C’est une sorte de guerre à distance qui oppose depuis quelques mois la justice française et la justice helvétique. Avec d’un côté : les juges anti-corruption Renaud Van Ruymbeke et Roger Le Loire, bien décidés à mener jusqu’au bout leurs investigations sur l’affaire Cahuzac et à débusquer d’autres fraudeurs français du fisc au sein de Reyl & Cie, la banque genevoise où le compte de l’ancien ministre a été découvert. Et de l’autre : le ministère public de la Confédération et le procureur fédéral Carlo Bulleti qui, au nom d’une application stricte du droit suisse, semblent prendre le contre-pied exact de leurs homologues parisiens.
« Il y a désormais un vrai bras de fer entre Paris et Berne », indique une source judiciaire. Côté français, on n’a toujours pas digéré la manière dont le ministère public de la Confédération s’est empressé de répondre à la plainte de Reyl & Cie en faisant incarcérer cet été, pendant deux mois et demi, le financier Pierre Condamin-Gerbier, qui avait témoigné à plusieurs reprises devant la justice française.
Libéré sous condition et brisé moralement, l’ancien cadre de la banque Reyl s'est prononcé en faveur d'une "procédure simplifiée" qui consiste à passer aux aveux en échange d'une remise de peine.
« C’est très choquant. Maintenant, ceux qui pourraient être convoqués par les juges parisiens savent qu’ils risquent la prison », poursuit cette source. « La justice à Berne travaille du côté des banques, alors que dans tous les colloques internationaux la Suisse se targue d’être à la pointe de la lutte contre le blanchiment et se dit prête à se plier à toutes les normes de l’OCDE en matière d’entraide fiscale », ajoute-t-elle.
Comme il fallait s’y attendre, les Français viennent de refuser d’exécuter une commission rogatoire envoyée en septembre par le procureur Carlo Bulleti. Le magistrat helvétique qui mène les poursuites contre Pierre Condamin-Gerbier pour « services de renseignements économiques », (mais aussi « vol, violation du secret de fabrication ou secret commercial, faux dans les titres et violation du secret professionnel »), voulait obtenir le détail de ce que ce dernier avait déclaré lors de sa dernière audition, le 2 juillet, à Paris, devant les juges Van Ruymbeke et Le Loire.
Impossible, ont répondu les juges, puisque qu’en droit français le témoignage de M. Condamin-Gerbier n’est pas constitutif d’une infraction, tout employé de banque ayant au contraire l’obligation de répondre aux questions de la justice
C’est dans ce contexte particulièrement tendu que les deux magistrats du pôle financier se heurtent à leur tour à de sérieux obstacles pour entendre à Paris les dirigeants de Reyl & Cie. Comme vient de le révéler Libération, l’audition de François Reyl, l’actuel directeur, devait se tenir mardi 22 octobre. Elle a été repoussée au 29 et 30 octobre. Devrait alors également être entendu Dominique Reyl, son père, fondateur de la maison.
Mediapart a eu la confirmation qu’une convocation avait bien été envoyée en Suisse pour ces dates. Mais personne ne sait encore si les deux banquiers s’y rendront.
Ironie de l’histoire : les Reyl père et fils ont tout fait pour que leur ancien associé-gérant, Pierre Condamin-Gerbier, soit poursuivi pénalement après avoir parlé à la justice française. Risquent-ils de subir le même sort ? Le 20 septembre dans un communiqué, la banque Reyl assurait qu’elle avait toujours « pleinement collaboré avec les autorités suisses et (qu’elle) fera bien évidemment de même avec la justice française dans le plus grand respect du droit suisse ».
La situation est pour le moins délicate. Une source anonyme au sein de la banque, citée par Libération, explique que « des discussions sont en cours sur les modalités de l’audition au regard des contraintes du droit suisse. Notamment la protection du secret professionnel auxquels sont soumis les banquiers suisses »
Selon nos informations, Vincent Jeanneret, le conseil genevois de Reyl, est en contact avec le procureur Carlo Bulleti pour éclaircir cette question. Il veut savoir ce que risquent ses clients en allant à Paris.
Un ancien magistrat helvétique, fin connaisseur des tergiversations et des manoeuvres des avocats, estime pour sa part que « brandir la menace d’une possible violation du secret bancaire ressemble plutôt à une stratégie judiciaire pour faire traîner les choses». Une source judiciaire ajoute « qu'en droit suisse il n'y a pas de secret bancaire ou professionnel opposable à une investigation pénale, excepté pour les avocats, médecins, ecclésiastiques et journalistes ».
Le véritable enjeu étant plutôt de savoir avec quel statut - témoin assisté ou mis en examen - Dominique et François Reyl ressortiront du bureau des juges.
A ce stade de l’instruction, leur mise en examen pour blanchiment de fraude fiscale est possible, même sur la base de soupçons de malversations. Les juges parisiens s'appuient sur des faits désormais connus : dès 1993, les fonds non déclarés de Jérôme Cahuzac ont été gérés par l’établissement Reyl – alors petite société de gestion de patrimoine -, déposés au sein d’UBS, puis dans d’autres banques, avec l’aide active du Français Hervé Dreyfus, le demi-frère de Dominique Reyl.
En 2009, la maison Reyl & Cie a organisé le transfert du compte à Singapour, au sein de la filiale de Julius Baer, en vue d’échapper à d’éventuelles demandes du fisc français. L'ancien ministre aurait alors produit un faux certificat de conformité fiscale, comme l'avait révélé début avril le journal suisse Tages-Anzeiger.
Il reviendra ensuite aux juges de prouver que ces infractions de participation à la fraude fiscale se sont en grande partie déroulées sur le sol français, puisqu’en droit suisse l’infraction de blanchiment de fraude fiscale n’existe toujours pas. La Suisse s’étant cependant engagée à introduire des changements dans sa législation afin de satisfaire aux exigences du Groupe d’action financière (GAFI), principal organisme intergouvernemental en matière de lutte anti blanchiment.
Les Reyl père et fils ne peuvent ainsi être mis en examen que sur le territoire français, la voie de l'entraide judiciaire qui suppose la "double incrimination" n'étant pas possible. S'ils ne se présentent pas aux convocations, les conséquences pourraient être encore plus dommageables pour la réputation de la banque qu'une inculpation. La justice française pourrait décider de lancer des mandats d’arrêt international contre eux. Ils se retrouvaient ainsi entravés dans leurs mouvements, à la merci d’une arrestation dès qu’ils franchiraient la frontière helvétique.
A l’image de Raoul Weil, ancien chef de la gestion de fortune d’UBS, arrêté le 19 octobre dernier dans un palace de Bologne en Italie. Poursuivi pour complicité d’évasion fiscale à hauteur de 20 milliards de dollars, il était recherché depuis 2008 par les Américains. Un dénouement qui fait aujourd'hui frémir tous les banquiers helvétiques.
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