Bernard Stiegler n’est ni un maître à penser ni un chef de meute. Il ne défend nul dogme, ne prétend détenir aucune vérité. Pourtant il se bat comme personne pour défendre ses convictions et les faire vivre au cœur du monde «réel». Et c’est ainsi qu’il a été avec d’autres en 2005 à l’origine de la création d’Ars Industrialis, «association internationale pour une politique industrielle des technologies de l’esprit».
Ce philosophe a quelque chose de présocratique. À chacune de nos rencontres, depuis près de quinze ans, il m’a éclairé. Il m’a «élevé» au sens propre du terme. L’homme ne cherche pas à vous séduire. Il ne dit pas : prenons ensemble l’ascenseur pour mieux observer l’agitation du commun des mortels, là en bas. Il vous suggère juste de monter avec lui sur la colline, par les chemins les plus escarpés. A l’oral comme à l’écrit, ce sage à l’air foutraque, cheveux en bataille et œil malicieux, ne vous fait pas de cadeau. Il ne travestit pas son langage, volontiers complexe. C’est à vous, si vous en avez l’envie, de grimper à ses côtés vers le sommet qu’il vous pointe du doigt, juste pour partager sa vision et discuter du monde comme il ne va pas… et comme il devrait aller.
Stiegler n’est pas parfait et ne cherche pas à l’être, loin s’en faut. Au cœur de notre conversation, pas loin parfois du monologue, il se met à parler des gens du commun, auxquels il s’identifie bien plus qu’aux grands manitous du marketing. «Les gens sont malheureux et dépressifs», dit-il doucement, avant d’ajouter comme en aparté :
La dépression, les gens ne l’avouent pas. Je suis moi-même dépressif et accablé par tout cela. Pour se soigner de ce genre de dépression, il n’y a pas d’autre solution que de concevoir et réaliser un avenir au-delà de la jetabilité qui est la négation même de l’avenir – la première période de la destruction créatrice, jusque les années 1970, ne reposait d’ailleurs pas sur le jetable…
Il fait ici référence à ce que l’économiste Joseph Schumpeter appelait, il y a presque un siècle, «la destruction créatrice», soit la capacité du système capitaliste à se renouveler pour augmenter ses gains de productivité, à se réinventer sans cesse grâce à l’innovation et au modèle consumériste. Or, selon Bernard Stiegler, la révolution conservatrice de la fin des années 1970 et du début des années 1980, en séparant le capitalisme financier du capitalisme industriel, a cassé ce mécanisme de renaissance permanente :
La destruction, qui était autrefois créatrice, qui a permis de développer une véritable prospérité, d’abord américaine, puis européenne, puis planétaire, détruit désormais les systèmes sociaux, les structures sociales, les environnements naturels, les environnements mentaux, etc.
La «destruction créatrice» et l’État providence mis en place ensuite par Keynes et Roosevelt autour de 1933, pour répondre à la crise et permettre le partage de la richesse, notamment par la transformation des prolétaires en consommateurs, est donc décédée.
Ce système, conçu au départ pour être solvable, a démontré son insolvabilité avec ladite crise des subprimes en 2008. Il a muté en une «économie de l’incurie», synonyme de «jetabilité et poubellisation généralisées, y compris des emplois et donc du pouvoir d’achat». En d’autres termes, notre économie ne prend plus soin de ses ouailles. Pire : elle les détruit par défaut de soin.
Or les nouvelles technologies, laissées à l'incurie, sont elles aussi terriblement toxiques. Qu’elles éliminent l'emploi, l’offrant à des robots bien plus performants en matière d’automatisation ? Là n'est pas le problème. Bien au contraire : lorsqu'en Australie, la mine et le camion automatisés de la société Rio Tinto suppriment les emplois de mineurs de fond pour créer bien moins de postes d'ingénieur ou de développeur informatique, ce serait plutôt une excellente nouvelle !
Que les emplois mécaniques soient occupés par des machines ! Et que les êtres humains «supervisent» et surtout se chargent de briser les cadres et d’outrepasser les routines !
Non, c’est lorsque le saint Graal numérique alimente lui aussi l'incurie généralisée qu’il y a de quoi s’alarmer. Car les nouvelles technologies sont un pharmakon, à la fois poison et remède : sans un système de soin, uniquement utilisées à des fins de marketing et de profit à court terme, elles tuent lentement et sûrement corps et âmes, deviennent de redoutables auxiliaires de notre prolétarisation, c'est-à-dire du dynamitage organisé de nos savoirs, savoir-faire et savoir vivre.
Sans une véritable attention et ce que Stiegler appelle une «thérapeutique politique», ce nouveau monde numérique nous transforme en machines incapables d’improvisation, en «pronétaires» abonnés aux micro-tâches comme «liker» des milliers de fois la même page de marque. Car pour qui sait s’y prendre et bien utiliser leurs vertus, les robots en tous genre peuvent bien au contraire nourrir nos savoirs, savoir-faire et savoir vivre, à l'instar du logiciel libre, d’aréopages contributifs à la mode Wikipédia ou de certains projets d’économie collaborative.
Pourquoi, dès lors, se lancer au nom de l’emploi dans une guerre sans lendemain contre les tsunamis de l’automatisation ? Pourquoi faudrait-il créer à tout prix des emplois ineptes pour lutter contre le chômage, dernier credo auquel s’accroche une classe politique agonisante, incapable de changer de braquet pour répondre à une crise totale, qui débute à peine ?
Stiegler, pour le coup, est d’une magistrale radicalité : le décès de l’emploi, c’est aussi le décès du chômage. Que l’emploi meurt pour que vive le travail ! A charge pour nous de bâtir un nouveau modèle économique, dont le salaire ne serait plus le cœur…
Là se situe le talent du philosophe : réussir à ébranler les clichés les mieux implanter en nos têtes et celles de nos décideurs. A la poubelle l’obsession de l’emploi !
Le paysage qu’il nous laisse entrevoir, du haut de sa montagne, donne il est vrai le vertige : il nous effraie et d'un même élan nous enthousiasme. Car c'est toute la société qu'il nous invite à reconstruire sur les ruines de l'ancienne.
Son programme ? Mais il n'y a pas de programme. Juste un état des lieux à faire, un état de l'art à mener avec lesdits partenaires sociaux et autres décideurs, en s'appuyant sur tous ces chercheurs qui, eux, «travaillent» encore le corps de notre économie, de notre société, de notre époque. Puis il y aura des zones franches à créer, pour expérimenter, par exemple la transformation du pouvoir d'achat en savoir d’achat, l'extension à tous du statut des intermittents du spectacle ou encore la création non d'un revenu d'existence mais d 'un «revenu contributif».
C'est tout ça et bien d'autres pistes que nous avons explorés dans notre conversation accessible en podcast son et en cahier feuilletable. Le long des chemins de notre colline, j’ai constaté avec lui ce désastre de l’emploi. Puis du haut du rude sommet où il m’a emmené, j’ai partagé son besoin viscéral, littéralement vital, de remplacer l’emploi, ce faux-nez de l’incurie qui nous ronge, par le travail au sens des artisans et des artistes, qu’ils soient du numérique ou d’ailleurs.
Ariel Kyrou