L’écotaxe est en train de se transformer en foire d’empoigne politique. Brusquement, tous semblent découvrir les conditions de ce partenariat public-privé consenti au consortium Ecomouv et l’envers du décor de l’écotaxe. À droite comme à gauche, les responsables s’étonnent de ce contrat au coût de collecte exorbitant et demandent des comptes.
Sans attendre, les responsables socialistes à l’Assemblée nationale et au Sénat, Bruno Le Roux et François Rebsamen, ont réclamé une commission d’enquête parlementaire sur le contrat passé avec la société Ecomouv. François Rebsamen a l’intention de saisir le bureau socialiste au sénat pour demander la formation de cette commission dès mercredi 6 novembre.
L’initiative, selon nos informations, serait assez bien vue par Matignon, qui placerait chacun devant ses responsabilités. C’est peu dire que dans les couloirs du gouvernement, on supporte assez mal les critiques et les défausses de nombre de ténors de droite, qui semblent avoir oublié que ce contrat a été signé par le gouvernement de Nicolas Sarkozy.
Mercredi 6 novembre, le procureur de la République de Nanterre, Robert Gelli, décidait de rouvrir une enquête préliminaire sur les conditions d'attribution du contrat, annoncant au passage qu'une décision de classement sans suite avait été pourtant prise «il y a quelques semaines». «Au vu de certaines choses dites récemment, j'ai décidé de la rouvrir. Il s'agit de savoir s'il y a eu dans l'attribution du contrat des éléments de nature à porter atteinte à l'égalité de traitement qui doit prévaloir dans les marchés publics», dit aujourd'hui le procureur (lire à ce sujet notre premier article sur les soupçons de trucage de l'appel d'offre).
«Aujourd’hui en France, on a le bal des faux-culs et des lâches », s’est emporté le député UMP Thierry Mariani, ancien ministre des transports et signataire des décrets de l’écotaxe, visiblement irrité par les critiques de son propre camp. Après Xavier Bertrand, c’est le président de l’UMP, Jean-François Copé, qui a critiqué ce contrat « aberrant ». « Moi j’assume ce contrat totalement transparent », a répliqué de son côté Nathalie Kosciusko-Morizet, tout en en renvoyant la responsabilité sur des hauts fonctionnaires aujourd'hui dans les cabinets ministériels, bien qu'ils n'aient été ni de près ni de loin associés au dossier.
Et NKM d'ajouter « qu’elle n’avait pas initié ce contrat, lancé avant elle et signé après elle ». Il s’agit sans doute d’un trou de mémoire : le classement des appels d’offres puis le contrat de partenariat avec la société Ecomouv ont été signés par elle ou par délégation avec son accord écrit, lorsqu’elle était au ministère de l’écologie (voir la chronologie du contrat sous l’onglet Prolonger).
Jugeant que les responsables de droite étaient « gonflés » de renvoyer la responsabilité de l’écotaxe et du contrat à la gauche, le ministre des finances Pierre Moscovici évoque désormais la nécessité de revoir la logique du contrat passé par l’ancien gouvernement avec la société Ecomouv. « Cette société ne s'est pas acquittée de ses responsabilités, par conséquent nous serions fondés à la mettre en cause compte tenu de la non-exécution d'un certain nombre d'obligations. »
Cette évolution n’a pas échappé à nombre d’observateurs. Depuis une semaine, certains s’étonnaient de la position gouvernementale. Le problème, pour le gouvernement, semblait plutôt être de trouver les moyens de faire accepter socialement l’écotaxe, en trouvant quelques aménagements soit pour des professions exposées comme les agriculteurs, soit pour des régions excentrées comme la Bretagne ou Midi-Pyrénées. Mais sur le contrat, il observait une grande prudence. En avançant le chiffre de 800 millions d’euros de dédit – correspondant aux paiements des investissements matériels réalisés et aux indemnités pour rupture de contrat – , le gouvernement semblait dire qu’il était pieds et poings liés. Le coût de remise en cause du contrat était si exorbitant qu’il paraissait impossible de revenir dessus.
De son côté, la société Ecomouv allongeait l’addition, au fur et à mesure que la controverse augmentait : 20 millions de redevance par mois, si l’écotaxe n’était pas instaurée au 1er janvier, 1 million pour le remplacement de chaque portique démonté, des millions pour tout manquement au contrat. Mais d'obligations, point.
Alors que les conditions du partenariat public-privé commencent à être connues et font polémique, le gouvernement admet désormais que dans le contrat avec Ecomouv aussi, il a quelques marges de négociation. De fait, l’État n'est pas totalement démuni, si celui-ci veut bien se faire entendre. Le contenu du contrat n’a jamais fait l’objet de publicité. Toutes les organisations qui ont voulu en prendre connaissance s’en sont vu refuser l’accès. Dernièrement, l’organisation des transporteurs routiers européens (OFRE), opposée depuis 2008 au système de mode de calcul de l’écotaxe et au partenariat public-privé, en a demandé la communication. Sa demande lui a été refusée au motif que celui-ci contenait « des informations industrielles et commerciales confidentielles ». L’organisation a saisi en référé la commission d’accès aux documents administratifs (CADA) pour obtenir le contrat. Celle-ci doit se prononcer le 7 novembre.
Même s’ils sont tenus par une clause de confidentialité, tous ceux qui ont eu connaissance du contrat disent qu’il comporte des clauses habituelles dans ce type de partenariat, avec des obligations de moyens et de résultats, des pénalités de retard, voire de clause de déchéance. Bref, l’État n’est pas sans recours, s’il le veut. Par peur sans doute de remettre en cause le principe même de l’écotaxe et de se priver aussi des recettes espérées, le gouvernement a peu insisté jusqu’à présent sur les armes dont il disposait.
Un système “novateur”
© Reuters
Pourtant, dès l’été 2012, le gouvernement arrivant au pouvoir s’est interrogé sur le fait de remettre en cause ou non le partenariat public-privé signé avec Ecomouv. Le chiffre de 350 millions d’euros circulait alors au titre d’indemnités de rupture. En septembre 2012, cette possibilité de rompre le contrat est totalement évacuée par le gouvernement. « La préoccupation était de mettre en œuvre l’écotaxe, alors que le gouvernement précédent nous avait laissé un dossier dans un état indescriptible, plutôt que de nous lancer dans un contentieux juridique », se souvient un proche du dossier.
Et puis, l’administration n’aime guère revenir sur la signature de l’État. Le fait que le Conseil d’État ait validé l’attribution du partenariat à Ecomouv donne, aux yeux des conseillers du gouvernement, une solidité juridique. Quant au coût – 270 millions d’euros de loyer toutes taxes par an –, il ne paraît pas hors norme, selon les critères administratifs. « Si l’on prend le coût kilomètre par camion, qui est la bonne unité de mesure, ce contrat est tout à fait comparable aux prix pratiqués en Allemagne ou en Suisse, autour de 0,22 euros par kilomètre », précise un connaisseur du dossier, qui insiste sur le fait que la collecte versée à Ecomouv est fixe, alors que les recettes globales de la taxe peuvent augmenter.
La préoccupation d’installer l’écotaxe et de faire fonctionner le système paraît l’emporter sur le reste. Ecomouv a choisi de mettre en place un système de taxation par GPS, qui permet de géolocaliser les poids lourds et de les suivre par satellite. Chaque camion doit être équipé d’un boîtier, afin de pouvoir être tracé en temps réel. Les portiques installés sur les routes ne servent pas à assurer le télépéage, comme sur les autoroutes, mais à s’assurer que tous les camions sont bien équipés d'un boîtier et ne fraudent pas. Un système « novateur », s’étaient félicités les ministres au moment de la signature du contrat, mais qui coûte très cher à mettre en œuvre. D’autant que la société Ecomouv, qui n’a aucune expérience en la matière, semble peiner à en maîtriser la complexité.
Dès le début 2013, il devient évident que la société ne sera pas au rendez-vous pour implanter l’écotaxe en avril en Alsace et en juillet sur l’ensemble du territoire. Il y a des retards partout, des anomalies informatiques majeures tant sur le repérage que sur la facturation. Rien ne fonctionne comme il convient. En février, le ministre des transports prend donc la décision de reporter la mise en œuvre de l’écotaxe au 1er octobre, afin de donner le temps à Ecomouv d’améliorer son système.
Le temps passe et les dysfonctionnements sont toujours aussi nombreux. À plusieurs reprises, l’administration refuse de donner la première étape de l’agrément au système – dite vérification d’aptitude au bon fonctionnement (VABF) –, compte tenu des bugs majeurs qui subsistent dans le système. Le 5 septembre, le ministre des transports, Frédéric Cuvillier, estimant qu’il existe encore des problèmes majeurs et que le système n’est pas sécurisé, annonce un nouveau report pour le 1er janvier 2014.
Depuis, le ministère des transports dit que la plupart des incidents techniques sont résolus, et que le système est fiable. Du côté des transporteurs et des sociétés associées, c’est un tout autre son de cloche. Le système, pointent-ils, n’a été testé qu’avec 4 500 camions dans toute la France. Où sont ces camions ? Comment cela fonctionne-t-il ? Aucune information n’est donnée. Certains évoquent des bugs où les signaux de géolocalisation sont transmis toutes les 2 minutes au lieu de toutes les 2 secondes.
D’autres parlent de problèmes techniques persistants, y compris dans la facturation. Sans parler des difficultés d’enregistrement pour les transporteurs afin d’obtenir des boîtiers pour chaque camion. Fin octobre, 100 000 camions seulement étaient enregistrés alors que les 800 000 camions roulant en France doivent être enregistrés d’ici au 1er janvier, pour que le système de perception de l’écotaxe fonctionne. Tout cela est très technique mais pourrait devenir très politique si le système n’était pas parfaitement opérant au moment de son lancement.
Le 22 octobre, une réunion entre l’État, la société Ecomouv, les entreprises associées au télépéage et les transporteurs a tourné au clash. Beaucoup ont reproché à la société Ecomouv ses défaillances, son absence d’informations et de transparence. Le ministère des transports dit qu’il ne s’agissait que de différends bureaucratiques entre les sociétés de télépéage et la société Ecomouv.
Le système de perception de l’écotaxe n’a toujours pas obtenu la première étape de son homologation. Celle-ci est espérée à la mi-novembre. Une phase clé, semble-t-il. Selon nos informations, les banques créancières qui ont apporté tous les financements à la société s’impatientent et menacent d’appeler les actionnaires en garantie, si le système n’est pas approuvé par l’administration. Mais par la suite, il lui faut obtenir deux autres procédures d’homologation et de certification, selon les procédures administratives normales. Le ministère des transports se veut confiant.
« Franchement, je ne vois pas comment ils pourront être prêts au 1er janvier. D’autant que les responsables administratifs vont y regarder à deux fois avant de signer la conformité. Personne ne va prendre le risque d’approuver un système s’il comporte encore des imperfections, alors qu’une commission d’enquête parlementaire va être engagée et que la signature met en jeu 800 millions d’euros à la charge de l’État », remarque un connaisseur du dossier. Celui-ci pense que le gouvernement a toutes les armes en main pour dénoncer le contrat à moindre coût, si le système ne fonctionne pas.
Mais le gouvernement semble exclure pour l’instant cette solution. Le contrat de partenariat public-privé semble se confondre avec l’écotaxe. Remettre en cause l’un reviendrait, semble-t-il, à définitivement enterrer l’autre et compromettre à jamais toute fiscalité écologique.
Avec l’écotaxe, le gouvernement espérait retirer 80 millions d’euros de recettes par mois, après le prélèvement de la société Ecomouv. Le retard de sa mise en place par rapport aux engagements pris représente donc un manque à gagner d'un peu plus de 400 millions d’euros. Des pénalités de retard ont bien été incluses dans le contrat : elles s’élèvent à 8 millions par mois, dix fois moins que les recettes espérées. Et encore risquent-elles de faire l’objet d’un contentieux.