du problème des retraites, lui qui proposait au moment où éclatait la crise financière : « utiliser les marchés financiers pour financer une partie des retraites » parce que le Fonds de réserve des retraites aurait une « rentabilité supérieure »[8]. Et il préside aujourd’hui la Cour des comptes !
4) Derrière les retraites, le choix de société
Le choix de société se définit à travers le mode de développement de l’économie adopté. Nous allons le vérifier en examinant les hypothèses de croissance économique du COR. Ce mode de développement se définit aussi par l’acceptation ou le refus des politiques d’austérité qui font payer la crise capitaliste aux travailleurs et aux retraités. Il se définit enfin par le type de solidarité qui est promu dans la société, notamment par le modèle d’égalité entre femmes et hommes. Dans ce temps où crier haro sur la dette est devenu le refrain néolibéral ou socio-libéral, il faut réaffirmer la légitimité de la transmission d’une sorte de « dette sociale », au bon sens du terme, entre les générations qui nouent un pacte de solidarité. Celui-ci n’a pas vocation à s’éteindre, parce que, à travers lui, c’est la qualité et la continuité du lien social qui se jouent.
Notes :
[1] Nous les avions déjà inventoriées dans le livre d’Attac et de la Fondation Copernic, Retraites : l’heure de vérité, Paris, Syllepse, 2010, « Dix contre-vérités », p. 20-24. De façon générale, la problématique de ce livre de 2010 reste entièrement valable. En particulier, on se reportera à la méthodologie exposée dans les quatre chapitres de la troisième partie qui montrent la possibilité de construire un système de retraite solidaire au sein d’une société soutenable écologiquement.
[2] COR, « Retraites : perspectives 2020, 2040 et 2060 », Onzième rapport, 19 décembre 2012, COR, « Retraites : un état des lieux du système français », Douzième rapport, janvier 2013, Yannick Moreau, « Nos retraites demain : équilibre financier et justice », 14 juin 2013.
[3] On parle en point de pourcentage quand on compare deux pourcentages entre eux.
[4] Voir le livre d’Attac-Copernic, En finir avec la compétitivité, Syllepse, 2012 (disponible en pdf) ; le rapport du CLERSE, « Le coût du capital et son surcoût », 2013 ; le dossier d’Alternatives économiques, juin 2013.
[5] COR, Douzième rapport, op. cit., p. 69.
[6] COR, Onzième rapport, op. cit., p. 42.
[7] P. Gattaz, « La situation du pays nécessite des mesures fortes », RMC et BFMTV, 10 juillet 2013.
[8] D. Migaud, « Abonder le fonds de réserve des retraites », Le Monde, 2 avril 2008.
Ce texte constitue l'introduction de la note que nous venons de publier.
Les auteur-e-s :
Jean-Marie Harribey, économiste, membre d’Attac, de la Fondation Copernic et des Économistes atterrés (coordinateur)
Pierre Khalfa, co-président de la Fondation Copernic, membre du Conseil économique, social et environnemental
Marc Mangenot, économiste, membre de la Fondation Copernic
Christiane Marty, ingénieure, membre du conseil scientifique d’Attac et de la Fondation Copernic (coordinatrice)
Rozenn Perrot, membre du conseil scientifique d’Attac
Daniel Rallet, économiste, membre du conseil scientifique d’Attac
Bernard Teper, co-animateur du Réseau éducation populaire (REP)
Retraites : l'alternative cachée, Syllepse, 84 pages, septembre 2013.
Pour prolonger :
- le site du collectif Retraites 2013 (où l'appel « Ensemble, défendons nos retraites » peut toujours être signé et où un document d'information de 4 pages est disponible en pdf)
- le site des éditions Syllepse
- le Petit guide d'autodéfense en temps de réforme des retraites d'Attac
- la page de notre site consacrée aux retraites et la note en version pdf
- « La gauche radicale tente de mobiliser contre la réforme des retraites » (Lemonde.fr, 4 septembre 2013)