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Le grand entretien 22/09/2013 à 15h55
Dominique Méda : « Il faut de nouveau réduire le temps de travail »
La croissance faible, une bonne nouvelle ? Pour Dominique Méda, sociologue, c’est le moment de s’en libérer pour bâtir une société plus respectueuse de l’humain.
« La Mystique de la croissance » de Dominique Méda
Nous sommes prisonniers de la croyance en la croissance. Elle est dans les têtes. Nos indicateurs sont tous pointés vers cet objectif. Notre système économique et social est entièrement organisé autour d’elle. Et pourtant, ne serait-ce que pour sauver la planète, il faut sortir de la logique de la croissance.
C’est la thèse que défend la sociologue et philosophe « gorzienne » Dominique Méda, professeure à l’université Paris-Dauphine, dans son dernier essai, « La Mystique de la Croissance » (Flammarion, 2013). Entretien.
Rue89. On a l’impression que les économistes se résignent peu à peu à l’idée que la croissance restera très basse en France, pendant très longtemps.
Dans son livre « Le Capital au XXIe siècle » (Seuil, 2013) par exemple, Thomas Piketty écrit qu’il est illusoire de rêver d’un retour à des taux de croissance de 3%... Avez vous le sentiment que la croissance sort des têtes ?
Dominique Méda. Pour qu’il y ait du changement dans les têtes, il faut que de grands économistes, très réputés, disent autre chose que leurs collègues. Ce qui a été le cas avec le texte de Robert Gordon [qui a prédit une croissance moyenne de 0,5% à l’horizon 2050-2100, ndlr]. D’autres économistes hétérodoxes l’avaient dit avant lui, mais on ne les écoute pas. Je pense à Jean Gadrey, par exemple. Là, c’est Gordon qui parle, alors de plus en plus d’économistes s’accordent à penser que la croissance ne reviendra pas ou que les taux de croissance seront durablement faibles.
Certes, le changement n’est pas complet : de nombreux économistes continuent de penser qu’on peut retrouver de la croissance, notamment en investissant dans la recherche et l’éducation. Mais la doxa selon laquelle il faut absolument plus de croissance et que c’est possible se fissure : les positions sont plus variées. L’idée de la contrainte environnementale a fait son chemin, l’air de rien. De plus en plus d’économistes acceptent qu’elle constitue une limite objective.
Le débat « croissance contre décroissance » semble dépassé, car la réalité qui s’impose, une très faible de croissance, semble réconcilier tout le monde. Est-il trop tôt pour parler de consensus ?
Dominique Méda (Flammarion)
Je n’irais pas jusque-là, franchement. S’il y avait un tel consensus –« on n’a plus de croissance, comment on fait ? » – on tomberait beaucoup plus rapidement sur l’idée qu’il faut remettre sur la table la réduction du temps de travail et d’autres politiques de ce genre. On n’y est pas du tout. On est dans un entre-deux : on se dit que peut-être la croissance ne reviendra pas, ou pas comme avant, mais on n’est pas prêt à prendre les mesures qui s’imposent pour s’accommoder de ce nouveau régime de croissance.
Que faut-il pour passer ce stade ?
Il faut que des gens dont la parole porte le disent. Prenez par exemple l’idée qu’il faut changer d’indicateurs de richesse : elle n’a avancé que lorsque la Commission Stiglitz ne s’en est emparée.
C’était Stiglitz, mais aussi Sarkozy : un président de droite.
Oui, mais je pense que le fait qu’un prix Nobel de l’économie l’a portée a joué énormément. Il faut toujours un économiste, et un économiste un peu mainstream, pour porter une idée qui sort du lot, sinon on est pris pour un fou. C’est terrible mais c’est ainsi.
Pour porter l’idée qu’il faut sortir du mythe de la croissance, quel économiste sérieux verriez-vous ?
Ah, je ne sais pas, je ne vais pas donner de noms ! [rire] Daniel Cohen l’a un peu fait il y a quelques années.
Oui, c’est vrai, il était un peu embarrassé, d’ailleurs. Il s’était démarqué de ceux qui prônaient la décroissance, tout en validant l’idée qu’il fallait tenir compte de la finitude des ressources.
Il a surtout admis qu’il fallait peut-être moins de croissance, que l’on remplacerait par plus de bonheur... Il a relayé les travaux de Claudia Senik sur le bonheur. Stratégiquement, c’est malin de le présenter ainsi : peut-être qu’on aura moins de croissance, mais on aura plus de bonheur. Mais c’est une stratégie dangereuse. Le bonheur n’intègre pas l’environnement : on peut être très heureux dans un environnement qui se dégrade. Et c’est une notion individualiste, qui fait l’économie d’un débat sur ce qu’est le bien commun, sur le bien-être collectif, sur ce qu’on veut faire ensemble...
La croissance procure du bonheur (parce qu’elle augmente le pouvoir d’achat, réduit les souffrances sociales, encourage les émancipations...). Si l’on doit tenir un discours alternatif, ne faut-il pas qu’il soit aussi porteur de bonheur ?
Il faut rechercher le bien-être, bien sûr. Mais l’idée d’adopter comme indicateur uniquement des perceptions subjectives renvoyant au bonheur individuel, cela ne me semble pas tenable. On est obligé de se référer à des éléments objectifs, que ce soit sur le patrimoine naturel (les émissions de gaz à effet de serre, par exemple), la qualité de vie, les conditions de travail, la répartition des revenus et de le l’emploi, etc. Ça va de pair avec le bien-être.
La commission Stiglitz, aussi excitante fût-elle, n’a pas débouché sur grand chose.
Cela n’a pas entraîné le changement massif que cela aurait dû entrainer. Il y a eu une occasion manquée en 2008-2009, au moment de la crise : à cette époque, en Europe, une vraie réflexion avait été engagée pour une vraie bifurcation. On cherchait alors à trouver des solutions à la fois à la crise économique et à la crise écologique.
De nombreuses initiatives avaient été prises : le Grenelle de l’environnement, la commission Stiglitz, mais aussi, au niveau européen, le manifeste de la Spring Alliance, et puis au Bureau international du travail (BIT) le rapport sur les emplois verts... De nombreux chantiers ont été ouverts.
Et puis tout à coup, la porte se referme. On arrête de vouloir réguler la finance : on considère que cela a été plus ou moins réglé. On ne fera pas les grandes réformes sur lesquelles on avait commencé à réfléchir. La porte se referme, comme elle s’était refermée dans les années 70, au cours desquelles on avait commencé à réfléchir aussi à notre modèle économique.
Vous pensez au Club de Rome, et à la « croissance zéro » ?
Oui, mais pas seulement. En France, Edmond Maire, secrétaire général de la CFDT, remettait en cause la croissance (voir vidéo ci-dessous), de même que le président de la Commission européenne Sicco Mansholt.
« Nous contestons la conception actuelle de la croissance » 15/04/1973
Il y avait alors une acuité exceptionnelle autour de ces questions. Pensez aussi au discours de Robert Kennedy [le 18 mars 1968, ndlr], quelques semaines avant sa mort, quand il dit : « Le PIB mesure tout, sauf ce qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue. »
A cette époque, on réfléchit à la fois sur les limites de la croissance (du fait de l’épuisement du patrimoine naturel) et sur le lien entre la croissance et la dégradation des conditions de travail : l’impact sur les gens des gains de productivité. Il y a donc une prise de conscience, très aiguë, mais la porte se referme avec le premier choc pétrolier, puis le second.
Dans votre livre, vous plaidez pour un ralentissement des gains de productivité.
C’est Jean Gadrey qui a ouvert une réflexion sur le sujet : selon lui, il faut ralentir les gains de productivité, car si on doit changer le contenu de la production, il va falloir davantage de travail.
Parce qu’il va falloir plus de services ?
Oui : dans une société de services, parler de « gains de productivité » n’a plus grand sens, surtout dans certains secteurs. Qu’est-ce que « des gains de productivité » dans une maison de retraite, par exemple ?
Surtout, il souligne que le PIB n’arrive pas à capter les gains de « qualité » et de « durabilité » : si on doit modifier la qualité de notre production, le PIB n’est pas le bon instrument pour le faire. Il y a là un champ de réflexion à la limite de l’économie et de la sociologie qui est passionnant.
Par quoi faudrait-il commencer pour préparer la bifurcation que vous souhaitez ? Par changer l’indicateur, remplacer le PIB par autre chose ?
Ce serait essentiel d’avoir de nouveaux indicateurs pour nous guider. La question de l’indicateur est centrale. Mais il faut engager d’autres chantiers : l’encadrement de la croissance, par exemple, dans des normes environnementales et sociales, si l’on peut au niveau mondial.
Il faudrait donner de nouveaux pouvoirs au Bureau international du travail, des pouvoirs au moins équivalents à ceux de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), pour éviter que les productions les plus sales ou les plus dégradantes pour les travailleurs aillent toujours dans les même pays et que ne s’intensifie le dumping social..
Et puis, évidemment, commencer à engager un vaste programme d’investissement dans la rénovation thermique, le développement des modes de transports collectifs, le verdissement des processus industriels, l’agro-écologie, etc. Une telle transition a été chiffrée à 300 milliards d’euros par an pour l’Union européenne (UE). Ce sont des sommes énormes, qui supposent qu’on imagine des financements nouveaux : il faut créer des fonds européens, et pour cela changer les règles de l’UE (y compris, probablement, celles qui régissent la Banque centrale européenne).
Votre livre rejoint les thèses des « décroissants », mais vous n’utilisez jamais le mot. Est-il complètement décrédibilisé ?
Ce n’est pas un livre prônant la décroissance. L’idée de « décroissance » s’inscrit dans le même cercle intellectuel que la croissance, et je propose justement d’en sortir. Changer d’indicateur, c’est sortir de cette façon de penser, croissance/décroissance : dire que la quantité de produits n’est plus l’essentiel.
Ne serait-il pas plus simple de rester dans ce paradigme de la croissance, mais en la « verdissant » : aller vers une croissance qui ne dégraderait pas l’environnement, et pourrait donc être illimitée.
Pourquoi pas, essayons. Sélectionnons les secteurs qu’on veut voir se développer : la rénovation thermique, par exemple. Si vous me dites « c’est de la croissance », alors d’accord, appelons cela croissance, mais pour moi, une croissance vertueuse est une croissance qui améliore, pas une croissance qui détruit.
Enfin, il faut se garder de faire de la « croissance verte » au prix d’une marchandisation généralisée de la nature. On voit bien que des tas d’entreprises se préparent à ouvrir de nouveaux chantiers de « croissance verte » pour marchandiser des pans entiers de savoirs, de connaissances, de nature... N’allons pas jusque-là.
L’économie numérique, qui se développe, n’est-elle pas plus verte que l’économie industrielle ?
Elle n’est pas pour autant neutre pour les ressources : il faut fabriquer des ordinateurs, avec des matériaux rares, et ils consomment de l’énergie. Le risque, aujourd’hui, c’est d’aller vers des tensions autour de minerais rares ou de lancer de nouvelles exploitations comme le gaz de schiste.
Ma préférence va donc vers des idées d’efficacité, de sobriété, de partage, pour subvenir à nos besoins essentiels en pompant le moins possible sur les ressources naturelles.
Bâtir une « société de sobriété » ?
Je n’aime pas plus ce mot-là : on ne peut pas dire cela aux gens qui ne peuvent pas consommer. Je préfère « une société d’égalité ». Une société qui partage l’emploi et les ressources rares.
La critique que l’on entend parfois contre ceux qui prônent une société de « sobriété » ou de « décroissance », c’est qu’ils se préoccupent de problèmes de riches. L’urgence, c’est en effet la question sociale : le chômage. Or, dans nos sociétés, jusque-là, on ne sait pas trop comment résoudre cette question sociale sans croissance.
Je ne pense pas qu’il faille avoir un raisonnement séquentiel (« On va résoudre d’abord la crise économique, puis quand les choses seront revenues à la normale, on essaiera de résoudre la crise écologique »). Il faut tenir les deux en même temps : commencer à résoudre la crise de l’emploi en s’attaquant à la crise écologique.
C’est en faisant de la rénovation thermique (et donc en baissant la facture de pétrole) et en développant les énergies renouvelables qu’on va créer des emplois. Il faut résoudre la question de l’emploi sans miser sur la croissance : cela passe par la réduction du temps de travail, la répartition des revenus, de la fiscalité, etc.
Sur le temps de travail, on a tenté les 35 heures, mais le succès de cette expérience est loin d’être probant...
Il faudrait tirer un vrai bilan des 35 heures. Il n’a pas eu lieu. Il n’y a eu qu’un numéro spécial d’Economie et statistiques de l’Insee, sorti en catimini [en juin 2005, ndlr]. Il y a eu une offensive idéologique massive, pour dire qu’elles avaient dégradé la valeur travail, ce qui est faux : la valeur travail n’a jamais été si haute dans les enquêtes.
Il est également faux de dire que les Français sont ceux qui travaillent le moins. Le temps de travail a baissé dans tous les pays européens, selon des modalités diverses. Quand on agrège les temps partiels, on se rend compte que les Français travaillent aujourd’hui chaque année plus d’heures que les Allemands [1 559 heures contre 1 432 heures par an, ndlr].
La baisse du temps de travail en France et en Allemagne (Insee)
Certes, l’opération des 35 heures n’a pas été parfaite, parce qu’on n’est pas allé jusqu’au bout. Avec le passage de la loi Aubry I à la loi Aubry 2, on a cessé d’exiger des créations d’emploi. Aujourd’hui, je pense qu’avec cinq millions de chômeurs, il faut remettre sur la table cette option de la réduction du temps de travail. Pour attaquer l’énorme masse de chômage, et notamment l’énorme masse des chômeurs de longue durée, qui risquent d’être exclus jusqu’à la fin de leurs jours.
Avec quelle méthode ? La méthode Larrouturou/Rocard de la semaine des quatre jours ?
Oui, elle me parait intéressante, même s’il faut examiner si elle est praticable selon les secteurs. Je fais d’ailleurs partie du collectif Roosevelt [animé par l’économiste Pierre Larrouturou, ndlr]. A la fois pour faciliter la transition écologique et pour redonner, dès maintenant, espoir aux gens, il faut de nouveau réduire le temps de travail.
C’est aussi une question d’égalité homme-femme. Les temps de travail annuels des femmes sont en moyenne plus courts, du fait des temps partiels. Si l’on veut permettre aux femmes de faire les mêmes carrières que les hommes, d’accéder aux même responsabilités, d’avoir des retraites équivalentes, il faut raccourcir le temps de travail des temps complets. Avec des modalités différentes selon les secteurs, bien-sûr.
Les Français attendent désespérément le retour d’un peu de croissance, de pouvoir d’achat, de créations d’emplois... Et vous, vous publiez ce livre pour dire « la faible croissance est finalement une bonne nouvelle ». Avez vous le sentiment que votre discours est audible ?
Je sais qu’il est difficilement audible. La bonne nouvelle, c’est que la situation actuelle nous oblige à nous arrêter et nous poser les bonnes questions : si jamais la croissance ne revient pas, que fait-on ? C’est un moment un peu salvateur. La croissance permet, par exemple, d’éviter la question de la redistribution : quand le gâteau s’élargit, tout le monde en profite un peu. Si le gâteau ne grossit plus, comment faut-il le redécouper ?
Par ailleurs, la croissance a un impact sur les émissions de gaz à effet de serre. Si l’on accorde foi à ce que les différents rapports sur les changements climatiques nous disent, ceux du GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat) ou d’autres, la situation est effrayante : on a une capacité d’aveuglement incroyable.
Peut-être est-ce parce qu’on sait que de toute façon, les ressources fossiles vont disparaître un jour : on fait le pari qu’on les remplacera par d’autres formes d’énergie plus respectueuses de la planète...
C’est un raisonnement d’économiste. Je suis frappée par la manière dont les économistes nous ont aidés à nous aveugler. Je pense à des gens comme Robert Solow [« Nobel » d’économie, ndlr], par exemple. Les économistes sont ceux qui croient le plus aux vertus du progrès technologique. Ils nous disent : j’épuise les ressources, leur prix augmente ce qui me permet d’investir dans d’autres ressources et tout va bien ! C’est invraisemblable.
Comment a-t-on pu laisser les économistes tenir de tels propos ? L’économie ne doit pas être une matière isolée, elle doit commencer par tenir compte des lois de la physique. Les économistes partent de postulat contestables : cette idée, par exemple, que ce qui compte, ce sont les « utilités ». La nature n’est pas très importante, dans leurs raisonnements. Ce qui importe, c’est qu’il y ait « quelque chose » qui nous donne des satisfactions. Trop souvent, ils tiennent un discours prescriptif, presque performatif : et nous les croyons.
Un économiste, René Passet, a mis en garde contre les dangers d’une science économique qui se replie sur elle-même.
Oui, c’est un des premiers à avoir tiré la sonnette d’alarme. Mais dire que l’économie doit être encastrée dans la société, qui est elle même encastrée dans l’environnement, ce n’est pas non plus révolutionnaire : cela devrait aller de soi.
Dans votre livre, vous faites un plaidoyer pour un retour aux vertus grecques, notamment leur propension à se réguler, de fixer des limite à leurs désirs. N’est-ce pas un peu...
Réactionnaire ?
...plutôt à l’encontre de la modernité.
La société grecque décrite par les philosophes présentait des défauts rédhibitoires – les esclaves, le sort des femmes – mais elle a inventé des choses fantastiques, comme la démocratie, le sens de la mesure. Les modernes ont porté au plus haut la promotion de la raison, de l’individu, du progrès mais en oubliant d’y mettre des limites
Aujourd’hui, on peut inventer un troisième moment, en adoptant les avantages des deux mondes. Remettons un peu de mesure dans l’idée du progrès forgée au XVIIIe siècle. Je ne dis pas qu’il faut arrêter de produire, mais qu’il faut produire pour satisfaire nos besoins essentiels plutôt que pour faire du profit. Qu’il faut produire en respectant l’humain, ses conditions de travail et son environnement. Civilisons la croissance.