Basta ! : Coût du travail, nombre d’emplois supprimés ou créés, baromètres sociaux pour évaluer la qualité de vie au travail… Pourquoi n’arrive-t-on plus à parler du travail autrement que sous la forme de chiffres ?
Marie-Anne Dujarier : [1] Je ne peux répondre au « pourquoi », mais les enquêtes sociologiques peuvent au moins donner une idée du « comment » la mesure quantitative a progressivement gagné du terrain dans les pratiques managériales, au point de devenir omniprésentes et banalisées. L’affaire est ancienne puisque portée par quatre mouvements de fond, propres au capitalisme depuis deux siècles. D’abord, le développement des échanges et de la consommation suppose de fixer des prix, c’est-à-dire de chiffrer la valeur des choses, afin de pouvoir les comparer entre elles simplement, en dépit de leur extrême diversité et, parfois, de leur complexité. Deuxièmement, le salariat saisit l’activité humaine comme produit, échangé sur le marché du travail : il est alors besoin de le quantifier.
Ensuite, la quête de performance organisationnelle va de pair, depuis deux siècles, avec sa rationalisation. Des processus d’optimisation sont dessinés en ce sens. Ils requièrent que des hommes puissent occuper les postes ainsi prévus de manière adéquate. La sélection des travailleurs sur des critères physiques, sociaux et maintenant psychologiques a été progressivement étendue et rationalisée avec la mise en place de tests et d’épreuves visant à mesurer les qualités des hommes au regard des compétences attendues pour les postes. Enfin, l’encadrement du travail productif se réalise depuis presque un siècle à l’aide de quantification des objectifs et des résultats.
Dès les années d’entre-deux guerres, ce « management par objectif » apparaît, et connaîtra un déploiement social continu à partir des années 1950, aux États-Unis comme en Europe. Depuis les années 1980, il est devenu le mode de management préconisé par les grandes institutions internationales (OMC, OCDE, UE), dans le cadre des réformes du service public, que l’on peut regrouper sous l’expression de « nouveau management public ». Il est désormais rare de rencontrer un travailleur employé dans une grande organisation qui n’aurait pas des objectifs quantifiés à atteindre, et ne verrait pas son activité quotidienne être mesurée, tracée, commentée lors « d’entretiens d’évaluation » et finalement comparée avec les mesures réalisées sur les autres travailleurs. Ces quatre formes de quantification ont ouvert la voie à la comparaison, et finalement à la compétition, qu’il s’agisse des produits, du salaire, de l’accès à l’emploi, ou enfin, de la légitimité des équipes et organisations.
Au sein même des métiers, le temps consacré au « reporting » prend de plus en plus de place aux dépens de l’activité réelle, du « vrai » travail. Depuis quand date cette évolution et à quelles logiques répond-elle ?
Il est frappant de constater que dans la plupart des grandes organisations – qu’elles soient privées ou publiques – des systèmes de gestion sont mis en place, qui font « remonter » des chiffres sur l’activité quotidienne. Ils rendent compte à la fois des quantités et des qualités produites, de la satisfaction des clients et des citoyens comme de la consommation de diverses ressources (temps, matière, argent…). Ils mesurent donc, sans surprise, les coûts sous leurs multiples faces, la valeur produite et leur rapport.
Le « reporting » est aujourd’hui partiellement automatisé, dans la mesure où les travailleurs et les consommateurs utilisent des dispositifs qui tracent leur activité, son rythme, sa productivité et ses erreurs. Mais il est également alimenté par les informations et les chiffres qu’ils doivent fabriquer et saisir dans des tableaux de bord, le plus souvent sur informatique. Il s’agit généralement de rendre compte de ce que l’on a fait, et du temps passé à le faire.
Ces chiffres sont centralisés, et servent à fabriquer des tableaux de bord généraux, permettant de comparer des individus, les équipes, les organisations sur des critères quantitatifs. Dans des périodes de réduction des moyens et des postes, cette comparaison joue comme une compétition : le service hospitalier qui aura fait le moins d’actes rentables sera ainsi mal classé au risque d’être menacé de suppression. De la même manière un vendeur sur une plate-forme téléphonique, qui aurait passé trop de temps avec un client, n’aura pas un bon ratio de vente. Dans la compétition pour l’emploi, il sera alors moins bien situé.
Les travailleurs perçoivent très bien l’enjeu de faire remonter les « bons chiffres ». À tous les niveaux, et jusqu’aux plus élevés, chacun va donc consacrer du temps à la fabrication de ces chiffres, à leur arrangement, de sorte qu’ils soient « bons ». Un bon chiffre est, a minima, celui qui permet de continuer à travailler sans avoir à se justifier ou à renoncer à des moyens. Mesurer, fabriquer des chiffres conformes, agir contre les chiffres des concurrents, saisir ces données, se justifier… Tout cela constitue un travail supplémentaire, qui mord significativement sur le temps de travail productif lui-même. Il est devenu courant d’entendre dans les milieux de travail, que « pour mesurer la performance, il faut commencer par la dégrader ». Car pour fabriquer un bon « reporting », il faut tordre le réel. Prenez le cas de la recherche où l’activité d’un chercheur est évaluée au nombre d’articles publiés : davantage d’articles sont publiés, mais ils sont de moins bonne qualité, et incitent à l’autoplagiat.
Tous les métiers sont-ils concernés, y compris ceux dont il est difficile de quantifier l’activité « productive », comme les enseignants, le personnel de santé, les chercheurs ou les assistantes sociales ?
C’est un mouvement social qui affecte tous les métiers, y compris immatériels et relationnels. Le service public, depuis le passage à la LOLF (loi organique relative aux lois de finances, en 2006) expérimente ce passage au « tout quantitatif ». Chaque mission doit être déclinée en actions suivies avec des indicateurs quantifiés. Dans les hôpitaux, la « tarification à l’acte » imprime, par exemple, une logique comptable et marchande à tous les actes médicaux et de soin. Dans le travail social, arrive une logique de comptage du nombre d’entretiens réalisés, du nombre de problématiques abordées, de cases « cochées »…
Ce qui pose problème, c’est la réduction qu’opère la quantification. Elle en saisit des aspects partiels, laissant dans l’ombre de nombreux autres, et notamment tout ce qui est incommensurable : la compétence collective, la confiance, les routines discrètes, la qualité de l’écoute, la justesse d’un sourire…. Ils sont pourtant décisifs pour la performance, la santé des travailleurs et le sens du travail. La quantification prétend ainsi rendre compte de situations complexes, mouvantes et plurivoques au moyen de chiffres simples, stables et univoques : ils donnent une image partielle du réel. Étonnamment, cette réduction de la réalité, et finalement son amputation, sont réputées « objectiver » la connaissance qu’il est possible d’en avoir.
Cette mesure de la performance permet-elle d’estimer la véritable valeur d’une activité ?
Ce que l’on appelle l’évaluation du travail est problématique aujourd’hui. Les pratiques dites « d’évaluation » dans le management ne cherchent généralement pas à créer les cadres d’une délibération permettant de savoir « ce que vaut » ce que l’on est en train de produire et comment. Elles réalisent plutôt une mesure du travail, et son automatisation, en vue de le faire converger vers des objectifs de performance précis. Pourtant, travailler, c’est aussi évaluer : pour bien agir, il faut soupeser et interroger la valeur des situations, des choses, des gens, comme des ambiances.
Travailler, c’est juger de la valeur des prescriptions, de procédés, des décisions, des compétences des collègues, de l’état d’esprit du consommateur comme de ses propres capacités. Savoir dire, collectivement, « ce que ça vaut », l’évaluation au sens littéral, est au cœur des questions de sens et de santé au travail. Or cette évaluation de la valeur du travail fourni, qui demande du temps et de la délibération, est régulièrement découragée par le management. Celui-là même qui, simultanément, prône sa propre démarche, essentiellement quantitative, dite d’ « évaluation ».
La crise financière a-t-elle accentué ce phénomène ?
Il est difficile de démêler ce qui relève de la crise ou de l’époque, d’autant que celle-ci semble être en crise chronique. Ce qui est certain, c’est que le choix politique de libéraliser le marché des capitaux, depuis un quart de siècle, a généré une plus grande exigence de rentabilité à court terme sur les entreprises, et focalise l’attention des actionnaires, du conseil d’administration et des dirigeants sur des indicateurs financiers jugés « clés » : ceux à atteindre absolument et prioritairement sur tout le reste. En outre, le sauvetage des banques par les États a creusé les déficits publics. Le management du service public est alors tout entier tendu vers la quête de performance et de productivité définie par une traduction financière rapide.
Dans le nouveau management public, les indicateurs quantifiés deviennent également les méthodes d’appréciation prioritaire de la performance et de la qualité du travail, qu’il soit celui d’un instituteur, d’une assistante sociale, d’un aide-soignant ou d’un policier. Autrement dit, l’évaluation qualitative, délibérative et contradictoire perd du terrain face à une quantification bureaucratique réputée indiscutable. Souvent, les salariés estiment passer de 20% à 30% de leur temps à quantifier leur travail pour les besoins de l’évaluation. A l’hôpital, certains soignants disent avoir l’impression d’y consacrer quasiment un mi-temps, aux dépens du temps accordé aux patients.
Quelles sont les conséquences concrètes de cette frénésie de l’évaluation quantitative et du reporting chiffré sur l’activité et la santé des salariés ?
Lorsque les travailleurs voient leur activité encadrée par ces objectifs quantifiés, et que cette mesure est assortie d’enjeux, ils sont incités à centrer leur attention sur la mesure qui sera faite de leur travail, et non plus sur ce qu’ils sont en train de faire. Ainsi, le temps passé par tâche va compter davantage que la tâche elle-même, fut-elle relationnelle. Il arrive fréquemment qu’il faille dégrader la qualité ou la productivité du travail concret, pour améliorer son score mesuré. Par exemple, une assistante sociale interrompt un entretien pour faire un score de productivité, tout en ruinant, ce faisant, le travail d’écoute et de construction de la confiance, au long cours avec l’usager. « Ça rend fou » commentent massivement les travailleurs dans ces cas. Le risque perçu, de ne plus pouvoir construire un sens à son travail, tient effectivement à ce détournement des finalités du travail sur les chiffres.
Pourquoi, dans leur grande majorité, les salariés semblent coopérer à ce management par les chiffres ? Existe-t-il des résistances ?
Dans un premier temps la quantification peut être comprise comme une promesse de reconnaissance : « Ils vont enfin se rendre compte du boulot qu’on abat ! », « Il faut savoir tout ce que l’on fait ! », entend-on. C’est une première raison de coopérer. Ensuite, la mise en concurrence sur des moyens crée une forme d’obligations à jouer le jeu, si on ne veut pas tout perdre, tout de suite. Lorsque le classement des individus, des équipes, des services ou même des pays se fait à partir de mesures, et qu’elle alimente une comparaison automatique, chacun a intérêt à produire les meilleurs chiffres possibles, même à contrecœur et à contresens. Pour contester ce management, il faudrait que tous ceux qui sont mis en compétition par ces chiffres arrêtent simultanément de les fournir.
Perte de sens du travail pour les salariés, faible performance économique, pourquoi cette évolution n’est-elle pas davantage critiquée et remise en cause ?
La critique de cette quantification est en fait assez massive et répandue, même chez les cadres et des dirigeants, étonnamment. En revanche, les mouvements collectifs pour en réduire l’emprise où l’abolir sont plus rares. Des professions du service public – magistrats, psychiatres, enseignants, soignants, policiers… – ont organisé des mouvements collectifs et parfois des grèves contre les « réformes » de leur activité, c’est-à-dire, essentiellement contre ce management par les nombres. Si le rapport de force reste constant, la quantification n’est pas arrêtée mais parfois un peu freinée. C’est aussi un objet de négociation moins traditionnel pour les organisations syndicales. Surtout, la mise en compétition effective des individus entre eux constitue le frein principal à la construction d’action collective, que l’on cherche à garder son emploi, à obtenir des moyens pour son équipe, ou à éviter la fermeture de son site.
On a l’impression que cette « quantophrénie » a même envahi l’ensemble du débat public et politique. Poids de la dette, comparaison des taux croissance, objectifs permanents de réduction des dépenses publiques, classement de la compétitivité horaire des salariés… Le débat politique en matière économique et sociale semble se résumer à du benchmarking permanent. Qu’en pensez-vous ?
La quantification est effectivement utilisée dans de nombreux espaces sociaux, au risque de devenir une machine à décider, qui viendrait remplacer la logique de la loi, de la délibération et de l’appréciation contradictoire. Elle jouit d’une crédibilité étonnante, tant il est fréquent d’entendre qu’elle est objective et impartiale. C’est oublier que ces mesures sont truffées de conventions sociales tout à fait partiales et partielles.
Partiales, car elles sélectionnent des indicateurs, elles prennent parties. Par exemple, si on évalue la qualité du service public de la justice au taux de rotation des dossiers dans les tribunaux, cela oriente la définition de la qualité vers un critère de flux. Ce choix prend partie pour la vitesse des traitements des dossiers. Il ne sera pas forcément celui que privilégiera un magistrat ou un citoyen. Enfin, ces mesures sont partielles parce que toute quantification est une simplification du réel à quelques aspects. Si je vous définis par votre taille et votre poids, ce sont des indicateurs justes, mais qui vous réduisent à cette seule évaluation et ignorent bien d’autres aspects.
Au vu de l’expérience que vous tirez de vos recherches au sein du monde du travail, quelles seraient les conséquences d’une société qui ne s’évaluerait que sous forme de ratios, d’indices et d’objectifs chiffrés, et où toute autre dimension serait écartée ou disqualifiée ?
Nous assistons à un conflit social sourd, entre ceux qui expérimentent des situations professionnelles concrètes et ceux qui la saisissent et pensent la connaître au moyen de chiffres. Les premiers disent être du côté du « réel », tandis que les seconds disent agir au nom du « réalisme économique ». Le travail, comme sa performance et ses qualités ne sont pas perçues de la même manière selon ces deux points de vue. Il s’agit d’un rapport de force entre eux. Mais rares sont les travailleurs qui peuvent discuter directement, en face-à-face, avec les cadres, au siège, qui fabriquent ces normes, objectifs et mesures. Ils sont aujourd’hui dans un rapport social sans relation.
Recueillis par Ivan du Roy
Photo : CC Vancouver Film School
A lire :
« Les risques du travail », sous la direction de Annie Thébaud Mony, Philippe Davezies, Laurent Vogel et Serge Volkoff (Ed. La Découverte, avril 2015, 605 p, 28 €)