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10 décembre 2013 2 10 /12 /décembre /2013 19:28

 

*Un article qui date et pourtant qui reste d'actualité...

 

 Source : monde-diplomatique.fr 

 

Pour relancer l’économie

  Et si on fermait la Bourse...

 

  Frédéric Lordon

 

C’était il y a un peu plus d’un an : les gouvernements secouraient les banques aux frais du contribuable. Mission accomplie. Mais à quel prix ? L’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) évalue à 11 400 milliards de dollars les sommes mobilisées par ce sauvetage. Soit 1 676 dollars par être humain... Mais la finance n’est pas qu’affaire de banquiers. C’est aussi celle des actionnaires. Une proposition pourrait ne pas leur plaire : fermer la Bourse.

par Frédéric Lordon, février 2010

Pour un peu, le grand spectacle de ces deux dernières années nous l’aurait presque fait oublier : là où la finance « de marché »* (les astérisques renvoient au glossaire), appellation un peu idiote mais il en faut bien une pour faire la différence, semble s’activer dans un univers clos, loin de tout et notamment du reste de l’économie, la finance actionnariale*, celle des propriétaires des moyens de production, campe à l’année sur le dos des entreprises — et, comme toujours, en dernière analyse, des salariés. Il a fallu la « mode du suicide » si délicatement diagnostiquée par M. Didier Lombard, président-directeur général (PDG) de France Télécom, pour offrir l’occasion, mais si peu saisie dans le débat public, de se souvenir de ce dégât quotidien de la finance actionnariale dont les injonctions à la rentabilité financière sont implacablement converties par les organisations en minimisation forcenée des coûts salariaux, destruction méthodique de toute possibilité de revendication collective, intensification épuisante de la productivité et dégradation continue des conditions matérielles, corporelles et psychologiques du travail.

Contre toutes les tentatives de dénégation dont on entend d’ici les accents scandalisés, il faut redire le lien de cause à effet qui mène du pouvoir actionnarial, dont plus rien dans les structures présentes du capitalisme ne retient les extravagantes demandes, à toutes les formes, parfois les plus extrêmes, de la déréliction salariale. Et si les médiations qui séparent les deux bouts de la chaîne font souvent perdre de vue la chaîne même, et ce que les souffrances à l’une des extrémités doivent aux pressions exercées depuis l’autre, si cette distance demeure la meilleure ressource du déni, ou des opportunes disjonctions dont le débat médiatique est coutumier, rien ne peut effacer complètement l’unité d’une « causalité de système » que l’analyse peut très bien dégager (1).

Si donc la refonte complète du jeu de la finance « de marché », réclamée avec d’autant plus de martiale véhémence par les gouvernements qu’ils ont moins l’intention de l’accomplir, occupe le débat public depuis un an, il s’agirait de ne pas oublier que, au moins autant, la finance actionnariale est en attente elle aussi de son « retour de manivelle »... Sous ce rapport il n’y a que le PDG de Libération Laurent Joffrin, joignant la paresse intellectuelle au désir de ne rien rencontrer qui pourrait le contrarier, pour soutenir qu’il n’y a pas d’idées à gauche (2) — sans doute pas dans Libération ni au Parti socialiste en effet (mais on a dit : à gauche). Du vide dans le regard de Laurent Joffrin, on ne conclura donc pas pour autant qu’il n’y a rien. Le SLAM (Shareholder Limited Authorized Margin ou marge actionnariale limite autorisée) est une idée (3). L’abolition de la cotation en continu, et son remplacement par un fixing mensuel ou plurimestriel, en est une autre (4). Vient toutefois un moment où l’on envisage la question autrement : et fermer la Bourse ?

Des chroniques débonnaires du regretté Jean-Pierre Gaillard, longtemps journaliste boursier sur France Info, à l’apparition des chaînes boursières, en passant par l’incessante répétition « CAC 40 - Dow Jones - Nikkei », la Bourse aura bientôt quitté le domaine des institutions sociales pour devenir quasiment un fait de nature — une chose dont la suppression est simplement impensable. Il est vrai que deux décennies et demie de matraquage continu ont bien œuvré à cette sorte de naturalisation, et notamment pour expliquer qu’une économie « moderne » ne saurait concevoir son financement autrement que par des marchés et, parmi eux, des marchés d’actions* (la Bourse au sens strict du terme).

Bien sûr, pour continuer de se dévider, ce discours nécessite de passer sous silence l’ensemble des destructions corrélatives de l’exercice du pouvoir actionnarial ; la simple mise en regard de ses bénéfices économiques supposés et de ses coûts sociaux réels suffirait à faire apparaître tout autrement le bilan de l’institution « Bourse ». Encore faudrait-il questionner la division entre bénéfices économiques et coûts sociaux car les tendances à la compression salariale indéfinie qui suivent de la contrainte de rentabilité actionnariale ne sont pas sans effets macroéconomiques. La sous-consommation chronique qui en résulte a poussé les géniaux stratèges de la finance à proposer aux ménages de « faire l’appoint » avec du crédit, devenu la béquille permanente de la demande manquante — on connaît la suite. Evidemment les bilans sont toujours plus faciles avec une seule colonne qu’avec deux, particulièrement, aurait ajouté l’humoriste Pierre Dac, quand on enlève la mauvaise. Mais vienne la « bonne » à se montrer elle-même défaillante, que peut-il alors rester de l’ensemble ?

Or c’est peu dire que les promesses positives de la Bourse sont douteuses. Sans elle, paraît-il, pas de financement de l’économie, plus de fonds propres pour des entreprises alors vouées à l’insolvabilité, encore moins de développement des start-up annonciatrices des révolutions technologiques ? En avant, dans l’ordre et méthodiquement.

 

Les investisseurs pompaient, pompaient !

Sur le papier, le plan d’ensemble ne manquait pas d’allure. Des agents (les épargnants) ont des ressources financières en excès et en quête d’emploi, d’autres (les entreprises) sont à la recherche de capitaux : la Bourse est cette forme institutionnelle idoine qui mettrait tout ce beau monde en contact et réaliserait la rencontre mutuellement avantageuse des capacités de financement des uns et des besoins des autres. Elle ferait même mieux encore : en apportant des ressources permanentes (à la différence de l’endettement, les capitaux propres, levés par émission d’actions, ne sont pas remboursables), elle stabiliserait le financement et en minimiserait le coût. Patatras : rien de tout ça ne tient la route.

La Bourse finance les entreprises ? Au point où on en est, ce sont plutôt les entreprises qui financent la Bourse ! Pour comprendre ce retournement inattendu, il faut ne pas perdre de vue que les flux financiers entre entreprises et « investisseurs » sont à double sens et que si les seconds souscrivent aux émissions des premières, ils ne manquent pas, symétriquement, de leur pomper régulièrement du dividende (en quantité croissante) et surtout du buy-back*, « innovation » caractéristique du capitalisme actionnarial par laquelle les entreprises sont conduites à racheter leurs propres actions pour augmenter mécaniquement le profit par action et, par là, pousser le cours boursier (donc la plus-value des investisseurs) à la hausse.

La cohérence dans l’incohérence du capital actionnarial atteint d’ailleurs des sommets car, imposant des normes de rentabilité financière exorbitantes, il force à abandonner bon nombre de projets industriels, incapables de « passer la barre », laissant les entreprises avec des ressources financières inemployées... aussitôt dénoncées comme « capital oisif », avec prière de le restituer instamment aux « propriétaires légitimes », les actionnaires — « puisqu’ils ne savent pas s’en servir, qu’ils nous le rendent ! ». Dorénavant, ce qui sort des entreprises vers les investisseurs l’emporte sur ce qui fait mouvement en sens inverse... et donnait son sens et sa légitimité à l’institution boursière. Les capitaux levés par les entreprises sont devenus inférieurs aux volumes de cash pompés par les actionnaires, et la contribution nette des marchés d’actions au financement de l’économie est devenue négative (quasi nulle en France, mais colossalement négative aux Etats-Unis, notre modèle à tous (5)).

Il y a de quoi rester interloqué devant pareil constat quand, dans le même temps, les masses financières qui s’investissent sur les marchés boursiers ne cessent de s’accroître. Le paradoxe est en fait assez simple à dénouer : faute de nouvelles émissions d’actions pour les absorber, ces masses ne font que grossir l’activité spéculative sur les marchés dits « secondaires »* (les marchés de revente des actions déjà existantes). Aussi leur déversement constant a-t-il pour effet, non pas de financer des projets industriels nouveaux, mais de nourrir la seule inflation des actifs financiers déjà en circulation. Les cours montent et la Bourse va très bien, merci, mais le financement de l’économie réelle lui devient chose de plus en plus étrangère : le jeu fermé sur lui-même de la spéculation est très suffisant à faire son bonheur et, de fait, les volumes de l’activité dans les marchés secondaires écrasent littéralement ceux des marchés primaires* (les marchés d’émission).

Que la Bourse comme institution de financement, par là différenciée de la Bourse comme institution de spéculation, soit devenue inutile, ce sont les entreprises qui pourraient en parler le mieux. Le problème ne se pose simplement pas pour les petites et moyennes... qui ne sont pas cotées, mais dont on rappellera tout de même qu’elles font l’écrasante majorité de la production et de l’emploi — on répète pour bien marquer le coup : l’écrasante majorité de la production et de l’emploi se passe parfaitement de la Bourse. Plus étonnamment, les grandes entreprises y ont fort peu recours également — sauf quand leur prend l’envie de s’amuser au jeu des fusions et des offres publiques d’achat (OPA). Car lorsqu’il s’agit de trouver du financement, le paradoxe veut que les fleurons du CAC 40 et du Dow Jones aillent le plus souvent voir ailleurs : dans les marchés obligataires, ou bien, par une inavouable persistance dans l’archaïsme... à la banque ! Une succulente ironie veut qu’il y ait là moins l’effet d’une réticence philosophique qu’un effet de plus de la contrainte actionnariale elle-même, qui voit dans toute nouvelle émission l’inconvénient de la dilution, donc de la baisse du bénéfice par action. En somme, le triomphe du pouvoir actionnarial consiste à dissuader les entreprises qui le pourraient le plus de se financer à la Bourse !

 

D’autres promesses,  d’autres menaces

Ce qui reste de financement brut apporté par la Bourse se fait-il au moins pour les entreprises au coût avantageux promis par tous les discours de la déréglementation ? On sait sans ambiguïté ce que coûte la dette : le taux d’intérêt qu’on doit acquitter chaque année. Le « coût du capital » (ici le coût des fonds propres) est une affaire moins évidente à saisir. Par définition les capitaux propres (levés par émissions d’actions) ne portent pas de taux de rémunération prédéfini comme la dette. Ça ne veut pas dire qu’ils ne coûtent rien ! Mais alors combien ? Très symptomatiquement, la théorie financière ne cesse de s’intéresser au « coût du capital »... mais sous le point de vue exclusif de l’actionnaire (lire « Le coût du capital du point de vue de l’actionnaire ») ! Ceci ne dit rien de ce qu’il en coûte concrètement à l’entreprise de se financer en levant des actions plutôt que des obligations*, ou encore en allant à la banque — et c’est là une question dont la théorie financière, qui révèle ainsi ses points de vue implicites (pour ne pas dire : pour qui elle travaille), se désintéresse presque complètement.

Or ce qu’il en coûte à l’entreprise tient en trois éléments : les dividendes et les buy-backs sont les deux premiers, à quoi il faut ajouter également les coûts d’opportunité liés aux projets d’investissement écartés pour cause de rentabilité insuffisante, c’est-à-dire tous ces profits auxquels l’entreprise a dû renoncer sous l’injonction actionnariale... à ne pas investir.

Tout ceci, qui commence à faire beaucoup, ne se met cependant pas aisément sous la forme d’un « taux » qui pourrait être directement confronté au taux d’intérêt afin d’offrir une comparaison terme à terme des coûts des différentes formes de capital (fonds propres versus dette). Le fait que la dette soit remboursable et non les capitaux propres est une première différence perturbatrice ; inversement, du dividende est payé éternellement sur des actions bien après la fin du cycle de vie de l’investissement qu’elles ont servi à financer ; les actions confèrent en assemblée générale un pouvoir que ne donne pas la dette (et auquel on pourrait assigner une valeur), etc. A défaut de comparaison directe, on peut au moins faire une comparaison différentielle, et observer que l’un des deux coûts, celui des fonds propres, a connu une évolution très croissante : les buy-backs qui étaient inconnus se sont développés dans des proportions considérables ; quant aux dividendes, on peut mesurer leur croissance à la part qu’ils occupent désormais dans le produit intérieur brut, où ils sont passés de 3,2 % à 8,7 % entre 1982 et 2007, et ceci, il faut le redire, du fait même de l’exercice du pouvoir actionnarial, pour qui la déréglementation boursière a été faite... sur la foi d’une baisse du coût de financement des entreprises !

Reprenons : contribution nette négative, et contribution brute hors de prix là où elle avait été promise à coûts sacrifiés... On se demande ce qui reste à la Bourse pour se maintenir dans l’existence — à part les intérêts particuliers du capital financier, il est vrai d’une puissance tout à fait admirable. La réponse est : d’autres menaces et d’autres promesses.

La menace agite le spectre d’une « économie sans fonds propres ». Au premier abord, elle ne manque pas de poids, spécialement en une période où l’on dénonce, non sans raison, la croissance hors de contrôle des dettes privées. Or refuser aux entreprises les bienfaits de la Bourse, n’est-ce pas les renvoyer aux marchés obligataires ou au crédit bancaire, c’est-à-dire à plus de dette encore — et tout le pouvoir aux banquiers, espèce que la crise nous a rendue si sympathique (6) ? Mais une économie sans Bourse n’est pas du tout une économie privée de fonds propres. Trop occupée à vanter ses propres charmes, la Bourse a fini par oublier que l’essentiel des fonds propres ne vient pas d’elle... mais des entreprises elles-mêmes, qui les sécrètent du simple fait de leurs profits, transformés en capital par le jeu de cette opération que les comptables nomment le « report à nouveau » : chaque année le flux de profit dégagé par l’entreprise vient grossir le stock de capital inscrit à son bilan… du moins tant qu’elle ne l’abandonne pas aux actionnaires sous la forme de dividendes.

On dira cependant que l’apport de fonds propres externes (ceux d’actionnaires donc) revêt une importance particulière quand précisément l’entreprise va mal et, par elle-même, ne dégage plus assez de fonds propres internes par profit et « report à nouveau ». Le sauvetage d’entreprises en difficulté ne révèle-t-il pas l’ultime vertu de l’intervention actionnariale, et seules des injections providentielles de capitaux propres ne peuvent-elles pas y pourvoir ? La belle idée : en général, les repreneurs s’y entendent pour mettre au pot le moins possible et pour mener leur petite affaire soit en empochant les subventions publiques, soit en ayant prévu de revendre quelques morceaux de gré à gré, soit en profitant du règlement judiciaire pour restructurer les dettes et larguer du salarié ; et le plus souvent par un joyeux cocktail mélangeant agréablement tous ces bons ingrédients — fort peu actionnariaux.

Comme le cercle commence à se refermer méchamment et que la liste des supposés bienfaits est déjà à l’état de peau de chagrin, on aura bientôt droit au cri désespéré : « Et les start-up ? » Les start-up, la révolution technologique en marche, celle qui nous a donné Internet (juste après que l’armée eut posé les tuyaux et les chercheurs inventé les protocoles...), celle qui enfin nous offrira bientôt des gènes refaits à neuf, comment les ferait-on éclore sans la Bourse ? Bien sûr on a pu se tromper un peu quant à la réalité de ses bienfaits, mais tout sera pardonné quand on aura redécouvert ses véritables, ses irremplaçables prodiges : des promesses d’avenirs radieux.

C’est peut-être dans ce registre prophétique des lendemains technologiques que le discours boursier, par ailleurs si déconsidéré, trouve son ultime redoute — avec parfois l’improbable secours de technologues de gauche, écolos amis de la chimère ayant reçu pour nom « croissance verte », ou enthousiastes du « capitalisme cognitif » (certains, pas tous...) qui nous voient déjà savants et émancipés par le simple empilement des ordinateurs connectés en réseau.

Or il est exact que le financement des start-up semble échapper au système financier classique, et notamment bancaire. Le propre de ces entreprises naissantes tient en effet à la difficulté de sélection qu’elles présentent aux financeurs potentiels du fait même du caractère inédit de leurs paris techniques et de la très grande incertitude qui en découle, faute de références passées auxquelles les comparer. On connaît l’argument : sur dix start-up soutenues, neuf seront d’épouvantables bouillons mais peut-être la dixième une magnifique pépite qui, bien poussée jusqu’à l’introduction en Bourse, décrochera la timbale — comprendre : enrichira ses actionnaires de départ, qu’on nomme, tout ridicule abattu, des business angels anges des affaires »), et fera mieux que les réconforter de leurs pertes sur les neuf autres.

Cette économie de la péréquation très particulière, propre aux entreprises technologiques naissantes, rendrait donc « indispensable » la sortie en Bourse et impossible le financement par le crédit : le banquier facturant en gros le même taux d’intérêt aux dix perdrait tout, intérêt et principal, sur neuf et ne gagnerait que ses quelques pour-cent sur la dixième ; bien trop peu pour que l’opération globale ne soit pas très perdante, et par suite définitivement abandonnée.

Il faut reconnaître que l’argument ne manque pas de sens. Il manque juste à être irrésistible. Car il ne faut pas beaucoup d’imagination pour envisager un taux d’intérêt qui soit, non plus fixe, mais défini comme une certaine part des profits, éventuellement révisable (à la hausse) sur les premières étapes du cycle de vie de l’entreprise. Si celle-ci est effectivement un bingo, elle le prouvera par ses bénéfices, et cette péréquation-là réjouira le banquier comme la péréquation boursière avait réjoui le business angel. Creusant un tout petit peu plus cependant, on finira par tomber sur la réalité moins glorieuse des mobiles qui font tenir les discours généraux du financement en capital des start-up et des héros technologiques.

L’introduction en Bourse a pour finalité essentielle... d’enrichir à millions les créateurs d’entreprise et leurs « anges » accompagnateurs. On les croyait mus par l’idée générale du progrès technique, le bien-être matériel de l’humanité et la passion d’entreprendre : ils n’ont le plus souvent pas d’autre idée que de faire fortune aussi vite que possible et de prendre une retraite très avancée — il n’y aurait pas de test plus dévastateur que de voir ce qui, la promesse de fortune boursière retirée, resterait des troupes des vaillants entrepreneurs. Des cohortes boutonneuses de la nouvelle économie, combien n’avaient pour idée fixe que de bricoler au plus vite une petite affaire susceptible d’être revendue et de faire la culbute patrimoniale ?

On fera remarquer que c’est l’essence même du capitalisme que les agents ne s’y activent pas pour des prunes. Sans doute, mais d’une part on pourrait, du coup, nous épargner le gospel entrepreneurial, et d’autre part c’est une chose de désirer s’enrichir de sa création d’entreprise, mais c’en est une autre de ne s’y livrer qu’à la condition (même si elle n’est qu’à l’état d’espoir) de s’enrichir hors de proportion, comme c’est devenu la condition implicite mais sine qua non des créateurs de start-up. Et il est vrai : ce n’est plus la simple rémunération du travail, ou même le revenu tiré du profit d’entreprise qui peut enrichir à cette échelle, mais bien la timbale boursière et elle seule.

Et c’est ici le terminus du discours de la Bourse. La Bourse n’est pas une institution de financement des entreprises — elles n’y vont plus sauf pour s’y faire prendre leur cash-flow* ; elle n’est pas le roc d’une « économie de fonds propres » — pour l’essentiel ceux-ci viennent d’ailleurs : des entreprises elles-mêmes ; elle n’est pas la providence qui sauve les start-up de l’attrition financière — on pourrait très bien agir autrement.Elle est une machine à fabriquer des fortunes. Et c’est tout. Bien sûr, pour ceux qui s’enrichissent, ça n’est pas négligeable. Mais pour tous les autres, ça commence à suffire.

Cupidité déboutonnée

Ainsi, faire la critique de la Bourse conduit immanquablement à retrouver les vraies forces motrices que le galimatias entrepreneurial s’efforce de recouvrir : il n’y est en fait question que d’enrichissement. Non pas que tous les entrepreneurs soient par principe affligés de cette cupidité déboutonnée — ceux qui ont vraiment l’envie de construire quelque chose sont mus par d’autres ressorts et se passent de la fortune patrimoniale pour s’activer (on n’en fera pas des saints pour autant...). Mais seule la Bourse pouvait installer dans le corps social, ou plutôt dans ses parties les plus concernées, ce fantasme, désormais fait mentalité, de la fortune-éclair, légitime récompense des élites économiques, entièrement due à leur génie créateur et sans laquelle on déclarera qu’on veut faire fuir le sel de la terre, tuer la vie entrepreneuriale, peut-être même la vie tout court.

Fermer la Bourse n’a donc pas seulement la vertu de nous débarrasser de la nuisance actionnariale pour un coût économique des plus faibles, mais aussi le sens d’extirper l’idée de la fortune-flash, devenue référence et mobile, cela-va-de-soi pour bien-nés et normalité du « mérite », pour rappeler que l’argent ne se gagne qu’à hauteur des possibilités de la rémunération du travail, ce qui, dans le cas des individus qui nous intéressent, est déjà la plupart du temps largement suffisant. La Bourse comme miroir à la fortune aura été l’opérateur imaginaire, aux effets bien réels, du déplacement des normes de la réussite monétaire, et il n’est pas un ambitieux dont le chemin ne passe par elle — pour les autres, il y a le Loto, et pour plus personne en tout cas, rapporté à cette norme, le travail.

Aussi la Bourse a-t-elle cette remarquable propriété de concentrer en un lieu unique la nocivité économique et la nocivité symbolique, en quoi on devrait voir une raison suffisante d’envisager de lui porter quelques sérieux coups. On ne dit pas que les arguments qui précèdent closent définitivement la discussion de la fermeture de la Bourse, et il y a sûrement encore bien des objections à réfuter pour se convaincre définitivement de joindre le geste à la parole. On ne le dit pas donc, mais on dit seulement qu’au moins il est temps de cesser de s’interdire d’y penser.

 

Frédéric Lordon

Economiste, auteur de La Crise de trop. Reconstruction d’un monde failli, Fayard, 2009.
L’information gratuite n’existe pas. Les articles du mensuel en accès libre sur notre site n’y figurent que parce qu’ils ont été préalablement payés par nos acheteurs, nos abonnés et par ceux qui, chaque année plus nombreux, nous versent des dons. Faire un don

(1) La Crise de trop, chapitres IV et V.

(2) «  La gauche ne dit rien sur la crise financière  », assénait-il encore le 20 septembre 2008 sur France Inter.

(3) Lire «  Enfin une mesure contre la démesure de la finance, le SLAM  !  », Le Monde diplomatique, février 2007.

(4) Lire «  Instabilité boursière : le fléau de la cotation en continu  », La pompe à phynance, Les blogs du Diplo, 20 janvier 2010.

(5) Entre 2003 et 2005 la contribution nette des marchés d’actions au financement des entreprises françaises est de l’ordre d’à peine quelques milliards d’euros. Aux Etats-Unis, elle passe de — 40 milliards à — 600 milliards d’euros sur la même période  ! Seule la crise financière interrompt (provisoirement) ces mouvements massifs de buy-back  Rapport annuel de l’Autorité des marchés financiers  », Paris, 2007).

(6) Comme souvent, c’est l’occasion de se rendre compte que les transformations radicales se font moins «  par parties  » que par «  blocs de cohérence  ». Refaire les structures de la finance nécessite de s’en prendre aux marchés, mais aussi aux structures bancaires. Cf., à ce propos, La Crise de trop, op. cit., chapitre III.

Voir aussi le courrier des lecteurs dans notre édition de mai 2010.

Voir aussi

 

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10 décembre 2013 2 10 /12 /décembre /2013 19:17

 

Source :blogapares.com

 

 

Union européenne: selon la Croix-Rouge, le niveau de pauvreté est proche de celui de la Seconde Guerre Mondiale

 

la pauvrete s etend dans toute l europe sous l effet de la crise economique 80 millions de pauvres vivent dans l union europeenne en france ils seraient entre 4 8 et 8 millions dessin salles Union européenne: selon la Croix Rouge, le niveau de pauvreté est proche de celui de la Seconde Guerre Mondiale

 

Fini de rire. Les balivernes qu’on nous serine sur l’Union européenne depuis des lustres pour asseoir les mythes de la paix et de la prospérité en Europe se payent comptant. La paix était possible sans ce montage politique démentiel qui vire au fascisme et qui peine de plus en plus à dissimuler la  guerre économique que se livrent  ses Etats-membres. Quant à la prospérité, chacun peut apprécier chaque jour davantage l’échec de cette organisation  livrée aux banksters et aux multinationales grâce à  la politique économique ultra-libérale dérégulée, présentée comme la seule possible.

 

Le seul argument des constructeurs de cette Europe, « sans cela, cela aurait été pire », ne tient plus. Une autre Europe est pourtant possible mais les arguments des prix Nobel, économistes, intellectuels, et autres penseurs et praticiens proposant cette voie ne sont pas entendus. Les tenants d’une autre alternative  sont  qualifiés sans vergogne « d’euros-sceptiques » voire « d’europhobes » par les  bien-pensants avec une arrogance et un mépris grotesques, tant les résultats de « leur Europe » sont catastrophiques. Que la Troïka ait reconnu ses erreurs ne change rien. Désormais c’est le Marché Transatlantique à venir qui devient l’emblème de cette stratégie du chaos savamment organisée.

En attendant des lendemains qui chantent et qui ne sont pas pour demain, bien au contraire, les populations s’enfoncent dans la pauvreté.

Dans un entretien accordé à Rusia Today, Anita Underlin, directrice de la Croix Rouge Europe, fait état de la situation de la pauvreté en Europe dont le niveau dans certains pays atteint celui de la seconde guerre mondiale.

Selon les dernières statistiques environ 43 millions de personnes souffrent de pauvreté dans l’Union européenne, soit près de 10% de la population. La distribution d’aliments depuis le dernier recensement intervenu en 2009 a augmenté de 75%  pour l’ensemble des 52 pays européens où est présente la Croix-Rouge.

Au Royaume-Uni, pays où le nombre de banquiers ayant dépassé le million d’euros de rémunération atteint des sommets, (pas de hasard là-dedans, Michel Husson a démontré le lien entre pauvreté et inégalité de répartition des richesses)  la situation vire au cauchemar. Le nombre de personnes ayant recours aux banques alimentaires a triplé depuis 2009 pour atteindre les 350 000 l’année dernière.

Pour la première fois depuis la Seconde Guerre Mondiale, la Croix-Rouge a dû solliciter des dons de nourriture et Anitta Underlin, estime qu’il s’agit de  »la plus grande campagne de distribution alimentaire depuis la Seconde Guerre mondiale. »

D’autres pays ne sont en reste. La crise est particulièrement dure en Italie, en Grèce et en Espagne où la Croix-Rouge espagnole soutient 1,2 millions de personnes en alimentation alors que selon  Eurostat, l’organisme de statistiques aux ordres, ces pays ne seraient pas à risques.
 La  Roumanie, la Bulgarie et la Croatie dont il est certain que la récente entrée dans l’UE ne tirera pas d’affaire, sont au plus haut risque de pauvreté extrême. Non seulement la pauvreté s’accroît, mais qui plus est, les gouvernements sont incapables de porter assistance tant les budgets publics ont été réduits.
Dans les pays de l’est, la paupérisation de la classe moyenne est devenu inquiétante. La classe moyenne qui représentait 20% de la population en 2009 n’en représente plus que 10%. 
L’Union européenne s’est fixé comme objectif de ramener à 20 millions le nombre de personnes vivant dans la pauvreté d’ici 2020.
La situation ne serait pas aussi dramatique, on en rirait d’avance: selon  l’office européen de statistiques Eurostat qui  a publiés ses chiffres  jeudi, près du quart des Européens, soit 124,5 millions de personnes, étaient menacées de pauvreté ou d’exclusion sociale en 2012. La tendance est à la hausse puisque 24,8% des Européens étaient concernées en 2012 contre 24,3% en 2011 et 23,7% en 2008. Il y a des disparités selon les pays. Ainsi en Bulgarie, c’est presque une personne sur deux (49%) qui était menacée de pauvreté ou d’exclusion en 2012. En Roumanie, la proportion est élevée (42%), tout comme en Estonie (37%) et en Grèce (35%).( source)
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10 décembre 2013 2 10 /12 /décembre /2013 18:33

 

 

Source : leparisien.fr


En France, les tarifs de l’eau varient de un à quatre

 

EXCLUSIF. Selon une étude de la Confédération générale du logement, les prix de l’eau accusent de fortes disparités, y compris entre villes voisines.

 

Flora Genoux | Publié le 10.12.2013, 08h17

ARCHIVES. Selon une étude de la Confédération générale du logement, les prix de l’eau accusent de fortes disparités, y compris entre villes voisines.
ARCHIVES. Selon une étude de la Confédération générale du logement, les prix de l’eau accusent de fortes disparités, y compris entre villes voisines. | LP / Matthieu de Martignac


 
Elle est partout potable mais pas au même prix. Selon une étude de la Confédération générale du (CGL), qui a passé au peigne fin le prix de l’eau dans plus de 6000 communes, la facture du consommateur peut varier du simple au quadruple en moyenne.

Ainsi, le mètre cube d’eau coûte 9,86 € à Montmachoux (Seine-et-Marne), le village le plus cher de , mais 2,42 € à Besançon (Doubs).
Ramenée à la moyenne d’un ménage, la différence est de… 800 € par an ! « Un village n’a pas le même poids pour négocier le prix face au distributeur qu’une grande ville », dénonce Michel Fréchet, président de la CGL.

Plus étonnant, les disparités peuvent être importantes entre deux villes voisines. « Tout dépend du maire, qui peut très bien négocier le prix de l’eau s’il le veut. A Béziers (Hérault), où le mètre cube est à 4,68 €, c’est un contrat de rêve pour la Lyonnaise des eaux, relève Elisabeth Chesnais, de l’UFC-Que choisir. Depuis quelques années, certains élus reprennent la main. En 2008, le maire de Saint- Etienne (Loire) a fait campagne sur les prix de l’eau. Il est parvenu à faire baisser le tarif au mètre cube de 1 €. » Même situation à Paris qui a infléchi les tarifs après son passage en régie  en 2010.

C’est donc bien dans le cadre des élections municipales de mars 2014 que les associations comptent peser. « L’idéal serait de passer à un prix unique avec un système d’aide pour les familles en difficulté, comme pour l’électricité », estime Michel Fréchet. Un tarif social de l’eau est d’ailleurs en cours d’expérimentation. Les syndicats de distributeurs d’eau mettent, eux, en avant des prix « en moyenne inférieurs de 11% comparés aux autres pays européens », à l’instar de Tristan Mathieu, directeur de la Fédération professionnelle des entreprises de l’eau. « En milieu rural, il y a moins d’abonnés, c’est un facteur de renchérissement du prix de l’eau », se défend-il. Mais globalement, les prix sont amenés à grimper. Notamment pour financer le renouvellement des canalisations, confie Pierre Etchart, président de la Fédération des distributeurs d’eau indépendants (FDEI). Selon les communes, les tarifs pourraient ainsi augmenter de 10 à 20%, estime la FDEI.

Le Parisien

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10 décembre 2013 2 10 /12 /décembre /2013 18:15

 

Source : marianne.net

 

L'homme qui veut la peau des HLM
Lundi 9 Décembre 2013 à 11:40

 

Perrine Cherchève

 

Jean Perrin, le président de l'Union nationale de la propriété immobilière (Unpi), a décidé de s'attaquer aux HLM en faisant le forcing devant la Commission européenne. Son objectif ? Assécher le financement du logement social pour récupérer ses locataires solvables.

 

Quartier Balzac à La Courneuve - A. GELEBART/20 MINUTES/SIPA
Quartier Balzac à La Courneuve - A. GELEBART/20 MINUTES/SIPA

Des millions de Français ont du mal à se loger. Certains consacrent parfois plus du tiers de leurs revenus à payer des loyers exorbitants. Le droit au logement est bafoué tous les jours. Qu'importe, les affaires sont les affaires !

Jean Perrin, le président de l'Union nationale de la propriété immobilière (Unpi), a décidé de s'attaquer aux HLM en faisant le forcing devant la Commission européenne. Son objectif ? Assécher le financement du logement social pour récupérer ses locataires solvables.

Le 5 mai dernier, le patron du syndicat de proprios demandait donc à Bruxelles de dénoncer les 20 milliards d'euros d'aides publiques versés aux HLM. Motif : les bailleurs sociaux «sont en concurrence directe avec les bailleurs privés, s'adressant de surcroît à la même population».

Rebelote le 6 novembre : la Commission n'avait pas rendu ses conclusions que l'Unpi réclamait l'ouverture d'une enquête formelle. En attendant le verdict, ses adhérents devraient s'interroger sur les raisons qui poussent les classes moyennes à se loger dans le parc social.

 

 

 

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10 décembre 2013 2 10 /12 /décembre /2013 17:53

 

Source : marianne.net

 

Qui a encore besoin des banques?
Lundi 9 Décembre 2013 à 10:03

 

Michel Santi*

 

N’est-il pas étrange et contradictoire de constater que les investissements dans l’outil de production (quel qu’il soit) se maintient à des niveaux anémiques, alors même que les profits atteignent des records?

 

Ben Bernanke - Président de la FED
Ben Bernanke - Président de la FED

Les déboires de nos économies n’ont pas commencé avec la crise financière des années 2007 et 2008. Loin de là puisque, en réalité, une redistribution substantielle des richesses et des revenus s’est opérée depuis le début des années 2000. Au détriment des salaires et en faveur des profits enregistrés par les entreprises, par le secteur financier et par leurs actionnaires. Pour autant, n’est-il pas étrange et contradictoire de constater que les investissements dans l’outil de production (quel qu’il soit) se maintient à des niveaux anémiques, alors même que les profits atteignent des records et, ce, dans une conjoncture où les coûts de financement sont à leur plus bas historique ?

A cet égard, l’exemple d’Apple assis sur des centaines de milliards de dollars est révélateur de ces entreprises peu soucieuses de s’impliquer dans l’économie réelle dès lors qu’elles n’en tirent pas un bénéfice direct et immédiat. Ne nous étonnons donc pas si nos économies subissent une déprime quasi-chronique, si la consommation est en berne et si les revenus des ménages se dégradent.

En effet, la proportion de la rémunération allouée au travail dans le revenu national est graduellement réduite, tandis que les profits des entreprises (financières et non financières) atteignent des sommets. Sans pour autant que celles-ci soient motivées à investir davantage dans l’économie. Bien au contraire en fait, puisque ces investissements à destination des appareils de production sont aujourd’hui à leurs plus bas niveaux historiques.
 
Sinon, comment expliquer la somme phénoménale de 1.8 trillions de dollars détenue par les banques américaines auprès de leur Réserve fédérale ? Auprès de cette Fed – qui rémunère ses établissements financiers y conservant leurs dépôts – et qui s’est lancée dans des programmes massifs de création monétaire censés soulager l’économie. Pour créer en fait un monstre puisque les réserves bancaires stockées auprès d’elle ont été multipliées … par 1000, pour atteindre aujourd’hui environ 1.8 trillions de dollars contre moins de 2 milliards en 2008 !

Loin d’accomplir leur mission d’intermédiation et de pourvoyeuses de liquidités en faveur de l’économie réelle, les banques ont opté de conserver les liquidités généreusement allouées par les baisses de taux quantitatives au sein de leur banque centrale, tout en récoltant au passage une rémunération - certes faible- mais garantie. En finalité, comme c’est une proportion infime des ces liquidités fraichement imprimées par les banques centrales qui trouvent le chemin du système productif, on comprend mieux pourquoi cette création monétaire intense et sans précédent n’a pas dégénéré en hyper inflation.
 
Si d’une part l’économie est donc quasiment privée des liquidités mises par les banques centrales à disposition du secteur financier, et si elle doit faire face d’autre part à des entreprises qui ne réinvestissent pas leurs profits : il est impératif de trouver un autre mécanisme de transmission. Pourquoi nos banques centrales ne feraient-elles pas de leurs propres citoyens les ultimes bénéficiaires de sa politique monétaire ? Ne serait-il pas nettement plus productif (et autrement plus moral) pour les banques centrales qu’elles augmentent leur base monétaire en arrosant de liquidités - non les banques - mais la population ?

Chaque citoyen – riche ou pauvre, avec ou sans emploi- recevrait donc une certaine somme à dépenser, à investir, pour rembourser sa dette, ou tout simplement à déposer dans sa banque, qui l’utiliserait dès lors pour prêter. L’argent et le crédit étant à l’évidence des instruments et des leviers à connotation sociale aigüe, nos responsables (économiques, politiques, financiers) n’ont-ils pas l’obligation morale de procéder à une redistribution des ressources par temps de forte crise, au détriment du créancier et en faveur du débiteur, en faveur du chômeur et des bas revenus en général ? Moduler la valeur conférée à l’argent est de salut public – et d’une incontestable efficacité économique – dans un contexte chargé de déficits comme le nôtre.
 
Alors que la Fed est sur le point de ralentir, voire d’arrêter, sa création monétaire, la Banque centrale européenne n’aura pas d’autre choix que de lancer un programme similaire. En effet, dans notre monde globalisé, il importe peu quelle banque centrale imprime de la monnaie, pour peu que ce soit une institution majeure comme la BCE. Et l’opposition féroce de la Bundesbank ou du gouvernement allemand n’y changera rien car seule cette création monétaire empêchera l’escalade mortifère des frais de financement des dettes périphériques et relancera ces économies.

C’est la Réserve fédérale US qui a poussé cette logique de création monétaire vers des degrés inégalés. C’est également elle qui a délibérément augmenté de manière hyperbolique la taille de son bilan, dans le but avoué de promouvoir l’inflation. En réalité, les baisses de taux quantitatives furent un message subliminal adressé à l’économie : une sorte d’engagement de la part de la banque centrale qui promettait dorénavant d’être « irresponsable ». Quel cran, en effet, pour une banque centrale – dont la mission est la stabilité des prix – que de poursuivre ouvertement l’objectif de relancer l’inflation afin de redémarrer son activité économique !
 
Alors que les « baisses de taux quantitatives européennes » semblent désormais d’actualité, la BCE osera-t-elle en faire bénéficier – non le système financier – mais d’abord les citoyens européens ?

(*) Michel Santi est économiste, auteur de « L'Europe, chronique d'un fiasco politique et économique »« Capitalism without conscience »  Son dernier ouvrage est  «Splendeurs et misères du libéralisme»   (l’Harmattan)

 

 

 

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10 décembre 2013 2 10 /12 /décembre /2013 17:37

 

Source : bastamag.net

 

 

Un peu d’Histoire

Hommage à Mandela : quand la France et ses grandes entreprises investissaient dans l’apartheid

par Ivan du Roy 10 décembre 2013

 

 

 

 

Une classe politique unanime, des médias focalisés sur la commémoration « planétaire » : les funérailles de Nelson Mandela suscitent l’union sacrée autour du combat que le militant de l’ANC a incarné. Pourtant, quand Nelson Mandela est jeté en prison à perpétuité, il n’en était rien. La France et ses grandes entreprises sont l’un des plus fidèles soutiens au régime raciste de Pretoria, lui vendant armements, centrales nucléaires et technologies industrielles, tout en contournant allègrement les sanctions des Nations Unies. A l’époque, les protestations étaient bien rares.

1964. La condamnation de Nelson Mandela à la perpétuité laisse les grandes puissances occidentales indifférentes. Et n’émeut pas grand monde. 1964, c’est aussi l’année où la France du général De Gaulle intensifie ses relations commerciales avec l’Afrique du Sud. En une décennie, les exportations hexagonales, hors vente d’armes, vers le régime de l’apartheid vont être multipliées par trois, pour atteindre en 1973 plus d’un milliard de francs de l’époque. En y ajoutant les ventes d’armes et de matériel militaire, la France devient alors le deuxième fournisseur étranger du régime raciste, derrière le Royaume-Uni mais devant les États-Unis et l’Allemagne de l’Ouest. Un « fournisseur stratégique », critiquent, à l’époque, les organisations non gouvernementales.

85 entreprises françaises opèrent alors en Afrique du Sud. Et y investissent massivement. La Compagnie générale d’électricité et ses filiales, ancêtres d’Alcatel et d’Alstom, fournissent du matériel pour les chemins de fer ou la production d’électricité et y fabriquent des téléviseurs (Thomson). Renault et Peugeot vendent leurs moteurs à plusieurs usines. La famille Wendel, acteur majeur de la sidérurgie française (actionnaire d’Usinor, qui deviendra ArcelorMittal), s’y approvisionne en charbon pour alimenter ses aciéries. Des groupes du BTP – notamment Dumez, qui deviendra plus tard une composante du groupe Vinci, et Spie Batignolles – y construisent des terminaux portuaires, des barrages hydroélectriques, et des autoroutes, comme celle de Johannesburg. La Compagnie françaises des pétroles, qui deviendra Total en 1991, possède d’importantes participations dans les raffineries sud-africaines, et s’est associée à Shell et BP pour forer au large du Cap.

 

Une centrale nucléaire au service de « l’économie blanche »

EDF et Framatome – intégrée ensuite dans Areva – érigent même la première centrale nucléaire sud-africaine ! « En 1976 la France a signé un contrat pour la construction de la centrale atomique de Koeberg, s’engageant par ailleurs à former une centaine d’ingénieurs et techniciens pour la maintenance de la centrale. Les banques françaises Crédit Lyonnais et la Banque d’Indochine et de Suez [désormais filiale du Crédit Agricole, ndlr] fournirent 82% des capitaux », détaille à l’époque l’écrivaine sud-africaine anti-apartheid Ruth First, assassinée sur ordre d’officiers afrikaners en 1982 [1].

Si les affaires vont bon train, et que des grandes entreprises françaises privées comme publiques investissent massivement en Afrique du Sud, c’est que le régime de l’apartheid et son « économie blanche » fournissent une main d’œuvre « abondante et peu coûteuse » : les Noirs. « II est vrai qu’il y a des Noirs qui travaillent pour nous. Ils continueront à travailler pour nous pendant des générations, même si l’idéal serait de nous en séparer complètement (...). Mais le fait qu’ils travaillent pour nous peut ne jamais leur permettre de revendiquer leurs droits politiques. Ni maintenant, ni dans le futur, ni dans aucune circonstance », déclare en avril 1968 le Premier ministre de l’époque, John Vorster. État et patronat français savent donc pertinemment dans quel système ils placent leur argent.

 

Main d’œuvre abondante et travail forcé

« Un système indirect de travail forcé », évoque sobrement l’Organisation internationale du travail (OIT), qui exclut de son sein l’Afrique du Sud en 1964 [2]. Deux codes du travail distincts, un pour les Blancs, un pour les Noirs, interdiction aux ouvriers noirs de participer aux négociations collectives, refus de reconnaître leurs syndicats, répression violente des grèves des ouvriers africains… Telles sont les caractéristiques de « l’économie blanche » et sa manière de traiter la main d’œuvre noire. En 1975, un ouvrier noir des mines de charbon, auprès desquelles s’approvisionne la sidérurgie lorraine, perçoit un salaire dix fois inférieur à celui d’un ouvrier blanc. Dans la construction ou l’industrie, où sont présents plusieurs grands groupes français, le salaire d’un Noir est cinq fois inférieur à celui d’un Blanc. « L’apartheid aboutit à ce que les travailleurs africains souffrent d’une double oppression : comme Africains, ils souffrent de la discrimination inhérente au système de l’apartheid qui institutionnalise leur subordination ; comme ouvriers, ils souffrent de la surexploitation de leur travail imposée par le contrôle étatique presque absolu de la détermination des salaires des Noirs, base économique du système », décrit Ruth First. Et ce, grâce aux investissements étrangers qui contrôlent alors 80% de l’activité productive sud-africaine, en particulier l’industrie minière et aurifère.

 

 

Pour se défendre, investisseurs et grandes entreprises prétendent jouer un « rôle réformateur » en Afrique du Sud. Du fait du manque de main d’œuvre, de nouveaux emplois ne s’ouvrent-ils pas aux Noirs ? L’émergence d’une main d’œuvre noire qualifiée, base d’une future classe moyenne, n’est-elle pas indispensable pour assurer de nouveaux débouchés aux produits de consommation ? Le pasteur états-unien Leon Howard Sullivan symbolise cette démarche. Premier afro-américain à siéger au Conseil d’administration d’une grande entreprise (General Motors), il propose un code de conduite aux sociétés états-uniennes installées en Afrique du Sud : égalité salariale entre Noirs et Blancs, abolition de toute ségrégation au sein de l’entreprise, liberté syndicale, participation des employés noirs aux négociations collectives… Les prémices d’une « responsabilité sociale des entreprises » ? En 1978, une centaine d’entreprises nord-américaines, sur les 500 présentes, annoncent avoir adopté ce code de conduite. Cinq ans plus tard, Sullivan reconnaît que ses principes « ont commencé à faire effet, mais n’ont pas obtenu les résultats souhaités assez rapidement ». Et appelle la Maison Blanche à rendre obligatoire ce code de conduite, à sanctionner fiscalement les firmes récalcitrantes et à les exclure des marchés publics. En France, aucune voix ne s’élève au sein des direction des grands groupes, y compris publics.

 

En France, les anti-apartheid sont bien isolés

Dans les pays anglo-saxons, d’importantes campagnes de boycott commencent à viser les multinationales présentes en Afrique du Sud, telles Shell ou Coca-Cola. La politique d’apartheid est « moralement indéfendable » reconnaîtra, en 1986, un porte-parole de Shell, tout en déplorant que le boycott qui vise les stations-service est « injuste et erroné » [3]. Rien de tel en France. Rares sont les mouvements qui, dans les années 70, mènent des campagnes contre l’apartheid. Des militants du PSU (Parti socialiste unifié), de la Cimade, des groupes locaux de solidarité, animés par des militants chrétiens, notamment du CCFD, ou des centres de documentation sur le Tiers-Monde – qui donneront ensuite naissance au Réseau Ritimo et à Peuples solidaires – tentent de sensibiliser l’opinion. Et se sentent bien seuls.

« A l’époque, nous n’étions pas nombreux. Le PCF nous soutenait du bout des lèvres. Cela n’intéressait pas le reste de la classe politique, à part quelques individus », se souvient Michel Capron, membre du Centre d’études et d’initiatives de solidarité internationale (Cedetim), et vice-Président de la « plateforme RSE » lancée en juin par Jean-Marc Ayrault. « C’était la présidence Giscard. Il n’y avait absolument aucun sentiment de mauvaise conscience, encore moins de culpabilité, de la part des entreprises françaises. Plutôt une sorte de mépris hautain à l’égard de ceux qui aidaient les « terroristes » de l’ANC [Congrès national africain, le mouvement de Nelson Mandela, ndlr] », raconte-t-il. Une campagne de boycott marque cependant les esprits : celle menée contre les oranges de la marque Outspan, importées d’Afrique du Sud. « Nous avons obtenu quelques résultats : les exportations d’oranges vers la France ont chuté de 30%. » Une telle indifférence laisse perplexe au vu de l’actuel concert de louanges à l’égard de Nelson Mandela.

 

Paris, premier fournisseur d’armes de l’État raciste

1964, c’est aussi l’année où la France devient le principal fournisseur d’armes du régime sud-africain. Après avoir été réticente à toute sanction, aux côtés du Royaume-Uni et des États-Unis, la France ne s’est pourtant pas opposée un an plus tôt au vote d’une résolution du Conseil de sécurité de l’Onu recommandant un embargo sur les armes, en 1963. Mais la résolution n’est pas contraignante. Un an plus tard, alors que le Parti travailliste arrivé au pouvoir au Royaume-Uni y impose un embargo sur les armes, l’État français prend le relais. En 1971, Dassault vend à Pretoria des technologies et licences lui permettant de fabriquer des avions de combat « anti-insurrectionnels », le prototype Mirage-Milan, pour mieux réprimer les actions de guérilla de l’ANC. Entre 1970 et 1975, 48 Mirage F1 sont exportés vers l’Afrique du Sud, ainsi que pléthore d’hélicoptères (Alouettes, Frelon, Puma), de blindés légers ou de missiles. Dassault, Matra (groupe Lagardère), Panhard (racheté par Renault), Turbomeca (groupe Safran) et la Société nationale industrielle aérospatiale (aujourd’hui EADS) sont à la pointe de ce juteux commerce avec l’État raciste. « La France accepte de fournir pratiquement n’importe quel type ou montant d’armes à l’Afrique du Sud, sans tenir compte des restrictions officielles habituellement imposées », commente le Comité spécial des ONG sur les Droits de l’Homme, à Genève, en 1974 [4].

 

 

Le 16 juin 1976, des milliers d’élèves de la banlieue noire de Soweto (Johannesburg) manifestent contre la ségrégation scolaire. La manifestation est brutalement réprimée. « Dans un premier temps, les policiers lâchent les chiens sur la foule. Ensuite, pour amplifier la panique, ils lancent des grenades lacrymogènes, avant de tirer à balles réelles », relate le journaliste de Jeune Afrique Tshitenge Lubabu. Bilan : au moins 575 morts. Un an plus tard, l’Onu vote enfin un embargo contraignant. Qu’importe ! « L’Afrique du Sud a déjà acheté ses armes dont une cinquantaine de mirage F1 ; seul le programme de la marine de guerre reste à compléter : or, c’est précisément dans ce domaine que l’arrêt des ventes d’armes semble ne pas être appliqué », commente un organe de presse du Parti national, au pouvoir. Le régime raciste tiendra encore 15 ans.

 

Amnésie bien française

« Loin d’être un obstacle à la croissance économique de l’Afrique du Sud, le capitalisme racial — l’apartheid — est la cause des taux de croissance extraordinaires de cette économie. De plus, l’accroissement de l’investissement étranger a eu pour effet non de changer le système mais de le renforcer », estimait Ruth First, en 1979. L’Histoire lui donnera raison. Entre l’emprisonnement à vie de Nelson Mandela et son élection comme premier Président d’une Afrique du Sud démocratique, trois décennies seront nécessaires.

Aux Etats-Unis, des procédures lancées par des victimes de l’apartheid contre plusieurs grandes firmes (General Motors, Ford Motor Company, IBM, Daimler et l’allemande Rheinmetall) sont encore en cours [5]. En Suisse, une plaie s’est rouverte avec la mort de Mandela : plusieurs banques, comme le Crédit suisse et UBS, avaient continué d’investir dans le régime de l’apartheid sans être sanctionnées. « C’était la guerre froide. L’Union soviétique faisait tout pour mettre la main sur l’Afrique du Sud, un pays stratégique avec la ville du Cap qui contrôle une importante route maritime. Le but de notre groupe était d’empêcher que l’Afrique du Sud ne tombe entre les mains communistes », se justifie aujourd’hui le leader suisse d’extrême droite Christoph Blocher. La France, elle, a pour l’instant oublié ce sombre passé, pas si lointain.

Ivan du Roy

 

Photo de une : CC Nations Unies

Affiches : source

 

Notes

[1Emprisonnée, puis bannie d’Afrique du Sud, elle s’exile à Londres en 1964 puis s’installe au Mozambique où elle reçoit une lettre piégée le 17 août 1982. Son article « La filière sud-africaine. L’investissement international dans l’apartheid », publié dans la revue Tiers-Monde en 1979 est accessible [sur le portail des revues scientifiques Persée est accessible sur le site de la revue Persée.

[2Voir la déclaration de l’OIT du 8 juillet 1964.

[3Source : Los Angeles Times.

[4L’article, publié dans la revue Tiers-Monde en 1979 est accessible sur le portail des revues scientifiques Persée.

[5Pour plus de détails, lire ici, en anglais.

 

 

 

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10 décembre 2013 2 10 /12 /décembre /2013 17:26

 

 

Source : mediapart.fr

Programme de géolocalisation “Pergame”: ce que le cabinet Valls savait

|  Par Pierre Alonso et Emmanuel Fansten

 


Le ministère de l'intérieur avait été informé dès le mois d’octobre 2012 du projet de système de géolocalisation téléphonique baptisé “Pergame”. Ce programme a été activé quelques semaines après sans les autorisations légales requises, avant de fermer précipitamment le 11 janvier.

Le cabinet du ministre de l'intérieur, Manuel Valls, avait été informé dès le mois d’octobre 2012 du projet de système de géolocalisation téléphonique baptisé “Pergame”, selon de nouveaux documents et témoignages obtenus par Mediapart. Ce programme, activé au sein de la Police judiciaire sans les autorisations légales requises, avait provoqué l’ouverture d’une enquête de l’Inspection générale de la police nationale (IGPN) et une sévère mise en garde du ministère de la justice, qui avait évoqué un système de surveillance policière « constitutif de graves infractions pénales », dans une note déjà révélée.

Le programme “Pergame” a été mis hors service en catastrophe le 11 janvier 2013, quelques minutes après une visite du ministre Manuel Valls dans les locaux de l’Office central de lutte contre la criminalité liée aux technologies de l'information et de la communication (OCLCTIC), à Nanterre, où le système avait été installé. Deux cents lignes de surveillance téléphonique par géolocalisation étaient alors activées et ont été débranchées, mettant en péril plusieurs enquêtes policières en cours, désormais menacées de vices de forme.

 

Manuel Valls, en janvier 2013, sur le perron de l'Elysée.  
Manuel Valls, en janvier 2013, sur le perron de l'Elysée. © Reuters

Le sujet d'une nouvelle plateforme de géolocalisation a été abordé lors de deux réunions place Beauvau le 23 octobre 2012, soit deux semaines avant son installation. Des réunions pilotées par Renaud Vedel, le directeur du cabinet adjoint de Manuel Valls. Ces nouvelles informations viennent battre en brèche la ligne tenue jusqu’ici par la hiérarchie policière, affirmant que l’illégalité de “Pergame” relevait d’un problème interne cantonné à la direction de la PJ. De nouveaux documents montrent, au contraire, que le cabinet du ministre connaissait parfaitement l'existence du programme. 

Mardi 23 octobre 2012, à 11 h, les salons 238 du ministère de l'intérieur accueillent plusieurs hauts responsables des directions générales de la police et de la gendarmerie. Le but, selon le mail d’un participant : « Faire le point au niveau cabinet sur ce sujet qui commence à devenir chaud bouillant », en l'espèce la gestion des écoutes judiciaires. Tous les protagonistes sont rassemblés autour du directeur de cabinet adjoint de Manuel Valls. Cet énarque brillant connaît parfaitement le sujet des interceptions.

Ancien bras droit du préfet de police de Paris Michel Gaudin, proche parmi les proches de Nicolas Sarkozy, Renaud Vedel est spécialiste des questions juridiques et a notamment présidé un groupe de travail sur la réglementation de l’accès aux « fadettes » (factures détaillées). 

Ce 23 octobre, il est principalement question de la Plateforme nationale des interceptions judiciaires (PNIJ), qui doit être lancée en 2014, avec plusieurs années de retard. « L’objectif était de lister les enjeux et implications que la mise en œuvre d’une réforme aussi importante allait entraîner pour l’activité du ministère », explique aujourd’hui Renaud Vedel à Mediapart.

Dans les rangs policiers, beaucoup se plaignent alors d’un manque de visibilité autour du projet piloté par la Chancellerie et confié au géant de la défense Thales. Jusque-là, les interceptions étaient gérées par plusieurs petites entreprises, en coordination avec la place Beauvau. Une mainmise qui leur échappera dès l'entrée en vigueur de la PNIJ. À l’automne 2012, les travaux de la plateforme nationale sont déjà largement engagés, mais au ministère de l’intérieur, certains continuent à s’interroger sur la capacité de la justice à mener un projet de cette envergure. Au cours de la réunion, un participant s’inquiète également de la toute-puissance de Thalès dans le programme. « Qui pilote ?, interroge-t-il. La justice ou Thalès ? » Un autre va même jusqu’à évoquer un « futur scandale ».

Ce jour-là, Renaud Vedel ne gère pas simplement les inquiétudes de la haute hiérarchie policière. Dans l’après-midi, il reçoit également au ministère de l’intérieur les principales sociétés privées aujourd’hui chargées des interceptions, inquiètes à l’idée de voir ce gigantesque marché leur échapper. 

Quelques mois plus tôt, elles se sont constituées en GIE (groupement d'intérêt économique) pour afficher un front uni face au projet de la Chancellerie. Lors de leur rendez-vous avec Renaud Vedel, leurs représentants sont d’ailleurs venus accompagnés d'une lobbyiste bien connue dans les couloirs de l'Assemblée nationale, Véronique Queffelec. Eux aussi sont particulièrement remontés contre la future plateforme. « La délégation a développé des arguments critiques vis-à-vis de la PNIJ, confirme Renaud Vedel. Mais leur virulence excessive desservait leur propos. »

Les membres du GIE ne se contentent cependant pas de tailler en pièces la future plateforme nationale. Ils ont également décidé de mutualiser leurs moyens pour proposer une plateforme de géolocalisation centralisée, “Pergame”. « Le GIE s'est concentré dans son exposé sur ce qu'il croyait être à l'époque une insuffisance de la PNIJ, à savoir l'absence de prise en compte des besoins de géolocalisation, pour prétendre avoir des solutions », se souvient Renaud Vedel.

Mais s’il reconnaît que le sujet a bien été évoqué, le directeur adjoint de cabinet se défend en revanche d’avoir donné son blanc-seing à un tel projet. « Recevoir une délégation d'entreprises touchées par une réforme profonde n'équivaut nullement à se rallier à leurs préconisations », insiste-t-il, précisant que la plateforme Pergame n’avait pas été « identifiée comme telle » lors de la réunion.

Les réseaux Bauer en toile de fond

Deux semaines plus tard, pourtant, “Pergame ”sera bien installé dans les locaux de l’OCLCTIC, avant que le projet ne vire au fiasco. Le 11 janvier 2013, le dispositif est débranché en urgence après une visite de Manuel Valls, déclenchant une enquête administrative de l'IGPN. Dans ses conclusions, la « police des polices » a déploré que certains « garde-fous » n’aient pas fonctionné. Sans préciser la nature de ces garde-fous.

En réalité, la mise en place de “Pergame” avait couronné plus de six mois d'intense lobbying opéré par les sociétés privées. Dès le mois de mars 2012, anticipant le changement de majorité, elles se constituent en GIE sous l’impulsion de la plus puissante d’entre elles, Elektron, dirigée par Michel Besnier. Depuis 2006, cette société basée à Neuilly est à la tête de la fronde contre la PNIJ.

 

Le criminologue Alain Bauer 
Le criminologue Alain Bauer

Pour défendre ses intérêts, son patron peut notamment s’appuyer sur une personnalité très influente chez les policiers, le criminologue Alain Bauer. En mars 2010, Le Canard enchaîné révélait qu’Elektron avait payé Bauer pendant trois ans comme « consultant », entre 2006 et 2009. Joint par téléphone, ce dernier minimise aujourd’hui son rôle : il reconnaît avoir été rémunéré, mais seulement pour l’organisation d’un colloque. Tenu sous les ors du Sénat le 5 octobre 2006, ce colloque avait pour but de présenter les conclusions d'un rapport rédigé par trois chercheurs pour le compte du Département de recherche sur les menaces criminelles contemporaines de l'Institut de criminologie (DRMCC). « Un rapport commandé par Bauer », confirme l'un des auteurs. 

Lors du colloque, le criminologue figure d’ailleurs en bonne place parmi les intervenants. Seule une représentante de la justice défend le projet de son ministère et critique à demi-mot les prestataires d'alors, pointant le manque de sécurité de leurs dispositifs. Durant son intervention, Alain Bauer lui répond en dénonçant une plateforme « élaborée par des ingénieurs très compétents mais qui ne prend pas en compte toutes les réalités du terrain ».  Bref, une « usine à gaz ». Également invité à s’exprimer, Michel Besnier n’a plus qu’à conclure. « Des sociétés comme la nôtre sont capables d’amener les techniques, les évolutions, les prix », martèle ce jour-là le patron d’Elektron au Sénat.

Mais en dépit des efforts déployés par la société, ce lobbying va s’avérer infructueux. Moins pour des motifs financiers que pour des raisons de sécurité. C’est l’époque de l’affaire Clearstream et dans les ministères, beaucoup s’inquiètent du rôle de certaines officines. Persuadé d’être lui-même sur écoute, Nicolas Sarkozy s’en méfie comme de la peste et le fait savoir.

Durant cette période, certaines sociétés chargées des interceptions judiciaires seront également épinglées pour leur porosité. Dès février 2005, la patronne de la PJ parisienne, Martine Monteil, alerte sa hiérarchie sur des « problèmes de sécurité et de déontologie » liés au matériel d’Elektron. Dans le dossier Clearstream, la Direction nationale des investigations financières (DNIF) ira jusqu’à transmettre directement ses écoutes à la place Beauvau sans passer par la société pour éviter les fuites. « Des fantasmes, s’emporte Michel Besnier. Nos techniciens peuvent entrer dans le système pour en assurer la maintenance mais en aucun cas ils n’ont accès aux écoutes. L’étanchéité est totale. »

Mais une fois à l’Élysée, en dépit des conseils toujours insistants d’Alain Bauer, Nicolas Sarkozy se prononcera ouvertement en faveur de la PNIJ, jugée plus sécurisée. Pour enterrer la hache de guerre entre l’Intérieur et la Justice, un protocole est finalement signé en 2010 entre les deux ministères. Par ce document, les cadres de la police acceptent le principe de la PNIJ et s'engagent à ne pas court-circuiter la Chancellerie dans la mise en œuvre de ce projet. Le document est signé par Frédéric Péchenard, alors directeur général de la police nationale. Ce cadre prévaudra jusqu’en mai 2012. 

Mais l’élection de François Hollande change la donne. Avec l’arrivée de la gauche au pouvoir et le retard accumulé par la PNIJ, les sociétés privées sentent le vent tourner. Étiqueté « sarkozyste », Alain Bauer a officiellement perdu toute influence place Beauvau. Mais il est resté très proche de Manuel Valls, son ami de trente ans et le père de son filleul. Quand Renaud Vedel est nommé directeur adjoint de cabinet au ministère de l’intérieur, beaucoup y voient aussitôt l’ombre des réseaux Bauer (http://www.mediapart.fr/journal/france/130612/les-cabinets-sans-curiosites-du-nouveau-pouvoir). Les deux hommes se connaissent très bien. Ils ont coécrit deux rapports sur la sécurité qui ont marqué l’ère Sarkozy (celui sur la sécurité au quotidien en 2007, puis le Livre blanc sur la sécurité publique en 2011).

Pour les membres du GIE, c’est l’occasion de relancer la machine à lobbying et à projets. En juillet 2012, le patron de Foretec, un des membres du GIE, interpelle directement Manuel Valls par l’intermédiaire d’un sénateur. Un mois plus tard, les sociétés font parvenir au ministère de l’intérieur les schémas et l’architecture de leur projet de géolocalisation. Puis le 23 octobre, ils sont reçus place Beauvau par Renaud Vedel. Deux semaines plus tard, “Pergame” est installé. En toute illégalité. 

 

 

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10 décembre 2013 2 10 /12 /décembre /2013 17:13

 

 

Source : mediapart.fr

EADS supprime 5 800 emplois, le prix de la «normalité»

|  Par Martine Orange

 

 

Le groupe aéronautique et de défense a annoncé lundi une vaste réorganisation de son activité de défense et spatiale. 5 800 emplois vont être supprimés d’ici à 2016. EADS, qui va devenir Groupe Airbus au 1er janvier, justifie ces mesures au nom de la rentabilité.

Tout était inscrit dans l’annonce de la réorganisation du groupe et son changement de nom d’EADS en Groupe Airbus, en juillet. Depuis, mille rumeurs circulaient sur les bouleversements à venir, les filiales qui allaient être vendues, celles qui allaient être sacrifiées. Le président d’EADS, Tom Enders, parlait de « mesures draconiennes ».

Les craintes étaient justifiées : EADS a annoncé lundi, lors d’un comité de groupe européen, la suppression de 5 800 emplois dans sa branche défense et espace sur trois ans. Le groupe assure que ces suppressions seront réalisées sans licenciements secs. Tout devrait être fait sur la base du volontariat et la mobilité interne sera favorisée. « Jusqu’à 1 500 postes seront proposés au sein d’Airbus et d’Eurocopter », déclare EADS dans son communiqué. Les départs en retraite ne seront pas remplacés, et les contrats à durée déterminée (1 300 postes) ne seront pas renouvelés. L’addition de ces différentes mesures devrait permettre de limiter le nombre de suppressions de postes entre 1 000 et 1 450, précise EADS.

Malgré cela, l’annonce a provoqué un grand trouble chez les salariés. Au moment où le groupe dit voler de records en records – plus grand nombre d’avions vendus, carnet de commandes archi-plein –, comment justifier de telles restructurations ?

 

 
© Reuters

« Compte tenu de la décroissance de nos marchés traditionnels, nous devons d’urgence améliorer notre accès aux clients internationaux et aux marchés en croissance. Pour cela, il nous faut réduire les coûts, éliminer les duplications de produits et de ressources, créer des synergies dans nos opérations et notre portefeuille de produits, et mieux cibler nos efforts de recherche et développement. C’est précisément ce que vise le plan de réorganisation et d’intégration de notre pôle défense et espace », a expliqué Tom Enders. Une analyse que contestent les syndicats, qui reprochent à la direction d’avoir une conduite exclusivement financière de l’entreprise.

À son arrivée à la présidence en juillet 2012, Tom Enders s’était fixé comme objectif de faire d’EADS un groupe normal. Depuis, les salariés ont découvert ce que signifie la « normalité » : EADS – Groupe Airbus à partir du 1er janvier 2014 – se doit d’être comparable en tous points à Boeing tant par son organisation que par ses comptes. La nouvelle norme est que chaque activité dégage une rentabilité de 10 % d’ici à la fin 2015, pour faire mieux que Boeing, qui affiche une marge de 8 % en moyenne.  

« Boeing peut afficher de tels résultats grâce au dollar et à des normes comptables qui lui permettent de minimiser dans le temps ses coûts de programme », dit un grand connaisseur du dossier. « EADS n’a pas ces facilités. Dans ces conditions, 10 % de marge est un chiffre totalement irréaliste, qui ne peut que décourager les uns et les autres. Mais c’est aussi un objectif pervers et artificiel. S’il est normal d’envisager des économies, de simplifier les structures, il faut tenir compte des réalités industrielles. Là, la direction fait l’inverse. Elle part du financier pour déterminer un processus opérationnel », dénonce-t-il.

Ces mises en garde sont destinées, pour l’instant, à rester lettre morte. Toute à ses objectifs censés plaire aux marchés et rassurer les nouveaux actionnaires, la direction s’est attaquée aux activités les plus décevantes à ses yeux : la défense et l’espace. Un ensemble de 45 000 salariés, réalisant un chiffre d’affaires de 14 milliards d’euros, mais une marge d’à peine 2,5 %.

À l’annonce du regroupement en juillet des anciennes filiales Cassidian (défense, Eurofighter), Airbus Military (A 400M) et Astrium (espace et satellites) au sein d’une même entité, beaucoup avaient déjà anticipé les restructurations à venir : le regroupement ressemblait trop à un bric-à-brac. Une remise à plat s’imposait. Mais elle va bien au-delà de la disparition des doublons ou d’une meilleure organisation industrielle. Des sites sont appelés à être fermés, d’autres regroupés, et des filiales vendues.

Depuis qu’il a échoué à fusionner avec le britannique BAE Systems, à la suite du veto d’Angela Merkel à l’automne 2012, EADS dit ne plus avoir les mêmes ambitions dans le secteur de la défense. Il justifie les fermetures et les réorganisations au nom du réalisme : il lui est nécessaire de s’adapter aux restrictions budgétaires des budgets de la défense imposées par les États.

La défense n’est quasiment plus une priorité en Europe et les responsables gouvernementaux ont enterré tout projet de construire une Europe de la défense. Aucun grand projet de coopération n’a pris le relais de l’avion de combat européen, l’Eurofighter, arrivé en bout de course. Les grands programmes nationaux tournent au ralenti, quand ils ne sont pas simplement supprimés.

L’Allemagne est le pays qui a réduit le plus ses dépenses, remettant en cause des milliards d’euros de commandes, de l’avion militaire A 400M aux hélicoptères Tigre ou NH 90. À plusieurs reprises, les responsables de Cassidian, qui travaille essentiellement pour la défense allemande, avaient dénoncé les décisions de Berlin, reprochant au gouvernement d’Angela Merkel de sacrifier l’avenir de la branche. Tom Enders avait réitéré l’avertissement à l’automne en soulignant que les réductions budgétaires auraient immanquablement des conséquences sur l’activité et l’emploi.

Pressions allemandes

C'est chose faite. Prenant acte du désengagement de l’État allemand, le groupe a décidé de tailler dans le vif. Environ 2 600 emplois vont disparaître. Le siège de la société, à Unterschleissheim, qui emploie plus de 1 000 salariés dans la banlieue de Munich, va être fermé. Le nouveau siège de la branche défense et espace sera transféré à Ottobrunn, en Bavière, dans d'anciens locaux d'EADS. « Des sites qui sont tous dans des Länder gouvernés par la CDU et la CSU (la formation d’Angela Merkel et de ses alliés) », remarque un observateur, anticipant des difficultés politiques.

Avant même que n’intervienne cette annonce, le syndicat allemand de la métallurgie, IG Metall, avait appelé à une grève fin novembre pour s’opposer aux licenciements à venir : il citait alors le chiffre de 9 000 emplois appelés à disparaître. Le groupe s’est engagé à ouvrir des discussions rapidement avec les organisations syndicales afin de trouver les meilleures solutions de reclassement. Mais les pourparlers s’annoncent compliqués.

Les discussions pourraient être encore plus tendues avec le gouvernement allemand. Tom Enders s’est déjà heurté frontalement avec celui-ci, tant sur le financement de l’A 400M que sur la fusion avec BAE Systems. Le président d’EADS s’est vu reprocher de ne pas assez favoriser l’emploi et l’industrie en Allemagne. Et l’installation du siège du groupe à Toulouse a été vue comme une trahison.

La querelle a repris en octobre, lorsque Günther Butschek, directeur des opérations et numéro deux d'Airbus, a réclamé à l'Allemagne le déblocage d'un prêt de 600 millions d'euros, qu’elle s’était engagée à verser pour le développement du programme de l'A 350. Berlin a conditionné ce paiement à la garantie qu’Airbus amène un important volume d’activités en Allemagne. Alors que ce programme a déjà permis de créer 4 000 emplois outre-Rhin, Airbus a estimé qu’il avait largement rempli ces conditions et qu’il n’irait pas au-delà. Plutôt que de céder aux pressions de Berlin, le groupe a choisi de se passer de son argent, pour bien signifier que le gouvernement allemand n’avait plus la main sur les décisions du groupe.

 

Angela Merkel et Tom Enders 
Angela Merkel et Tom Enders

Les nouveaux arbitrages ne vont pas améliorer les relations avec le gouvernement d’Angela Merkel. « Berlin n’a pas encore compris ni admis que la donne avait changé. Les États n’ont plus de poids sur les choix du groupe. Dans les décisions arrêtées, il n’y a rien de politique. Tout a été décidé sur les seuls critères économiques », dit un proche du dossier.

À titre d’explication, le groupe peut avancer qu’aucun des pays n’a été épargné. Cherchant à rationaliser, il a décidé de revoir toutes les structures anciennes. En Grande-Bretagne, l’activité est appelée à être recentrée sur les trois sites les plus importants entraînant la suppression de 700 emplois. En Espagne, plusieurs sites vont eux aussi être regroupés, et 600 postes supprimés.

En France, 1 600 emplois environ vont disparaître. La vente du siège historique d’EADS, avenue de Montmorency, où travaillent encore 250 personnes, frappe les esprits. Mais elle est surtout symbolique : le siège opérationnel a déjà été transporté à Toulouse.

La réorganisation la plus lourde de conséquence concerne l’activité espace et satellite (ex-Astrium). Là encore, le groupe justifie plans d’économies et de suppression d’emplois par la réduction des budgets et des programmes et par l’apparition de nouveaux concurrents, comme les Chinois, les Russes, ou l’américain Space X, qui proposent des lanceurs à prix cassé. Les activités vont être regroupées sur les sites d’Élancourt et des Mureaux.

Plus discrètement, un grand ménage a déjà commencé dans certaines filiales. Un plan de suppression d’emplois a par exemple déjà été engagé à Spot image, une filiale d’Astrium basée à Sophia Antipolis. De même, une petite entité toulousaine, spécialisée dans les tests sur les équipements d’avions et systèmes de défense, et qui emploie 500 personnes, est en cours de cession. Elle a plus d’un an de chiffre d’affaires (82 millions d’euros) devant elle, 85 millions de trésorerie, fait plus de 4,6 millions de profit, mais le groupe, qui n’y a pas investi depuis dix ans, estime qu’elle n’est pas assez profitable. Avant de la vendre, il compte malgré tout récupérer la trésorerie.

D’autres dossiers ne sont pas encore tranchés, comme celui du site de Cannes, fabriquant des satellites, dont le sort paraît bien compromis. Beaucoup de salariés redoutent le pire. L’abandon d’activités et de sites risque de se poursuivre, voire de s’accélérer, si EADS n’a plus comme seul critère qu’une marge de 10 %, opération par opération. C’est, à l’entendre, le prix de sa normalité : tout pour l’actionnaire.

 

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9 décembre 2013 1 09 /12 /décembre /2013 18:13

 

Source : bastamag.net

 

 

Industrie du jouet

Comment la poupée Barbie exploite les ouvrières chinoises

par Olivier Petitjean 9 décembre 2013

 

 

 

Dans les usines chinoises qui fabriquent des poupées Barbie ou des jouets Fisher Price pour le groupe états-unien Mattel, « l’exploitation des ouvriers et des ouvrières continue », accusent les organisations China Labor Watch et Peuples Solidaires/Action Aid dans un rapport publié en octobre 2013.

Pas moins de 152 poupées Barbie sont vendues chaque minute dans le monde. Les ouvriers qui les produisent ne touchent qu’une proportion ridicule des revenus amassés par Mattel. Les salaires qui leur sont versés représentent en moyenne seulement 0,8% du prix d’achat d’une poupée, soit 0,12 euro pour une blonde platine en plastique vendue à 15 euros. La rémunération des actionnaires, la vente, la distribution et le marketing représentent à eux seuls 12 euros. Le solde correspond aux matière premières, aux droits de douane, à la rémunération des cadres chinois et au transport en Chine [1]. Chaque minute, actionnaires, commerciaux et vendeurs empochent donc 1 824 euros, contre 18 euros pour les ouvrières qui ont fabriqué les 152 poupées.

Cet impressionnant déséquilibre risque de s’aggraver. Car Mattel exerce une pression constante pour réduire ses coûts de production en Chine. Résultat ? Les directeurs des usines sous-traitantes recourent désormais à divers artifices illégaux (tricherie sur les horaires, non paiement de cotisations et d’heures supplémentaires…) pour escamoter une partie du salaire de leurs ouvrières.

Selon Peuples Solidaires et China Labor Watch, rien que dans les six usines étudiées dans leur rapport, ce seraient entre 6 et 8 millions d’euros qui auraient ainsi été détournés des fiches de paie des travailleurs. L’industriel du jouet se fournit dans une centaine d’usines en Chine. Pour dénoncer l’exploitation des ouvriers de Mattel, Peuples Solidaires /ActionAid et ses partenaires ont lancé un « Appel urgent », ainsi qu’une pétition en ligne, « Libérons Barbie ouvrière », qui a déjà recueilli plus de 60 000 signatures. Une action de rue est prévue le mardi 10 décembre à Paris, à l’occasion de la Journée mondiale des droits de l’homme [2]. D’autres initiatives auront lieu en région.

 

 

Le groupe américain, leader mondial du secteur du jouet avec 6,4 milliards de dollars de chiffres d’affaires et 777 millions de bénéfices en 2012, avait pourtant mis en place en 1997 un « code de conduite » censé garantir des conditions de travail décentes chez ses fournisseurs. Dès l’année suivante, des enquêteurs de China Labor Watch s’étaient fait passer pour des ouvriers pour observer la situation dans les usines concernées. Ils avaient constaté de multiples violations des droits des travailleurs, au mépris aussi bien du code de conduite de Mattel que de la législation chinoise. Depuis, les enquêtes se sont succédé, et la situation des ouvrières ne s’est pas améliorée [3]. Mattel se contente aujourd’hui d’annoncer par voie de presse une enquête sur les faits allégués. Tout comme les années précédentes, depuis plus de quinze ans...

 

Notes

[2Le rendez-vous est fixé à 11 heures au métro Richelieu-Drouot, à l’angle du bd Haussmann et du bd des Italiens.

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9 décembre 2013 1 09 /12 /décembre /2013 17:53

 

Source : monde-diplomatique.fr

 

par Lori M. Wallach, novembre 2013
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Le traité transatlantique, un typhon qui menace les Européens

 

 

 

Engagées en 2008, les discussions sur l’accord de libre-échange entre le Canada et l’Union européenne ont abouti le 18 octobre. Un bon présage pour le gouvernement américain, qui espère conclure un partenariat de ce type avec le Vieux Continent. Négocié en secret, ce projet ardemment soutenu par les multinationales leur permettrait d’attaquer en justice tout Etat qui ne se plierait pas aux normes du libéralisme.

 

Imagine-t-on des multinationales traîner en justice les gouvernements dont l’orientation politique aurait pour effet d’amoindrir leurs profits ? Se conçoit-il qu’elles puissent réclamer — et obtenir ! — une généreuse compensation pour le manque à gagner induit par un droit du travail trop contraignant ou par une législation environnementale trop spoliatrice ? Si invraisemblable qu’il paraisse, ce scénario ne date pas d’hier. Il figurait déjà en toutes lettres dans le projet d’accord multilatéral sur l’investissement (AMI) négocié secrètement entre 1995 et 1997 par les vingt-neuf Etats membres de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) (1). Divulguée in extremis, notamment par Le Monde diplomatique, la copie souleva une vague de protestations sans précédent, contraignant ses promoteurs à la remiser. Quinze ans plus tard, la voilà qui fait son grand retour sous un nouvel habillage.

L’accord de partenariat transatlantique (APT) négocié depuis juillet 2013 par les Etats-Unis et l’Union européenne est une version modifiée de l’AMI. Il prévoit que les législations en vigueur des deux côtés de l’Atlantique se plient aux normes du libre-échange établies par et pour les grandes entreprises européennes et américaines, sous peine de sanctions commerciales pour le pays contrevenant, ou d’une réparation de plusieurs millions d’euros au bénéfice des plaignants.

D’après le calendrier officiel, les négociations ne devraient aboutir que dans un délai de deux ans. L’APT combine en les aggravant les éléments les plus néfastes des accords conclus par le passé. S’il devait entrer en vigueur, les privilèges des multinationales prendraient force de loi et lieraient pour de bon les mains des gouvernants. Imperméable aux alternances politiques et aux mobilisations populaires, il s’appliquerait de gré ou de force, puisque ses dispositions ne pourraient être amendées qu’avec le consentement unanime des pays signataires. Il dupliquerait en Europe l’esprit et les modalités de son modèle asiatique, l’accord de partenariat transpacifique (Trans-Pacific Partnership, TPP), actuellement en cours d’adoption dans douze pays après avoir été ardemment promu par les milieux d’affaires américains. A eux deux, l’APT et le TPP formeraient un empire économique capable de dicter ses conditions hors de ses frontières : tout pays qui chercherait à nouer des relations commerciales avec les Etats-Unis ou l’Union européenne se verrait contraint d’adopter telles quelles les règles qui prévalent au sein de leur marché commun.

Tribunaux spécialement créés

Parce qu’elles visent à brader des pans entiers du secteur non marchand, les négociations autour de l’APT et du TPP se déroulent derrière des portes closes. Les délégations américaines comptent plus de six cents consultants mandatés par les multinationales, qui disposent d’un accès illimité aux documents préparatoires et aux représentants de l’administration. Rien ne doit filtrer. Instruction a été donnée de laisser journalistes et citoyens à l’écart des discussions : ils seront informés en temps utile, à la signature du traité, lorsqu’il sera trop tard pour réagir.

Dans un élan de candeur, l’ancien ministre du commerce américain Ronald (« Ron ») Kirk a fait valoir l’intérêt « pratique » de « préserver un certain degré de discrétion et de confidentialité (2) ». La dernière fois qu’une version de travail d’un accord en cours de formalisation a été mise sur la place publique, a-t-il souligné, les négociations ont échoué — une allusion à la Zone de libre-échange des Amériques (ZLEA), une version élargie de l’Accord de libre-échange nord-américain (Alena) ; le projet, âprement défendu par M. George W. Bush, fut dévoilé sur le site Internet de l’administration en 2001. A quoi la sénatrice Elizabeth Warren rétorque qu’un accord négocié sans aucun examen démocratique ne devrait jamais être signé (3).

L’impérieuse volonté de soustraire le chantier du traité américano-européen à l’attention du public se conçoit aisément. Mieux vaut prendre son temps pour annoncer au pays les effets qu’il produira à tous les échelons : du sommet de l’Etat fédéral jusqu’aux conseils municipaux en passant par les gouvernorats et les assemblées locales, les élus devront redéfinir de fond en comble leurs politiques publiques de manière à satisfaire les appétits du privé dans les secteurs qui lui échappaient encore en partie. Sécurité des aliments, normes de toxicité, assurance-maladie, prix des médicaments, liberté du Net, protection de la vie privée, énergie, culture, droits d’auteur, ressources naturelles, formation professionnelle, équipements publics, immigration : pas un domaine d’intérêt général qui ne passe sous les fourches caudines du libre-échange institutionnalisé. L’action politique des élus se limitera à négocier auprès des entreprises ou de leurs mandataires locaux les miettes de souveraineté qu’ils voudront bien leur consentir.

Il est d’ores et déjà stipulé que les pays signataires assureront la « mise en conformité de leurs lois, de leurs règlements et de leurs procédures » avec les dispositions du traité. Nul doute qu’ils veilleront scrupuleusement à honorer cet engagement. Dans le cas contraire, ils pourraient faire l’objet de poursuites devant l’un des tribunaux spécialement créés pour arbitrer les litiges entre les investisseurs et les Etats, et dotés du pouvoir de prononcer des sanctions commerciales contre ces derniers.

L’idée peut paraître invraisemblable ; elle s’inscrit pourtant dans la philosophie des traités commerciaux déjà en vigueur. L’année dernière, l’Organisation mondiale du commerce (OMC) a ainsi condamné les Etats-Unis pour leurs boîtes de thon labellisées « sans danger pour les dauphins », pour l’indication du pays d’origine sur les viandes importées, ou encore pour l’interdiction du tabac parfumé au bonbon, ces mesures protectrices étant considérées comme des entraves au libre-échange. Elle a aussi infligé à l’Union européenne des pénalités de plusieurs centaines de millions d’euros pour son refus d’importer des organismes génétiquement modifiés (OGM). La nouveauté introduite par l’APT et le TTP, c’est qu’ils permettraient aux multinationales de poursuivre en leur propre nom un pays signataire dont la politique aurait un effet restrictif sur leur abattage commercial.

Sous un tel régime, les entreprises seraient en mesure de contrecarrer les politiques de santé, de protection de l’environnement ou de régulation de la finance mises en place dans tel ou tel pays en lui réclamant des dommages et intérêts devant des tribunaux extrajudiciaires. Composées de trois avocats d’affaires, ces cours spéciales répondant aux lois de la Banque mondiale et de l’Organisation des Nations unies (ONU) seraient habilitées à condamner le contribuable à de lourdes réparations dès lors que sa législation rognerait sur les « futurs profits espérés » d’une société.

Ce système « investisseur contre Etat », qui semblait rayé de la carte après l’abandon de l’AMI en 1998, a été restauré en catimini au fil des années. En vertu de plusieurs accords commerciaux signés par Washington, 400 millions de dollars sont passés de la poche du contribuable à celle des multinationales pour cause d’interdiction de produits toxiques, d’encadrement de l’exploitation de l’eau, du sol ou du bois, etc. (4). Sous l’égide de ces mêmes traités, les procédures actuellement en cours — dans des affaires d’intérêt général comme les brevets médicaux, la lutte antipollution ou les lois sur le climat et les énergies fossiles — font grimper les demandes de dommages et intérêts à 14 milliards de dollars.

L’APT alourdirait encore la facture de cette extorsion légalisée, compte tenu de l’importance des intérêts en jeu dans le commerce transatlantique. Trois mille trois cents entreprises européennes sont présentes sur le sol américain par le biais de vingt-quatre mille filiales, dont chacune peut s’estimer fondée un jour ou l’autre à demander réparation pour un préjudice commercial. Un tel effet d’aubaine dépasserait de très loin les coûts occasionnés par les traités précédents. De leur côté, les pays membres de l’Union européenne se verraient exposés à un risque financier plus grand encore, sachant que quatorze mille quatre cents compagnies américaines disposent en Europe d’un réseau de cinquante mille huit cents filiales. Au total, ce sont soixante-quinze mille sociétés qui pourraient se jeter dans la chasse aux trésors publics.

Officiellement, ce régime devait servir au départ à consolider la position des investisseurs dans les pays en développement dépourvus de système juridique fiable ; il leur permettait de faire valoir leurs droits en cas d’expropriation. Mais l’Union européenne et les Etats-Unis ne passent pas précisément pour des zones de non-droit ; ils disposent au contraire d’une justice fonctionnelle et pleinement respectueuse du droit à la propriété. En les plaçant malgré tout sous la tutelle de tribunaux spéciaux, l’APT démontre que son objectif n’est pas de protéger les investisseurs, mais bien d’accroître le pouvoir des multinationales.

Procès pour hausse du salaire minimum

Il va sans dire que les avocats qui composent ces tribunaux n’ont de comptes à rendre à aucun électorat. Inversant allègrement les rôles, ils peuvent aussi bien servir de juges que plaider la cause de leurs puissants clients (5). C’est un tout petit monde que celui des juristes de l’investissement international : ils ne sont que quinze à se partager 55 % des affaires traitées à ce jour. Evidemment, leurs décisions sont sans appel.

Les « droits » qu’ils ont pour mission de protéger sont formulés de manière délibérément approximative, et leur interprétation sert rarement les intérêts du plus grand nombre. Ainsi de celui accordé à l’investisseur de bénéficier d’un cadre réglementaire conforme à ses « prévisions » — par quoi il convient d’entendre que le gouvernement s’interdira de modifier sa politique une fois que l’investissement a eu lieu. Quant au droit d’obtenir une compensation en cas d’« expropriation indirecte », il signifie que les pouvoirs publics devront mettre la main à la poche si leur législation a pour effet de diminuer la valeur d’un investissement, y compris lorsque cette même législation s’applique aussi aux entreprises locales. Les tribunaux reconnaissent également le droit du capital à acquérir toujours plus de terres, de ressources naturelles, d’équipements, d’usines, etc. Nulle contrepartie de la part des multinationales : elles n’ont aucune obligation à l’égard des Etats et peuvent engager des poursuites où et quand cela leur chante.

Certains investisseurs ont une conception très extensive de leurs droits inaliénables. On a pu voir récemment des sociétés européennes engager des poursuites contre l’augmentation du salaire minimum en Egypte ou contre la limitation des émissions toxiques au Pérou, l’Alena servant dans ce dernier cas à protéger le droit de polluer du groupe américain Renco (6). Autre exemple : le géant de la cigarette Philip Morris, incommodé par les législations antitabac de l’Uruguay et de l’Australie, a assigné ces deux pays devant un tribunal spécial. Le groupe pharmaceutique américain Eli Lilly entend se faire justice face au Canada, coupable d’avoir mis en place un système de brevets qui rend certains médicaments plus abordables. Le fournisseur d’électricité suédois Vattenfall réclame plusieurs milliards d’euros à l’Allemagne pour son « tournant énergétique », qui encadre plus sévèrement les centrales à charbon et promet une sortie du nucléaire.

Il n’y a pas de limite aux pénalités qu’un tribunal peut infliger à un Etat au bénéfice d’une multinationale. Il y a un an, l’Equateur s’est vu condamné à verser la somme record de 2 milliards d’euros à une compagnie pétrolière (7). Même lorsque les gouvernements gagnent leur procès, ils doivent s’acquitter de frais de justice et de commissions diverses qui atteignent en moyenne 8 millions de dollars par dossier, gaspillés au détriment du citoyen. Moyennant quoi les pouvoirs publics préfèrent souvent négocier avec le plaignant que plaider leur cause au tribunal. L’Etat canadien s’est ainsi épargné une convocation à la barre en abrogeant hâtivement l’interdiction d’un additif toxique utilisé par l’industrie pétrolière.

Pour autant, les réclamations n’en finissent pas de croître. D’après la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (Cnuced), le nombre d’affaires soumises aux tribunaux spéciaux a été multiplié par dix depuis 2000. Alors que le système d’arbitrage commercial a été conçu dès les années 1950, il n’a jamais autant rendu service aux intérêts privés qu’en 2012, année exceptionnelle en termes de dépôts de dossiers. Ce boom a créé une florissante pépinière de consultants financiers et d’avocats d’affaires.

Le projet de grand marché américano-européen est porté depuis de longues années par le Dialogue économique transatlantique (Trans-Atlantic Business Dialogue, TABD), un lobby mieux connu aujourd’hui sous l’appellation de Trans-Atlantic Business Council (TABC). Créé en 1995 sous le patronage de la Commission européenne et du ministère du commerce américain, ce rassemblement de riches entrepreneurs milite pour un « dialogue » hautement constructif entre les élites économiques des deux continents, l’administration de Washington et les commissaires de Bruxelles. Le TABC est un forum permanent qui permet aux multinationales de coordonner leurs attaques contre les politiques d’intérêt général qui tiennent encore debout des deux côtés de l’Atlantique.

Son objectif, publiquement affiché, est d’éliminer ce qu’il appelle les « discordes commerciales » (trade irritants), c’est-à-dire d’opérer sur les deux continents selon les mêmes règles et sans interférence avec les pouvoirs publics. « Convergence régulatoire » et « reconnaissance mutuelle » font partie des panneaux sémantiques qu’il brandit pour inciter les gouvernements à autoriser les produits et services contrevenant aux législations locales.

Injuste rejet du porc à la ractopamine

Mais au lieu de prôner un simple assouplissement des lois existantes, les activistes du marché transatlantique se proposent carrément de les réécrire eux-mêmes. La Chambre américaine de commerce et BusinessEurope, deux des plus grosses organisations patronales de la planète, ont ainsi appelé les négociateurs de l’APT à réunir autour d’une table de travail un échantillon de gros actionnaires et de responsables politiques afin qu’ils « rédigent ensemble les textes de régulation » qui auront ensuite force de loi aux Etats-Unis et dans l’Union européenne. C’est à se demander, d’ailleurs, si la présence des politiques à l’atelier d’écriture commercial est vraiment indispensable…

De fait, les multinationales se montrent d’une remarquable franchise dans l’exposé de leurs intentions. Par exemple sur la question des OGM. Alors qu’aux Etats-Unis un Etat sur deux envisage de rendre obligatoire un label indiquant la présence d‘organismes génétiquement modifiés dans un aliment — une mesure souhaitée par 80 % des consommateurs du pays —, les industriels de l’agroalimentaire, là comme en Europe, poussent à l’interdiction de ce type d’étiquetage. L’Association nationale des confiseurs n’y est pas allée par quatre chemins : « L’industrie américaine voudrait que l’APT avance sur cette question en supprimant la labellisation OGM et les normes de traçabilité. » La très influente Association de l’industrie biotechnologique (Biotechnology Industry Organization, BIO), dont fait partie le géant Monsanto, s’indigne pour sa part que des produits contenant des OGM et vendus aux Etats-Unis puissent essuyer un refus sur le marché européen. Elle souhaite par conséquent que le « gouffre qui se creuse entre la dérégulation des nouveaux produits biotechnologiques aux Etats-Unis et leur accueil en Europe » soit prestement comblé (8). Monsanto et ses amis ne cachent pas leur espoir que la zone de libre-échange transatlantique permette d’imposer enfin aux Européens leur « catalogue foisonnant de produits OGM en attente d’approbation et d’utilisation (9) ».

L’offensive n’est pas moins vigoureuse sur le front de la vie privée. La Coalition du commerce numérique (Digital Trade Coalition, DTC), qui regroupe des industriels du Net et des hautes technologies, presse les négociateurs de l’APT de lever les barrières empêchant les flux de données personnelles de s’épancher librement de l’Europe vers les Etats-Unis (lire La traque méthodique de l’internaute révolutionne la publicité). « Le point de vue actuel de l’Union selon lequel les Etats-Unis ne fournissent pas une protection de la vie privée “adéquate” n’est pas raisonnable », s’impatientent les lobbyistes. A la lumière des révélations de M. Edward Snowden sur le système d’espionnage de l’Agence nationale de sécurité (National Security Agency, NSA), cet avis tranché ne manque pas de sel. Toutefois, il n’égale pas la déclaration de l’US Council for International Business (USCIB), un groupement de sociétés qui, à l’instar de Verizon, ont massivement approvisionné la NSA en données personnelles : « L’accord devrait chercher à circonscrire les exceptions, comme la sécurité et la vie privée, afin de s’assurer qu’elles ne servent pas d’entraves au commerce déguisées. »

Les normes de qualité dans l’alimentation sont elles aussi prises pour cible. L’industrie américaine de la viande entend obtenir la suppression de la règle européenne qui interdit les poulets désinfectés au chlore. A l’avant-garde de ce combat, le groupe Yum !, propriétaire de la chaîne de restauration rapide Kentucky Fried Chicken (KFC), peut compter sur la force de frappe des organisations patronales. « L’Union autorise seulement l’usage de l’eau et de la vapeur sur les carcasses », proteste l’Association nord-américaine de la viande, tandis qu’un autre groupe de pression, l’Institut américain de la viande, déplore le « rejet injustifié [par Bruxelles] des viandes additionnées de bêta-agonistes, comme le chlorhydrate de ractopamine ».

La ractopamine est un médicament utilisé pour gonfler la teneur en viande maigre chez les porcs et les bovins. Du fait de ses risques pour la santé des bêtes et des consommateurs, elle est bannie dans cent soixante pays, parmi lesquels les Etats membres de l’Union, la Russie et la Chine. Pour la filière porcine américaine, cette mesure de protection constitue une distorsion de la libre concurrence à laquelle l’APT doit mettre fin d’urgence.

« Les producteurs de porc américains n’accepteront pas d’autre résultat que la levée de l’interdiction européenne de la ractopamine », menace le Conseil national des producteurs de porc (National Pork Producers Council, NPPC). Pendant ce temps, de l’autre côté de l’Atlantique, les industriels regroupés au sein de BusinessEurope dénoncent les « barrières qui affectent les exportations européennes vers les Etats-Unis, comme la loi américaine sur la sécurité alimentaire ». Depuis 2011, celle-ci autorise en effet les services de contrôle à retirer du marché les produits d’importation contaminés. Là encore, les négociateurs de l’APT sont priés de faire table rase.

Il en va de même avec les gaz à effet de serre. L’organisation Airlines for America (A4A), bras armé des transporteurs aériens américains, a établi une liste des « règlements inutiles qui portent un préjudice considérable à [leur] industrie » et que l’APT, bien sûr, a vocation à rayer de la carte. Au premier rang de cette liste figure le système européen d’échange de quotas d’émissions, qui oblige les compagnies aériennes à payer pour leur pollution au carbone. Bruxelles a provisoirement suspendu ce programme ; A4A exige sa suppression définitive au nom du « progrès ».

Mais c’est dans le secteur de la finance que la croisade des marchés est la plus virulente. Cinq ans après l’irruption de la crise des subprime, les négociateurs américains et européens sont convenus que les velléités de régulation de l’industrie financière avaient fait leur temps. Le cadre qu’ils veulent mettre en place prévoit de lever tous les garde-fous en matière de placements à risques et d’empêcher les gouvernements de contrôler le volume, la nature ou l’origine des produits financiers mis sur le marché. En somme, il s’agit purement et simplement de rayer le mot « régulation » de la carte.

D’où vient cet extravagant retour aux vieilles lunes thatchériennes ? Il répond notamment aux vœux de l’Association des banques allemandes, qui ne manque pas d’exprimer ses « inquiétudes » à propos de la pourtant timide réforme de Wall Street adoptée au lendemain de la crise de 2008. L’un de ses membres les plus entreprenants sur ce dossier est la Deutsche Bank, qui a pourtant reçu en 2009 des centaines de milliards de dollars de la Réserve fédérale américaine en échange de titres adossés à des créances hypothécaires (10). Le mastodonte allemand veut en finir avec la réglementation Volcker, clé de voûte de la réforme de Wall Street, qui pèse selon lui d’un « poids trop lourd sur les banques non américaines ». Insurance Europe, le fer de lance des sociétés d’assurances européennes, souhaite pour sa part que l’APT « supprime » les garanties collatérales qui dissuadent le secteur de s’aventurer dans des placements à hauts risques.

Quant au Forum des services européens, organisation patronale dont fait partie la Deutsche Bank, il s’agite dans les coulisses des pourparlers transatlantiques pour que les autorités de contrôle américaines cessent de mettre leur nez dans les affaires des grandes banques étrangères opérant sur leur territoire. Côté américain, on espère surtout que l’APT enterrera pour de bon le projet européen de taxe sur les transactions financières. L’affaire paraît d’ores et déjà entendue, la Commission européenne ayant elle-même jugé cette taxe non conforme aux règles de l’OMC (11). Dans la mesure où la zone de libre-échange transatlantique promet un libéralisme plus débridé encore que celui de l’OMC, et alors que le Fonds monétaire international (FMI) s’oppose systématiquement à toute forme de contrôle sur les mouvements de capitaux, la chétive « taxe Tobin » n’inquiète plus grand monde aux Etats-Unis.

Mais les sirènes de la dérégulation ne se font pas entendre dans la seule industrie financière. L’APT entend ouvrir à la concurrence tous les secteurs « invisibles » ou d’intérêt général. Les Etats signataires se verraient contraints non seulement de soumettre leurs services publics à la logique marchande, mais aussi de renoncer à toute intervention sur les fournisseurs de services étrangers qui convoitent leurs marchés. Les marges de manœuvre politiques en matière de santé, d’énergie, d’éducation, d’eau ou de transport se réduiraient comme peau de chagrin. La fièvre commerciale n’épargne pas non plus l’immigration, puisque les instigateurs de l’APT s’arrogent la compétence d’établir une politique commune aux frontières — sans doute pour faciliter l’entrée de ceux qui ont un bien ou un service à vendre au détriment des autres.

Depuis quelques mois, le rythme des négociations s’intensifie. A Washington, on a de bonnes raisons de croire que les dirigeants européens sont prêts à n’importe quoi pour raviver une croissance économique moribonde, fût-ce au prix d’un reniement de leur pacte social. L’argument des promoteurs de l’APT, selon lequel le libre-échange dérégulé faciliterait les échanges commerciaux et serait donc créateur d’emplois, pèse apparemment plus lourd que la crainte d’un séisme social. Les barrières douanières qui subsistent encore entre l’Europe et les Etats-Unis sont pourtant « déjà assez basses », comme le reconnaît le représentant américain au commerce (12). Les artisans de l’APT admettent eux-mêmes que leur objectif premier n’est pas d’alléger les contraintes douanières, de toute façon insignifiantes, mais d’imposer « l’élimination, la réduction ou la prévention de politiques nationales superflues (13) », étant considéré comme « superflu » tout ce qui ralentit l’écoulement des marchandises, comme la régulation de la finance, la lutte contre le réchauffement climatique ou l’exercice de la démocratie.

Il est vrai que les rares études consacrées aux conséquences de l’APT ne s’attardent guère sur ses retombées sociales et économiques. Un rapport fréquemment cité, issu du Centre européen d’économie politique internationale (European Centre for International Political Economy, Ecipe), affirme avec l’autorité d’un Nostradamus d’école de commerce que l’APT délivrera à la population du marché transatlantique un surcroît de richesse de 3 centimes par tête et par jour… à partir de 2029 (14).

En dépit de son optimisme, la même étude évalue à 0,06 % seulement la hausse du produit intérieur but (PIB) en Europe et aux Etats-Unis à la suite de l’entrée en vigueur de l’APT. Encore un tel « impact » est-il largement irréaliste, dans la mesure où ses auteurs postulent que le libre-échange « dynamise » la croissance économique ; une théorie régulièrement réfutée par les faits. Une élévation aussi infinitésimale serait d’ailleurs imperceptible. Par comparaison, la cinquième version de l’iPhone d’Apple a entraîné aux Etats-Unis une hausse du PIB huit fois plus importante.

Presque toutes les études sur l’APT ont été financées par des institutions favorables au libre-échange ou par des organisations patronales, raison pour laquelle les coûts sociaux du traité n’y apparaissent pas, pas plus que ses victimes directes, qui pourraient pourtant se compter en centaines de millions. Mais les jeux ne sont pas encore faits. Comme l’ont montré les mésaventures de l’AMI, de la ZLEA et certains cycles de négociations à l’OMC, l’utilisation du « commerce » comme cheval de Troie pour démanteler les protections sociales et instaurer la junte des chargés d’affaires a échoué à plusieurs reprises par le passé. Rien ne dit qu’il n’en sera pas de même cette fois encore.

Lori M. Wallach

Directrice de Public Citizen’s Global Trade Watch, Washington, DC, www.citizen.org
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(1) Lire «  Le nouveau manifeste du capitalisme mondial  », Le Monde diplomatique, février 1998.

(2) «  Some secrecy needed in trade talks : Ron Kirk  », Reuters, 13 mai 2012.

(3) Zach Carter, «  Elizabeth Warren opposing Obama trade nominee Michael Froman  », Huffington Post, 19 juin 2013.

(5) Andrew Martin, «  Treaty disputes roiled by bias charges  », Bloomberg, 10 juillet 2013.

(6) «  Renco uses US-Peru FTA to evade justice for La Oroya pollution  » (PDF), Public Citizen, 28 novembre 2012.

(7) «  Ecuador to fight oil dispute fine  », Agence France-Presse, 13 octobre 2012.

(8) Commentaires sur l’accord de partenariat transatlantique, document du BIO, Washington, DC, mai 2013.

(10) Shahien Nasiripour, «  Fed opens books, revealing European megabanks were biggest beneficiaries  », Huffington Post, 10 janvier 2012.

(11) «  Europe admits speculation taxes a WTO problem  », Public Citizen, 30 avril 2010.

(12) Courrier de M. Demetrios Marantis, représentant américain au commerce, à M. John Boehner, porte-parole républicain à la Chambre des représentants, Washington, DC, 20 mars 2013, http://ec.europa.eu

(14) «  TAFTA’s trade benefit : A candy bar  », Public Citizen, 11 juillet 2013.

 

 

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