« Les efforts de meilleure gestion et de réorganisation doivent être amplifiés », « l’ensemble des établissements hospitaliers doit s’engager dans des mutations indispensables ». Dans son rapport sur la Sécurité sociale rendu public mardi 17 septembre, la Cour des comptes consacre pas moins de 6 chapitres, sur 18, à l'hôpital. Sous l'angle, désormais habituel, de « la maîtrise des dépenses hospitalières ». Pourtant sur le terrain, l'hôpital est en souffrance. Et son bourreau connu : la financiarisation.
Dans le service d’hépatologie de l’hôpital Beaujon, à Clichy, la peinture s’écaille, le mobilier tangue et le réseau informatique tombe régulièrement en panne. Le chef du service, le professeur Dominique Valla, est exaspéré : les moyens manquent et la paperasse a envahi ses journées. À 61 ans, il a décidé de renoncer à son poste de chef de service.
« Depuis cinq ans, je suis en colère permanente », déclare ce spécialiste des maladies du foie. Il y a cinq ans, débutait la discussion de la loi Hôpital, patient, santé et territoire (HPST), promulguée en 2009, et décriée par la quasi-totalité des hospitaliers. Et pour cause : alors que Nicolas Sarkozy justifiait la loi en disant « il faut un vrai patron à l’hôpital », les médecins étaient écartés des commissions médicales d’établissement, réduits au rôle de consultant dans l’administration. Cette loi succédait à la généralisation de la tarification à l’activité (T2A) adoptée en 2008. Les hôpitaux ne reçoivent plus de budgets globaux, mais sont rétribués selon le nombre et la nature des soins qu’ils dispensent.
« L'argent passe devant tout », s’exaspère le Pr Valla. Il a entendu, entre espoir et lassitude, la ministre de la santé et des affaires sociales Marisol Touraine promettre de revenir sur certaines des mesures emblématiques de l’ère Sarkozy.
Mais la stratégie nationale de santé, présentée en 2012 comme une « réforme de fond », tarde à se préciser. En juillet, le rapport tant attendu a fait l’objet d’une fuite. Et le ministère promet désormais une feuille de route pour septembre. Pendant ce temps, médecins et soignants, exaspérés par des années de coupes budgétaires assorties de réorganisations diverses, craignent d’en être arrivés au point de rupture.
Dans le service du professeur Valla, il y a sept ans que le budget ne permet plus de payer les gardes du week-end des médecins seniors. Il leur a donc demandé de se relayer pour assurer des gardes bénévoles. Une organisation “de secours”, qui commence à lasser. Sur le bureau du chef de service, le mail d'un collègue annonce qu'il met fin à ces astreintes « qui s'ajoutent à un programme très chargé et probablement excessif »…
L’efficience, cette chasse ouverte aux économies dans le système de santé, occupe tous les esprits. Car même si les budgets de la santé sont en progression constante en France, passant de 10 à 11,6 % du PIB entre 2000 et 2010, les charges de santé, elles, explosent. Vieillissement de la population, montée en flèche du nombre de malades chroniques (plus de 15 millions) : on estime que les besoins augmentent de 3,5 % par an. Ce décalage entre l'augmentation des charges et celle des budgets force les hôpitaux à se serrer la ceinture un peu plus chaque année.
À l'Assistance publique hôpitaux de Paris (AP-HP), l'effort global demandé cette année est de 155 millions d'euros (sur un total de près de 7 milliards). « Irréalisable », ont tonné les dizaines de médecins signataires d'une lettre ouverte : « Changer de logiciel », au ministère de la santé. « Inatteignable », s'est indigné dans Le Parisien le président du Conseil de surveillance de l'AP-HP, le député socialiste Jean-Marie Le Guen, qui craint que l'hôpital public ne « sombre dans l'anémie ».
« Comment voulez-vous mobiliser les équipes si on donne la priorité aux économies plutôt qu'aux patients ? » s'indigne le Pr Valla. L’ascendant des préoccupations financières sur le médical s’illustre notamment par l’organisation du codage des soins. Pour que l’hôpital soit payé, chaque soin doit être codé en fonction d’un montant remboursé par la Sécurité sociale. C’est le travail d’une secrétaire du service. Or la recherche clinique nécessite un codage distinct afin de passer les traitements administrés au crible des analyses statistiques. Mais il n’y a plus assez d’argent pour payer deux secrétaires…
L’édifice principal de l’hôpital Nicolas Beaujon est un imposant immeuble de briques rouges, construit dans les années 1930. Deux rangées d’immeubles bas complètent le pâté de maisons de ce CHU de banlieue. Avec son service des urgences (30 000 passages par an) et sa maternité (2 000 naissances), il dessert un bassin de population de 600 000 habitants et disposait en 2012 d'un budget de 728 millions. Au bout d’une rue étroite, le secteur d’hospitalisation du service d’hépatologie occupe les deux étages d’un petit immeuble vétuste. Au rez-de-chaussée, les chambres d’hospitalisation de jour et de semaine. Au premier, les équipes se relaient nuit et jour sans relâche.
L’hôpital n'attire plus les professionnels
Céline Grignard y « fait office de cadre » depuis plus d’un an. Elle obtiendra officiellement le titre quand son binôme, qui attend lui-même son remplaçant, arrivera et qu'elle pourra partir en formation. Métier-pivot des services hospitaliers, elle applique désormais les méthodes du secteur privé : entretien annuel, objectifs et primes. “La cadre” – communément appelée “la surveillante” – est le relais de l’administration dans les services. C’est aussi elle qui dispense les ressources de plus en plus rares. Un médecin a pris la décision de faire interner un patient sans la consulter. « Qui va rester jusqu’à 20 heures pour trouver un lit ? Pas lui ! » lance-t-elle. Par souci d’économie, la plupart des services ont un taux de remplissage des lits de plus de 90 %. Et la gestion des places, source d’innombrables tensions dans les hôpitaux, est en passe de devenir un métier. La ministre l’a fait savoir en avril, 150 hôpitaux devraient se voir dotés de services de « gestion de lits ».
Autrefois considéré comme le nec plus ultra de la pratique médicale, l’hôpital a perdu de son prestige. « Il y a quelques années, j'avais au moins deux ou trois candidats par poste de médecin. Aujourd'hui, j'en ai souvent un, et quelquefois aucun », constate le Pr Valla. Chez les infirmières, le constat est catastrophique : à l'AP-HP, il y a eu jusqu’à 430 postes non comblés en 2012. Le taux d'absentéisme, dû en grande partie à l'épuisement du personnel, avoisine les 10 %. Les journées de récupération dues excèdent le million. Ces conditions de travail expliquent sans doute le peu d’attractivité du secteur. Mais la différence de salaire entre l’hôpital et le privé y contribue également, constate le Pr Valla. : « On est dans une société du “moi je vaux ça”. On compte tout, et du coup, on n’a plus les sous pour payer. »
L'état de délabrement de certains services témoigne de la déshérence de l'hôpital public. « Il n'y a pas eu de travaux d'entretien depuis 20 ans. Je parle de peinture, de plomberie, de visserie, de circuits électriques », constate amèrement Dominique Valla en traversant les couloirs de son service. « Venez, je vais vous montrer. C'est monstrueux ! » On croise le Dr Lebrec, professeur émérite. « Ils n'ont rien touché. Sauf ça ! » Il désigne un seuil en bois qui évite aux chariots de perdre leurs roues à force de se cogner contre une marche malvenue.
Hors norme de sécurité
La directrice du Groupe hospitalier du nord parisien, Élisabeth de Larochelambert, nous reçoit dans son grand bureau (à la peinture blanche immaculée) situé au premier étage de l’immeuble principal de l’hôpital Bichat, accompagnée d’un conseiller de l’AP-HP, Pierre-Emmanuel Lecerf. « Monde concurrentiel », « arbitrages difficiles » entre équipements de pointe et rénovations : « on ne peut pas tout payer », explique-t-elle. « On a augmenté le financement des investissements ces dernières années de 500 millions d’euros », ajoute Pierre-Emmanuel Lecerf. « Malgré cela, notre immobilier se dégrade. Aujourd'hui, ce parc, on n'arrive pas à l'entretenir malgré cet effort qui n'a cessé d'augmenter. »
L'idée même qu'il faudrait choisir entre des équipements sophistiqués et la peinture suffit à mettre le Pr Valla hors de lui. « Ce ne sont jamais les politiques ou les administrateurs, ceux qui ont mission de décider cela, qui vont voir les malades pour leur dire : “Votre chambre est dégoûtante. Je viens vous le dire personnellement puisque c'est moi qui décide.” »
L’hôpital de 460 lits ne répond plus aux normes actuelles. Selon la sous-commission départementale contre les risques d'incendie, Beaujon n’est plus conforme depuis cinq ans. Pour la direction, il en coûterait 400 millions d’euros pour rénover les hôpitaux Bichat et Beaujon dont 236 millions pour une seule mise aux normes de sécurité. Si bien que l'hypothèse d'un nouvel hôpital pour le nord parisien est à l'étude. La question devrait être tranchée à l'automne par un arbitrage ministériel.
Après des années de vaches maigres, comment maintenir les hôpitaux à flot ? Depuis la généralisation de la tarification à l’activité, la cagnotte se remplit au gré des soins tarifés. Au groupe hospitalier nord-parisien, le défi de l’année sera de « faire en sorte que les recettes à activité constante soient meilleures », explique Élisabeth de Larochelambert. Autrement dit, les personnels hospitaliers seront priés de partir à la recherche des actes « tarifables » qui auraient échappé à leur attention.
Développée pour encourager les économies, la T2A a donné lieu à toutes sortes de stratégies de contournement. Certains soins étant mieux remboursés que d’autres, on change les parcours de soins pour qu’ils soient plus rentables. Comme le dit le professeur André Grimaldi, porte-parole du Mouvement de défense de l’hôpital public (MDHP) et auteur de La Santé écartelée (éd. Dialogues, 2013), « on coule la Sécu pour renflouer l’hôpital ». En retour, la Sécurité sociale ajuste tous les ans – à la baisse – les montants des remboursements.
En ce jeudi d'avril, le Pr Valla examine le dossier d'une patiente. Il est question de l’hospitaliser en priorité. Il a déjà revu le dossier, prescrit des examens, communiqué avec le médecin traitant. Il fera voir les examens à plusieurs collègues radiologistes dans l'après-midi. Ce suivi – qui représente 3 heures de travail de divers médecins – sera facturé le tarif d’une consultation de recours par un professeur, 64 euros, et ce seulement si la patiente est vue dans le service. Une mauvaise affaire pour les gestionnaires…
L’hépatologue, comme ses collègues du MDHP, voudrait avant tout rompre avec une logique d’industrialisation de la médecine qui désespère le personnel hospitalier. « On ne soigne plus les gens, mais une maladie », déplore-t-il. Ce penchant idéologique a profondément modifié le langage des décideurs, souligne André Grimaldi. « Les médecins sont des “producteurs de soins” et les hôpitaux ont un “service-clients”. Les hôpitaux “gagnent des parts de marché”. » Ce fantasme d’une médecine mieux « gérée », le chirurgien urologue Guy Vallancien l’a résumé en affirmant que « l’hôpital est une entreprise comme une autre ».
Une médecine fordiste, sans imprévus… Tout le contraire de ce que vit le Pr Valla dont les malades porteront à vie les stigmates de leur maladie. Un dimanche d’août, un patient suivi de longue date est tombé gravement malade au Kazakhstan. Le médecin a passé une partie de la nuit à échanger des mails avec ses collègues kazakhs. Le patient, qui avait eu la mauvaise fortune de faire une rechute à des milliers de kilomètres du service de pointe de Beaujon, n’a pas survécu.
Redonner de la valeur au temps
Parmi les professionnels croisés dans les couloirs de l'hôpital, une infirmière semble heureuse de son sort. Djelika Koné est infirmière de coordination pour le Centre de référence des maladies vasculaires du foie. Ses instruments de travail : le téléphone, la photocopieuse et la parole. Dans son petit bureau tapissé de schémas pédagogiques, elle organise les séjours en hôpital des patients venus de toute la France. Elle prend les rendez-vous chez les divers spécialistes, transfère les dossiers, explique et parle de ce « qu'on n'ose pas demander à son médecin » : des bas de contention mal ajustés, une incompréhension profonde du diagnostic…, ces « petites choses » qui peuvent changer le cours d’un traitement.
Son poste, totalement hors T2A, est financé grâce à une labellisation obtenue par le Pr Valla. Il s'agit pourtant d'un métier “de demain”, particulièrement adapté aux maladies chroniques.
L’un des grands espoirs suscités par la réforme du financement des hôpitaux promise par Marisol Touraine est de voir se multiplier ce type de postes grâce à un financement qui redonnerait de la valeur au temps des soignants plutôt qu’à une addition de soins précis et codables. En attendant, les hôpitaux doivent continuer d’augmenter l’activité, ou restreindre les dépenses.
Pour le groupe hospitalier nord-parisien, les économies pourraient passer par une réorganisation de la restauration. Des économies de ce type, les hôpitaux en ont fait des centaines au cours des dernières années : centralisation de la blanchisserie, du brancardage, externalisation des services de ménage. Les résultats n’ont pas toujours été probants. Pénuries de draps, brancardiers aux abonnés absents… À Beaujon, le ménage laisse franchement à désirer. Les patients le déplorent. Sur le site hopital.fr, les éloges faits aux équipes soignantes côtoient le constat d’une « hygiène déplorable », des « chambres très sales », de « lavabos et W.-C. pas nettoyés ». Le professeur Valla ne les contredirait pas : il vérifie lui-même régulièrement l’état des sanitaires jouxtant son bureau.
Claire Compagnon, représentante des usagers à l'hôpital Georges-Pompidou et co-auteure de L’Hôpital, un monde sans pitié (avec Thomas Sannié, éd. L’Éditeur, 2012), dresse un constat très noir de la qualité de l’accueil à l'hôpital public : patients contraints de porter des couches par manque de personnel disponible pour les accompagner aux toilettes, familles fournissant le linge de lit, personnes âgées lavées une fois par semaine… Elle craint que la qualité des soins ne pâtisse de la lutte contre les déficits hospitaliers. « On était sur des questions d’esthétique ou de confort. Mais les plaintes commencent à remonter concernant des éléments du soin. Par exemple, sur un manque d’appareils qui rend difficile une prise en charge correcte », explique celle qui vient d’être nommée à la tête d’une mission nationale sur la place des usagers à l’hôpital.
L’accroissement des inégalités d’accès aux soins est indiscutable. Le professeur Valla le constate à l’échelle de son service hyper-spécialisé. Si les maladies du foie touchent beaucoup les personnes alcooliques et toxicomanes, ces patients sont devenus rares dans les consultations. « Avec les délais qu’on a, comment voulez-vous qu’ils se battent pour arriver dans ce service ? Je me retrouve à soigner les gens de beaux quartiers alors que j'ai fait ce métier pour traiter les plus vulnérables. »
Pris à la gorge, l’hôpital fait l’objet de pressions croissantes. L’OCDE préconise de réduire de 1,3 % la part des dépenses de santé dans le PIB, soit un retour à leur niveau du début des années 2000. En mai, un rapport de l’Inspection générale des affaires sociales (Igas) et de l’Inspection générale des finances a pointé l’endettement massif des hôpitaux français et préconisé une meilleure maîtrise des investissements. Sans compter, donc, le rapport de la Cour des comptes publié ce mardi 17 septembre.
Pour le Pr Valla, si la réforme est souhaitable, il aimerait que le gouvernement aille plus loin. Le Mouvement de défense de l’hôpital public a demandé la tenue d’États généraux de l’hôpital public : une « concertation », qui réunirait les professionnels, leurs représentants institutionnels et syndicaux, et les associations de patients, les élus locaux et plus généralement la population. « Il faut que nous décidions comme société de ce que nous pouvons financer, affirme Dominique Valla. Nous ne pouvons pas, nous les médecins, soigner et en même temps penser aux économies. Qu’on nous dise “tel traitement coûte trop cher, nous ne pouvons pas le payer”, d’accord, mais qu’on ne nous demande pas de prendre ces décisions seuls devant nos patients. »