Il fait partie, avec la chancelière allemande et son ministre des finances, des rares négociateurs à être présents depuis le début de la « crise grecque ». Tous les autres, Grecs, Français, commissaires et autres Européens ont tourné, au gré des élections et des remaniements ministériels. Poul Thomsen, lui, est resté. Cet « expert », économiste danois, chef de la mission du FMI en Grèce, a même été promu au sein de l'institution de Washington. Depuis novembre dernier, il officie, aux côtés de Christine Lagarde, comme directeur adjoint en charge du département Europe. Il gère donc, pour l’institution, non seulement le dossier grec, mais aussi le dossier ukrainien, autre lieu critique du continent.
Défenseur acharné de l'austérité budgétaire et de la libéralisation du marché du travail, Poul Thomsen, qui porte beau la soixantaine, est au départ l'un des trois représentants de la Troïka [Banque centrale européenne (BCE) – commission – FMI] avec qui la Grèce a signé des mémorandums d'austérité en 2010 puis en 2012. Aujourd’hui, il est toujours aux manettes de ce que l'on appelle désormais le « Groupe de Bruxelles ». Or depuis février, les négociations patinent et Poul Thomsen, selon plusieurs sources proches des négociations jointes par Mediapart, porte une responsabilité majeure dans le blocage. « Avec le FMI, la question des retraites, et des départs anticipés à la retraite, vient toujours très haut dans l’agenda des négociations. Or c’est une ligne rouge pour Athènes, et cela braque les Grecs d’entrée de jeu », racontait un témoin bruxellois des discussions en avril.
« Il y a des divergences majeures entre nous dans la plupart des domaines essentiels », a d'ailleurs dit un porte-parole du FMI à des journalistes ce jeudi 11 juin tandis que les représentants de l'institution quittaient la table de négociations à Bruxelles. Dans les propositions envoyées quelques jours plus tôt par les créanciers au gouvernement Tsipras figurent en effet plusieurs exigences musclées, à commencer par la suppression de l’allocation de solidarité EKAS à destination des petites retraites. Les créanciers réclament aussi, comme l’indique à Mediapart une source proche des négociations à Athènes, une augmentation de la taxe sur l’énergie – sujet très sensible en Grèce où le fuel domestique, le gaz et l’électricité sont déjà vendus à des tarifs particulièrement élevés, ce qui a plongé les foyers les plus affectés par la crise dans des spirales d’endettement. Ils plaident aussi pour une clause de « déficit zéro » sur les caisses de retraite. Or le secteur des retraites a déjà fait les frais d'une réforme dès le premier mémorandum, en 2010 : les 13e et 14e mensualités avaient alors été supprimées, l'âge de départ à la retraite repoussé, les avantages dont bénéficiaient certaines professions supprimés…
Pour qui observe la scène grecque depuis 2009, le visage de Poul Thomsen n'a rien de nouveau. C'est déjà lui qui, en février 2011, avait annoncé lors d'une conférence de presse avec ses homologues de la Troïka un programme de privatisation des biens publics, avant même que le gouvernement (alors dirigé par le socialiste Georges Papandréou) n'en informe les électeurs. Gaffe ou fuite savamment orchestrée pour éviter à l'exécutif grec de se brûler les ailes ? Quoi qu'il en soit, par la suite, la Troïka n'a plus jamais informé les journalistes, poursuivant ses missions à Athènes à l'intérieur des couloirs feutrés des ministères grecs et prenant ses décisions en toute opacité.
À la question d'un journaliste grec demandant si l'Acropole était susceptible d'être mis en vente, le représentant du FMI avait tenté de se montrer rassurant : « Personne ne veut que la Grèce mette en danger son patrimoine culturel ni qu’elle vende des entreprises qui appartiennent naturellement au secteur public, cela va sans dire. » Mais déjà, alors que la péninsule hellène était sur les rails d'un programme d'austérité depuis moins d'un an, il se présentait comme le donneur de leçons, le distributeur des bons et mauvais points.
« Le programme est arrivé à un carrefour critique. Beaucoup a été accompli. Le programme est en partie réalisé, mais il ne sera pas réalisé sans une accélération des réformes structurelles », avait-il déclaré. Comme si les réformes « structurelles » pouvaient être mises en place en à peine quelques mois… À ses côtés, figuraient ses deux homologues de la Troïka, tombés depuis dans les oubliettes, Servaas Deroose, pour le compte de la commission européenne, et Klaus Masuch, pour le compte de la Banque centrale européenne (BCE).
Poul Thomsen, lui, est resté au cœur des négociations. Et c’est en partie à lui que l’on doit cette situation paradoxale : tandis qu'une majorité des électeurs grecs s'est prononcée en janvier dernier contre le tout-austérité à l'œuvre depuis 2010 et a balayé les deux partis au pouvoir depuis 1974, un économiste jamais confronté au verdict des urnes, n'ayant aucun lien avec la Grèce, évoluant depuis trente ans dans les bulles des experts expatriés dans les pays d'Europe centrale et orientale, continue d'imposer sa grille de lecture.
Il reste en outre un personnage méconnu du grand public. Plus gênant, il rechigne à rendre des comptes devant les élus. Il n’a daigné se présenter devant les eurodéputés qu’à de très rares reprises. « Nous avions bataillé pour organiser une audition des dirigeants de la Troïka au Parlement », en mars 2012, se souvient Sylvie Goulard, une eurodéputée qui râle contre ces négociateurs qui ne font même pas le service minimum pour tenir au courant les élus de l’avancée des discussions.
Le FMI, toutefois, ne s’est pas imposé tout seul en Grèce. Comme le rappelle un ancien acteur des négociations à Athènes, joint par Mediapart, « ce sont les gouvernements européens qui ont fait appel au FMI, en 2010, pour gérer le cas grec. La commission avait alors un problème de culpabilité, elle n’avait pas prévu la crise financière et budgétaire qui allait éclater en Grèce ». Politiquement, elle avait besoin, aussi, de ne pas endosser toute seule la responsabilité de ce qui allait suivre… « Si l'on ne voulait pas en arriver là, il ne fallait pas aller chercher le FMI en 2010… Il n'y a rien de surprenant aujourd’hui : le FMI prête de l'argent en l'échange de conditionnalités, c’est comme cela qu’il fonctionne », renchérit Sylvie Goulard.
L’erreur stratégique du FMI en décembre 2014
Au début, le FMI n’apparaît d’ailleurs pas comme le partenaire le plus dur dans les négociations grecques. Le Fonds joue même, au sein de la Troïka, le rôle du « gentil », quand la commission européenne et la Banque centrale, elles, se montrent intransigeantes sur la trajectoire budgétaire d’Athènes. En juin 2013, les premières divergences avec Bruxelles apparaissent au grand jour. L’institution de Washington publie un rapport qui fait l’effet d’une bombe : elle y fait son mea culpa, reconnaissant qu’elle avait sous-estimé l’impact des coupes budgétaires sur la récession.
Elle critique aussi le plan de sauvetage négocié en 2010 pour la Grèce, expliquant qu'à ses yeux, il aurait mieux fallu « adoucir » la politique d'austérité en pratiquant, dès le départ, un effacement partiel des dettes publiques – scénario exclu, à l'époque, par Paris et Berlin (lire l'article de Martine Orange) mais finalement réalisé deux ans plus tard. Le commissaire aux affaires économiques et monétaires, Olli Rehn, réplique alors : « Que le FMI se lave les mains et fasse peser toute la responsabilité sur les épaules de l'Europe est injuste. » À l’époque, les observateurs parient sur un désengagement du FMI du prochain plan d’aide à Athènes et la Troïka semble déjà menacée d’implosion.
En octobre 2013, la presse anglo-saxonne en rajoutait une couche : des comptes-rendus de débats internes montrent qu’en ce mois décisif de mai 2010, plus de 40 États membres du Fonds, tous non européens, s'étaient opposés au plan d'aide tel qu'il avait été conçu pour Athènes. Des représentants de l'Australie, de la Russie ou de l'Argentine avaient mis en garde contre d'« immenses risques » encourus. Un officiel brésilien s'était, lui, inquiété d'un programme « mal conçu et insoutenable en dernier ressort ».
Surtout, le FMI pousse pour alléger le poids de la dette grecque, contre l’avis des Européens. « Il y a toujours eu de vrais désaccords entre le FMI d'un côté, et la BCE et la commission de l'autre, assure Liêm Hoang-Ngoc, un ancien eurodéputé socialiste qui a rédigé l'an dernier un rapport d'enquête sur l'action de la Troïka. Dès février 2010, le FMI avait compris qu'il fallait restructurer la dette grecque. Au-delà de 120 milliards d'euros, la dette grecque n'était pas soutenable à leurs yeux. Il fallait donc restructurer, plutôt qu'engager une consolidation budgétaire [des mesures d’austérité – ndlr] qui risquait de casser la croissance. Mais c'est la deuxième option qui a été retenue par les créanciers. Une restructuration de la dette est finalement intervenue deux ans plus tard, mais ce fut à la fois trop vite et trop peu. » Deux opérations d’effacement partiel de la dette ont en effet été engagées avec les créanciers privés de la Grèce, en février puis en novembre 2012.
Fin 2014, la promotion de Poul Thomsen, en remplacement du Britannique Reza Moghadam, plutôt modéré, puis la victoire de Syriza en janvier dernier, accentuent le décalage. Le FMI assume désormais ses divergences de vue, au sein du « groupe de Bruxelles », avec la commission et la BCE. Déjà, en décembre, lorsque le gouvernement grec, alors dirigé par le conservateur Antonis Samaras, demande, conformément à l'accord de février 2012, le déblocage de la dernière ligne de prêt, sentant le mécontentement populaire grandir, Poul Thomsen lui-même refuse, au nom du FMI : il emboîte alors le pas à Mario Draghi, chef de la BCE, pour qui la réforme des retraites était insuffisante, tandis que d'après les informations de l'agence Bloomberg, le commissaire européen Pierre Moscovici était favorable, lui, à l'octroi de la tranche sans nouvelles conditions.
« C’est le FMI qui n’a pas voulu lâcher sur le dernier volet du bailout [le plan d’aide – ndlr], fin 2014, c’est lui qui ne s’est pas montré assez souple. Sans cela, aujourd’hui, on n’en serait pas là », râle un participant bruxellois aux négociations avec Athènes. La décision sera lourde de conséquences, puisque l’impossibilité pour le gouvernement d'alors de trouver un accord avec ses créanciers le conduit à convoquer des élections anticipées… qui amènent Syriza au pouvoir.
Était-ce ce que voulait Poul Thomsen ? De fait, il avait certainement compris que le gouvernement Samaras, en manque de légitimité, ne pouvait plus rien faire passer auprès du peuple grec. Mais de là à vouloir se retrouver à la table des négociations aux côtés d'un Yanis Varoufakis, l’actuel ministre des finances grec, ou d'un Euclide Tsakalotos (interviewé par Mediapart au moment de sa nomination comme nouveau coordinateur de l’équipe grecque), tous deux économistes au corpus marxiste, qui ont bâti leur discours sur la remise en cause complète des « recettes » du FMI, ce n'était pas se faciliter la tâche pour un ultralibéral comme Thomsen… Il a commis là une erreur stratégique, se méprenant sur les chances réelles de Syriza de parvenir au pouvoir. À moins qu'il n'ait misé sur un bref passage de Syriza au pouvoir, pariant sur un effondrement rapide. Là aussi, erreur de diagnostic : malgré la dureté des négociations, le rapport de force défavorable à Tsipras et ses nombreux reculs, la majorité de ses électeurs continue, pour l'heure, de le soutenir (lire notre reportage à Athènes en avril). Depuis, les sondages placent toujours Syriza en tête en cas de nouvelles élections.
Cette erreur n'est sans doute pas étrangère à la ligne sans concession que Thomsen adopte depuis février et qui semble plus rigide encore que ses propres positions défendues au cours des années 2010-2012, même si certains acteurs des précédentes négociations à Athènes estiment que sa ligne n’a pas bougé. En réalité, elle correspond au bagage idéologique de ce Danois formé aux courants les plus orthodoxes, qui a toujours été partisan du moins de protection sociale, moins d’État, moins de dépenses publiques.
Des divergences d'analyse profondes au sein de l'ex-Troïka
Car avec la Grèce, Thomsen n’en est pas à son premier essai de mise en pratique des recettes néolibérales. Cet économiste a fait l'essentiel de sa carrière d'économiste au FMI : il y est en poste depuis 1982 et se spécialise au cours des années 1990 sur la transition de plusieurs pays du bloc de l'Est. En Roumanie notamment, où il dirige les négociations, il impose, dans les années 1996-1998, d'importantes réductions de salaires. De 1998 à 2010, il suit la Russie où il est détaché pendant quelques années pour y officier comme porte-parole de l'institution. À la fin de son mandat, il a également en charge le suivi de la Pologne.
Autrement dit, des États qui n'ont pas grand-chose en commun avec l'économie d'un pays comme la Grèce, qui n'a pas connu l'économie centralisée propre au système soviétique, qui est restée très pauvre jusque dans les années 1970 et qui se caractérise encore aujourd'hui par le petit entrepreneuriat familial, un secteur rural éclaté, une forte activité touristique saisonnière, de gros handicaps géographiques. Bref, strictement rien à voir avec un pays industriel comme la Pologne… D'ailleurs, Thomsen le dit lui-même : « Nous avons besoin d’assurer que nous traitons nos membres de manière égale, que nous appliquons nos règles de manière uniforme », a-t-il déclaré ce printemps à Bloomberg. Appliquer des règles de manière uniforme : tel est le credo de cet homme pour qui le monde paraît bien manichéen.
C’est ce que lui reproche à Athènes un ancien ministre qui fut au cœur des négociations grecques entre 2011 et 2014. « Nous avons une différence d’approche fondamentale avec Poul Thomsen, déclare-t-il à Mediapart. Pour lui, comparer le niveau de vie des Grecs avant la crise à celui d’aujourd’hui n’a aucun sens : il compare le niveau de vie des Grecs à celui des Bulgares, des Roumains, des pays baltes. C’est une comparaison inacceptable pour notre société. »
Les discussions avec le chef de la mission Grèce du FMI comme avec ses collègues ont toujours été houleuses, reconnaît cette source. « Thomsen était un interlocuteur difficile, aux opinions très tranchées. Il ne s’intéressait qu’aux données budgétaires annuelles, il n’avait pas notre approche stratégique, structurelle, nationale. Si la question des retraites resurgit aujourd’hui, c’est qu’il est toujours focalisé sur l’équilibre budgétaire des années à venir : il n’y a que cela qui l’importe. C’est un bureaucrate, la dimension sociale d’une baisse des pensions de retraite pour une société frappée par la récession et un chômage explosif lui est étrangère, tout comme le fonctionnement du système de retraites sur le long terme. »
Pour autant, notre interlocuteur athénien ne souhaite pas jeter la pierre à Thomsen plus qu’à un autre. « C’est un membre du staff du FMI qui exprime les idées dominantes de l’institution. Le problème du Fonds monétaire, c’est l’autoréférence du staff, qui décide et impose la ligne directrice du FMI. Celle-ci a toujours été dure concernant la Grèce, prônant d’un côté l’austérité budgétaire et de l’autre, une décote de la dette publique à laquelle la BCE était tout à fait opposée. Cette position n’est pas qu’idéologique, elle résulte aussi de la composition de son conseil d’administration, fait pour partie de pays en voie de développement pour qui il est très difficile d’approuver un programme ambitieux dans un pays “riche”, membre de la zone euro. »
À la différence de la BCE ou de la commission, le FMI n’est pas engagé pour le maintien de la Grèce dans la zone euro. Ses objectifs sont à plus courte vue. Le Fonds cherche avant tout à satisfaire ses actionnaires, dont les États-Unis, mais aussi nombre de pays émergents comme le Brésil ou le Mexique, qui s’agacent, parfois, d’un traitement qu’ils jugent trop doux vis-à-vis du patient grec. Thomsen fait donc avant tout ce que lui demandent ses actionnaires : réclamer le remboursement des prêts dans les temps.
Mais des économistes autrefois proches de lui commencent à lui reprocher son suivisme. Ainsi de son ancien collègue, l’Indien Ashoka Mody, qui défend, dans une tribune récente, une autre piste, qui paraît peu probable : un allègement d’une bonne partie de la dette qu’Athènes a contractée à l’égard du FMI lui-même, un défaut partiel qui serait consenti par les actionnaires du Fonds.
En définitive, les partenaires institutionnels de la Grèce n’arrivent plus aujourd’hui à parler d’une seule voix. Comme l’explique à Athènes une source proche des négociations, le plus gros problème dans les négociations en ce moment est « le désaccord des créanciers sur la question majeure de la dette », ce qui a pour conséquence la situation suivante : « Comme les créanciers ne sont pas d’accord sur la question de la dette, ils ont différentes “lignes rouges”, à savoir : le FMI a besoin de prouver que la dette est soutenable, donc comme les Européens ont posé comme ligne rouge de ne pas effacer la dette, le FMI pose comme ligne rouge la nécessité de coupes horizontales dans les pensions de retraites afin de compenser le problème de la dette. Il en résulte que, dans la mesure où, au final, ils veulent présenter “une position commune” sur la Grèce, cela se traduit par des “lignes rouges à tous les niveaux” de la part des créanciers. »
Autrement dit, le gouvernement Tsipras fait aujourd'hui les frais d’une lutte de pouvoir et d’une divergence d’analyse profonde entre ses différents « partenaires ». Et se voit administrer, après déjà cinq années consécutives d’austérité, et malgré les nombreux constats d’échecs, toujours la même recette.
Source : http://www.mediapart.fr