À peine si le texte a attiré l'attention, lors de son adoption le 30 avril par une majorité d'eurodéputés à Strasbourg (350 pour, 263 contre). C'est un rapport aride du parlement comme l'institution en adopte des centaines par mandat, consacré, celui-là, à l'activité de la Banque européenne d'investissement (BEI) en 2013. Les élus se sont penchés, comme ils doivent le faire tous les ans, sur le bilan de cette banque méconnue du grand public.
Au point 34 de cette résolution, le parlement européen « juge regrettable que la BEI ait soutenu certains projets d'infrastructures qui se sont révélés non viables et non durables ». Le texte cite explicitement le cas d'un contournement autoroutier dans le nord de l'Italie, le Passante di Mestre, dont le montage financier suscite de vives inquiétudes du côté des associations comme chez certains élus. Rappelant les « enquêtes toujours en cours menées par les autorités italiennes », les eurodéputés exhortent la BEI « à ne plus financer ce projet ».
L'affaire, qui ne fait pas grand bruit hors d'Italie, relance pourtant un débat clé, sur la capacité de l'Europe à mettre en place la relance de l'économie qu'elle promet en boucle depuis des années. La BEI est-elle capable d'assumer ce rôle de pilier de la relance, qui lui a été assigné l'an dernier par Jean-Claude Juncker, patron de la commission, dans son fameux « plan à 315 milliards d'euros » ? La question subsidiaire peut sembler plus technique, mais elle s'avère brûlante dans le contexte italien : certains des nouveaux instruments financiers développés par la BEI, particulièrement opaques, sont-ils un cadeau fait aux mafias pour blanchir de l'argent en douce ? L'UE alimente-t-elle indirectement des systèmes de corruption à grande échelle et la criminalité organisée, qui gangrènent l'économie italienne ?
Aussi anecdotique peut-il sembler sur le papier, le dossier Passante di Mestre, épinglé jeudi par les eurodéputés, soulève toutes ces questions. Aux yeux des comités de citoyens, c'est sans doute le tronçon d'autoroute le plus cher d'Europe. Ses 32,3 kilomètres d'asphalte ont coûté 1,22 milliard d'euros aux contribuables italiens, soit 38 millions d'euros au kilomètre… Inaugurée en 2008, cette bretelle d'autoroute devait décongestionner le trafic automobile dans la zone de Mestre, au sud de Venise. Pour ses détracteurs, c'est une énième infrastructure inutile. Sauf que ses promoteurs sont parvenus à l'imposer comme un ouvrage stratégique en Italie, afin d'obtenir des rallonges budgétaires et d'accélérer les procédures d'attribution des marchés.
Le Passante di Mestre n'a pas tardé à devenir un trou noir des finances publiques dans la péninsule. La région de Venise et la société d'autoroute qui en ont financé la construction, ont ensuite confié sa gestion à une structure ad hoc, la CAV (Concessionarie Autostrade Venete), dont la seule mission est d'éponger par tous les moyens la dette de cette infrastructure… qui n'est toujours pas rentable. Depuis 2008, les tarifs des péages n’ont cessé d’augmenter, mais cela n’a pas suffi à équilibrer le bilan. Faute d’y parvenir par ses propres moyens, la société s’est donc tournée vers l’Europe. La recette est bien connue des Italiens, parmi les principaux bénéficiaires de prêts de la Banque européenne d’investissement, la BEI.
Mestre, dans la région de Vénétie.
Là où le dossier se complique, c'est que certaines entreprises qui ont participé au chantier dans les années 2000 sont aujourd'hui dans le viseur de la justice italienne. L'entreprise Mantovani SpA, notamment, qui a participé à la construction de la bretelle, s'est révélée par la suite être le pilier du « système vénitien », un système de corruption et d'appels d'offres truqués à grande échelle démantelé par le parquet de Venise en 2014. « Le Passante di Mestre est un projet dangereux », assure à Mediapart l'eurodéputé italien Marco Zanni, membre du Mouvement 5 étoiles (M5S), l'un des élus qui suit le dossier à Bruxelles. « Rien n'est encore établi, mais une enquête est en cours, sur des liens de sous-traitants avec le crime organisé. Et d'un point de vue économique, ce projet n'est absolument pas soutenable. Tout le business plan a été élaboré à partir de prévisions de trafic erronées. La preuve, c'est qu'ils ne cessent de refinancer la dette de l'entreprise, encore et encore. »
En avril 2013, la BEI a déjà prêté 350 millions d’euros à la société gestionnaire du Passante di Mestre. Elle s’apprête maintenant à refinancer l’ouvrage via son mécanisme « innovant » vedette, les project bonds. Concrètement, la CAV va émettre une obligation – de la dette – qui sera vendue sur les marchés. Elle espère lever entre 700 et 900 millions d’euros. La BEI se portera garante à hauteur d’environ 20 % de la valeur des obligations, une technique censée rassurer les opérateurs sur les marchés. Pour aiguiser un peu plus les appétits, le gouvernement Renzi avec son décret Sblocca Italia (« Débloquer l’Italie ») a introduit des avantages fiscaux. Ces « bonds » seront imposés à 12,5 %, comme les bons du Trésor, et non à 26 %.
Pour l'Office européen antifraude : rien à signaler
L’émission de ces obligations aurait déjà dû avoir lieu fin février, selon le calendrier avancé par La Repubblica en janvier. Mais l'affaire a pris du retard. La pression du parlement européen, fin avril, pourrait aussi changer la donne. Ce qui ne serait pas pour déplaire à des associations de la société civile, qui se sont emparées du dossier depuis plusieurs années. Pour deux d'entre elles parmi les plus mobilisées, Re:Common et Opzione Zero, le risque est réel : ces project bonds pourraient servir à refinancer une dette en partie liée à des pratiques illégales et à la corruption dans le nord de l'Italie.
Les premières alertes ne datent pas d'hier. Dès mars 2011, la cour des comptes italienne avait déjà émis des doutes sur l'inflation des coûts du projet Passante di Mestre. Le budget initial était estimé à 750 millions d’euros en 2003. La CAV doit aujourd’hui rembourser pas moins de 1,22 milliard d’euros. Le gardien des comptes soulignait aussi, sans détour, le manque de contrôles de la part des autorités et le risque d’infiltrations mafieuses via les appels d’offres pour les sous-traitants. Au moment du premier financement apporté par la BEI, en 2013, certains acteurs de la construction de la bretelle d’autoroute faisaient déjà l'objet d'une attention soutenue des magistrats.
Le siège de la Banque européenne d'investissement (BEI), à Luxembourg. ©BEI.
Sollicité par des organisations de la société civile, l’Office antifraude de l’Union européenne (Olaf) leur répond, en mars 2014, qu'il n'a pas trouvé d’éléments suffisants pour lancer une enquête sur l'utilisation des fonds européens dans ce projet. « L’analyse du rapport de la cour des comptes de mars 2011 n’a pas particulièrement suscité de préoccupation concernant une possible fraude dans le projet. Aucun lien n’a pu être établi entre les allégations de fraude fiscale actuellement sujettes à une enquête des autorités judiciaires nationales et le projet financé par la BEI. » La lettre est signée par l’Italien Marco Pecoraro, un ancien garde des finances (la police douanière et financière italienne), aujourd'hui conseiller de Giovanni Kessler, un autre Italien, le tout-puissant directeur général de l’Olaf.
Trois mois après cette lettre de l'Olaf, qui évacue les inquiétudes des associations, une vague d'arrestations submerge Venise. Le 6 juin 2014, une centaine de personnes sont placées sous enquête par les magistrats qui épluchaient depuis trois ans des bilans d'entreprises privées et concessionnaires impliqués dans le fameux « système vénitien ». Caisses noires, détournements de fonds publics, fausses factures… : 35 personnes sont arrêtées. Parmi elles, le maire de Venise, Giorgio Orsoni, proche du Parti démocrate (parti de ce centre-gauche au pouvoir en Italie), contraint à la démission, ou encore le conseiller régional aux infrastructures Renato Chisso (Forza Italia, droite). Les magistrats séquestrent 40 millions d’euros.
L'affaire, à l'époque, avait fait grand bruit en Italie. La justice avait mis au jour un système d'appels d'offres douteux, pour la réalisation du MOSE, réseau de digues mobiles censées protéger Venise de l'érosion due au phénomène dit de l'acqua alta – les hautes eaux qui inondent le centre-ville. Ce projet, bien connu des Vénitiens, était en partie financé par de l'argent européen (1,5 milliard d'euros débloqués par la BEI). Dans les 711 pages que les juges italiens avaient rédigées pour leur enquête en 2014, il apparaît que l'entreprise Mantovani SpA, pilier du système vénitien, détenait des « caisses noires » de 20 millions d'euros, pour s'assurer des marchés publics. Or, cette entreprise a aussi participé au chantier de construction du Passante di Mestre.
« Nous espérions que l’opinion publique se réveille après le scandale du MOSE et du "Sistema veneto". Mais c'est plutôt une forme d'anesthésie à laquelle on assiste. La résignation a été totale. Malgré ce tremblement de terre institutionnel, le personnel politique a peu évolué, et reste plus préoccupé par la préparation des élections régionales du mois de mai », regrette Rebecca Rovoletto, de l'association Opzione Zero.
Face à de telles zones d'ombre, refinancer encore et encore le Passante di Mestre semble un pari risqué. « Le minimum, d’abord, ce serait de lancer une enquête sur les 350 millions d’euros déjà concédés par la BEI en 2013. Il faudrait s'interroger, pour savoir s’il est opportun de financer ce type d’infrastructure alors que les enquêtes sont toujours en cours », estime Elena Gerebizza de l’organisation Re:Common. « Il devrait y avoir des vérifications préliminaires, internes aux institutions européennes, avant même de lancer ce programme de refinancement via les "project bonds" [les obligations de projet - ndlr]. »
Contactée par Mediapart, la BEI explique qu'elle s'en remet au jugement de l'Olaf, qui ne trouve rien à redire à la procédure. L'Office, également joint par Mediapart, confirme sa position de 2014, malgré le scandale de corruption qui a depuis éclaté à Venise : « L'Olaf a effectué une analyse préliminaire des informations reçues à ce sujet et a décidé qu'aucun élément de preuve n'a été présenté qui aurait éveillé des soupçons suffisants de fraude ou d'irrégularités pour justifier l'ouverture d'une enquête de l'Olaf. Les informations reçues ont donc été classées sans suite », fait savoir le bureau de presse de l'Office. « Comme c'est toujours le cas, l'Olaf peut réévaluer le sujet à tout moment si de nouveaux éléments de preuve pertinents lui sont présentés. »
Au même moment, l'Olaf se montre toutefois plus agressif sur un autre dossier délicat, d'une plus grande ampleur celui-là : l'Office a ouvert une enquête, en février, sur le projet de ligne ferroviaire entre Lyon et Turin, qui a déjà coûté 450 millions d'euros à l'UE, sur des soupçons de fraude. Mais sur le Passante di Mestre, rien à signaler.
Ailleurs en Italie, des détournements de fonds structurels européens sont avérés
« Il suffit de voir qui finance la BEI : ce sont les grands États membres de l'UE qui apportent son capital… Donc si l'Italie dit à la BEI qu'elle veut que l'on finance tel ou tel projet, elle l'obtiendra », juge Marco Valli, un autre élu italien du Mouvement 5 étoiles à Strasbourg, lui aussi très remonté contre les montages financiers du Passante di Mestre, et l'attitude du chef de gouvernement italien. « Matteo Renzi ne veut surtout pas freiner la croissance, et préfère que l'on mette les histoires de corruption sous le tapis. »
Au cours d’une audition parlementaire à Rome le 30 septembre 2014, le chef de l’Autorité nationale anticorruption Raffaele Cantone avait émis des réserves sur le recours aux project bonds dans le décret de Matteo Renzi censé « débloquer l'Italie » (adopté en août 2014). Il établissait un lien – sulfureux – entre ces « émissions de projet » d'un côté, mécanisme clé de la relance à l'européenne, et le risque de servir à nettoyer de l’argent sale…
« J'ai souligné le fait que les project bonds, tels que le décret de Renzi les prévoit, c'est-à-dire qu'ils ne sont pas nominatifs, présentent un risque : celui d'être utilisé comme un outil pour le blanchiment d'argent », explique-t-il à Mediapart. « Mais ce n'est pas l'essentiel à mes yeux, c'est un détail lié à ce décret. L'instrument en soi, par contre, est une bonne idée. Il n'entraîne pas forcément des mécanismes frauduleux. » M. Cantone assure à Mediapart qu'il ne connaît pas suffisamment le dossier Passante di Mestre pour se prononcer sur le fond de l'affaire.
Le ministre des transports et des infrastructures Maurizio Lupi (ici le 24 février 2014) a démissionné en mars 2015. © Remo Casilli. Reuters.
Faute de contrôles suffisants, l'UE finance-t-elle, malgré elle, des réseaux mafieux ? Le cas Passante di Mestre n'est pas isolé. D'autres montages plus classiques, liés à un détournement direct des fonds structurels européens, sont avérés. En 2012, le Sunday Telegraph avait publié une enquête sur la Calabre, région du sud de l'Italie qui venait de toucher, en cinq ans, quelque trois milliards d'euros de fonds structurels européens. La plupart de ces fonds ont servi à construire des infrastructures… qui, dans certains cas, n'ont pas vu le jour. Les observateurs jugent qu'une partie de ces fonds ont gonflé les poches de la mafia locale, la 'Ndrangheta.
« C'est un type de fraude qui est apparu depuis que l'on a commencé à verser d'importantes sommes d'argent public dans le sud de l'Italie », expliquait au journal anglais Roberto Di Palma, un magistrat qui menait alors pas moins de 25 enquêtes sur des malversations d'argent public européen. « Prenez, par exemple, un barrage à 100 millions d'euros. L'UE apporte 50 millions, le gouvernement les 50 autres millions. Le problème, c'est que l'argent atterrit directement chez l'entrepreneur. Une fois que les travaux commencent, l'entreprise, d'un coup, disparaît avec le cash. Et ils laissent quelques piliers au sol. »
Le Sunday Times semble être l'un des rares organes de presse à s'être aventuré sur ces terres. Il Sole 24 Ore, quotidien économique, l’évoque mais se contente de citer l’article du journal britannique. Or les scandales de détournements de fonds publics et d'appels d'offres truqués sont légion en Italie. Ils ont encore défrayé la chronique ces derniers mois. Après le scandale du MOSE à Venise, celui de l'Expo de Milan – l'exposition universelle, inaugurée le 1er mai – a provoqué la démission du ministre des transports et des infrastructures, Maurizio Lupi, sur des accusations de favoritisme dans l'attribution de contrats publics, dans l'entourage du ministre. Mais l'éventualité qu'une partie des financements des grands travaux puisse provenir de Bruxelles ne semble pas susciter de véritable émoi.
Lorsque l'an dernier Beppe Grillo, le patron du Mouvement 5 étoiles, avait demandé à l’UE de « ne pas donner de financements à l'Italie, parce qu’ils disparaissent tous en Calabre, en Campanie et en Sicile, et donc dans les poches de la mafia, la Camorra, la 'Ndrangheta », la représentation de la commission européenne en Italie était immédiatement montée au créneau pour démentir ces affirmations « fausses et privées de fondement ».
« Les procédures de contrôle des fonds structurels prévoient plusieurs étapes de contrôle, pendant lesquelles au moindre soupçon d'irrégularité le flux des fonds est interrompu jusqu'à éclaircissement », lit-on dans une note de la représentation de la commission européenne en Italie. « Ce mécanisme limite au minimum le risque de fraude et d'irrégularité. Le pourcentage d'erreur et de fraudes (y compris de possibles infiltrations de la criminalité organisée) dans la gestion des fonds structurels y compris dans les régions du sud de l'Italie est minime et s'élève à près de 0,2 %. Les cas d'infiltrations mafieuses encore plus rares ont été identifiés et sanctionnés », précise encore cette même note.
Les associations criminelles sont assez habiles pour brouiller les pistes et échapper aux contrôles. En 2012, Rita Borsellino, sœur du juge Paolo Borsellino assassiné par Cosa Nostra, dénonçait le manque de contrôles dans la distribution des fonds européens. La presse venait de dévoiler que des chefs de la mafia, certains incarcérés comme le frère de Toto Riina, avaient touché des subventions agricoles au titre de la Politique agricole commune, la PAC. « Nous ne pouvons pas accepter que les ressources pour le développement se transforment en une nouvelle forme de revenu pour les mafias, en Italie comme dans tout le reste de l'Union européenne », insistait Rita Borsellino, alors eurodéputée de centre gauche.
Mediapart avait déjà enquêté, en octobre 2014, sur l'échec du projet Castor, l'un des premiers projets de la BEI développés avec ces fameux « project bonds ». La construction de cette réserve de gaz sous-marine a provoqué des séismes sur la côte catalane. Elle a dû être abandonnée, et ce sont les ménages espagnols qui vont sans doute amortir le coût de ces investissements hasardeux dans les années à venir.
Cette fois, dans le cas du Passante di Mestre, plutôt que d’attendre les conclusions de l’enquête menée par la justice italienne, la BEI est prête à fermer un œil sur une possible implication d'entreprises liées à un vaste système de corruption et de détournements de fonds publics, et à lancer sans attendre le refinancement de l’infrastructure qui, sur le fond, n'est pas viable. Au-delà des bonnes intentions affichées, l'Union, faute d'expertise ou de véritable indépendance, est encore loin d'avoir prouvé qu'elle avait les capacités d'assurer, à elle seule, la relance du continent.