Londres, de notre correspondant.- Ils ont entre 44 et 53 ans, les cheveux grisonnants coupés court et des allures de cadre supérieur. Dans le box en verre de la cour de justice de Southwark, où ils comparaissent à Londres, chacun des six hommes a pris soin de laisser un siège vide le séparant de son voisin. Ils n’échangent pas un mot, et s’évitent du regard.
Il fut un temps pourtant où l’atmosphère entre eux était complètement différente. Ils s’apostrophaient à coups de surnoms : « big nose », « lord Libor », « choc ice »… En conversation permanente sur les messageries électroniques de leur terminal Bloomberg, ils parlaient football et juraient comme des charretiers, fonctionnant à l’adrénaline des marchés financiers. Une complicité nouée pour certains par des soirées arrosées et des repas à 1 300 euros.
Depuis mardi 6 octobre, ces six traders sont en procès à Londres. Darrell Read, Colin Goodman et leur patron Danny Wilkinson, qui travaillaient pour la maison de courtage Icap, Terry Farr et James Gilmour, du concurrent RP Martin, et Noel Cryan, de Tullett Prebon, sont accusés d’avoir été d’août 2006 à septembre 2010 au centre de la manipulation du Libor, un taux d’intérêt de référence déterminé à Londres. Ils plaident non coupable. Leur procès doit durer trois mois.
Le scandale est l’un des plus retentissants de ces dernières années dans le monde financier. Les régulateurs ont découvert un gigantesque cartel international, dans lequel les banques du monde entier s’entendaient, augmentant ou baissant le Libor en fonction de leurs intérêts. La même chose se produisait pour l’Euribor, un taux similaire, déterminé à Bruxelles.
Danny Wilkinson, de la maison de courtage Icap, le 6 octobre à Londres. © Reuters
Depuis, les sanctions pleuvent. Les banques ont écopé d’amendes s’élevant à plus de 8 milliards d’euros au total. La plupart des grands établissements ont été condamnés : Société générale, Barclays, UBS, Royal Bank of Scotland, JPMorgan, Citigroup… La palme est revenue en mai à Deutsche Bank, qui a dû verser à elle seule 2,2 milliards d’euros.
Plus d’une centaine de traders ont été licenciés ou suspendus. Le scandale a même conduit à la démission de deux grands patrons : Bob Diamond, qui dirigeait Barclays, et Piet Moerland, de Rabobank.
Mais il ne s’agit que de la partie régulatrice. Les coupables directs, les traders qui ont manipulé le marché, n’ont encore guère été sanctionnés. C’est en train de changer. Au total, vingt et une personnes ont été mises en examen. Jusqu’à présent, un seul homme a été condamné par la justice. Tom Hayes, un ancien d’UBS puis de Citigroup, a été condamné en août à une peine de 14 ans de prison, dont il fait appel. S’il était le chef d’orchestre de la manipulation – du moins l’un d'entre eux –, le deuxième procès, qui vient de s’ouvrir, met à jour le réseau international qui avait été mis en place, avec des complicités dans les plus grandes banques de la planète et de nombreuses institutions financières. Impossible de plaider qu’il s’agissait d’un simple trader véreux, qui aurait agi seul dans son coin. La fraude était généralisée. « C’est le procès d’une manipulation qui était courante et malhonnête, attaque Mukul Chawla, le procureur général. (…) C’était un système corrompu. »
Sans la crise financière de 2008, le grand public n’aurait jamais entendu parler du Libor. Le « London Inter-Bank Lending Rate » est un taux, calculé quotidiennement, qui mesure le niveau auquel les banques se prêtent entre elles. Chaque jour, à 11 h 00 heure de Londres, seize banques publient le prix auquel elles ont emprunté à leurs consœurs ce jour-là. Les quatre taux les plus élevés sont supprimés, de même que les quatre les plus bas. Une moyenne des autres est ensuite réalisée par l’Association des banquiers britanniques, pour le Libor. Un processus similaire est réalisé pour l’Euribor, avec un panel de banques différent et le calcul est opéré par la Fédération bancaire européenne.
S’ils sont obscurs, ces deux taux servent de véritable colonne vertébrale au système financier. Des millions de produits à travers le monde s'appuient dessus, depuis certains prêts immobiliers à taux variable jusqu’aux produits dérivés les plus complexes. En 2011, 550 000 milliards de dollars de produits financiers y étaient adossés, selon un rapport du parlement britannique.
Mais en septembre 2008, avec la faillite de Lehman Brothers, le marché interbancaire s’est soudainement gelé. Les établissements ne se faisaient plus confiance et refusaient de se prêter de l’argent. « Le Libor est le taux auquel les banques ne se prêtent pas », grince alors Mervyn King, le gouverneur de la banque d’Angleterre. Pourtant, son niveau s’envole. Les régulateurs commencent à s’interroger : le Libor est-il vraiment fiable, puisqu'il mesure des transactions quasiment inexistantes ? Ce questionnement vient s’ajouter à des doutes émis dès début 2008 sur la méthode de mise au point de ce taux.
En enquêtant, les régulateurs découvrent la manipulation à grande échelle. Avec un nom qui revient très régulièrement : Tom Hayes.
Nous sommes en 2006. Le Britannique, blond aux allures de premier de la classe, a tout juste 26 ans et travaille pour UBS à Tokyo. Il est plutôt introverti et frise parfois l’autisme. Lors de son procès, on lui a diagnostiqué un syndrome d’Asperger, ce qui signifie entre autres qu’il a tendance à tout voir en blanc ou en noir, avec peu de nuances entre les deux. Il se dédie entièrement à son travail, fasciné par les marchés financiers. « C’était une énorme partie de mon identité », confiait-il lors de son procès.
Son travail est de parier sur le niveau futur du Libor libellé en yen (il y a un Libor différent pour chaque grande devise). Si le trader peut connaître à l’avance la tendance, il est sûr de gagner. Rapidement, Tom Hayes comprend la façon d’y arriver.
Il va voir son collègue d’UBS chargé de soumettre à l’Association des banquiers britanniques le niveau du Libor à 11 h 00 chaque matin, et lui demande de légèrement l’augmenter ou l’abaisser, d’une fraction de pourcent. Mais une banque seule n’a qu’une influence limitée. Progressivement, le trader recrute ses homologues des autres établissements : HSBC, Royal Bank of Scotland, Radobank…
C’est là qu’interviennent les six traders actuellement en procès. Eux ne travaillent pas pour des banques, mais pour des maisons de courtage britanniques : Icap, RP Martin et Tullett Prebon.
Leur travail est de réaliser les ordres d’achat ou de vente passés par les banques. À ce titre, ils sont au centre du système, parlant à des dizaines de banquiers tous les jours. Tom Hayes les utilise comme des intermédiaires, chargés de faire passer le message. Les six hommes vont s’avérer être des « assistants enthousiastes », accuse le procureur.
Le système était tellement courant que les traders ne se cachaient pratiquement pas. Le 29 juin 2009, Tom Hayes discute de la situation avec Terry Farr, de RP Martin, par messagerie électronique. Leur objectif ce jour-là : augmenter le Libor de 0,03 %. Le trader d’UBS passe en revue différentes banques du panel du Libor.
Tom Hayes : « Deutsche Bank, c’est couvert. Bank of America est déjà haut. Barclays… Est-ce que tu leur parles ? (…) Lloyds est haut, à 70. Essayons 73. [0,70 %, essayons 0,73 %.] Pareil pour Mizuho. (…) (JPMorgan) Chase à 70 ? »
Terry Farr : « OK je vais essayer avec Barclays. Je vais essayer avec lui. Pour Rabo(bank), pas sûr. Je vais essayer de voir. »
Tom Hayes : « Soc(iété) Gen(érale) à 69. Pousse pour 72. »
Terry Farr : « Je vais demander le service à Soc Gen ce matin. »
Tom Hayes : « C’est très très très important. Faut vraiment que tu essaies au maximum. »
Pour recruter ses complices, le trader n’y va pas par quatre chemins, comme le prouve sa conversation du 2 septembre 2009 avec Noel Cryan, de Tullett Prebon, qui est basé à Londres. La discussion a lieu par messagerie électronique sur les ordinateurs Bloomberg, l’outil de choix des courtiers. Il est 6 h 50 du matin dans la capitale britannique, un horaire habituel sur les marchés financiers.
Tom Hayes : « À partir de maintenant, j’ai besoin de te demander un service sur (le Libor). Je m’arrangerai pour te le rendre. C’est un truc que je fais déjà avec Icap. En gros, est-ce que tu pourrais demander (à celui qui soumet le niveau du Libor) de le mettre plus bas aujourd’hui ? Je prendrai soin de toi après. Je fais ça avec (RP Martin) aussi. Dis-lui bien que c’est important pour toi. Suggère simplement que ce soit un peu plus mou. »
Noel Cryan : « OK mon pote, je comprends. Je vais aller lui parler. »
Tom Hayes : « Merci mon pote. C’est important pour moi. »
Cinq minutes plus tard, Noel Cryan revient : « Je viens de leur parler. Ils s’en occupent.
– Merci mon pote, j’apprécie. Si on continue comme ça à l’avenir, je te le rendrai par paquets entiers. »
Pour Tom Hayes, et les autres traders des grandes banques, l’intérêt de mettre en place un tel cartel est évident. En connaissant à l’avance l’orientation du Libor, ils sont sûrs de gagner à tous les coups. Leurs bonus en gonflent d’autant.
Mais pour ceux des maisons de courtage ? Eux ne sont que des exécutants, qui effectuent les ordres des banquiers. Pour obtenir leur aide, Tom Hayes met en place un système de rétribution très rentable pour tout le monde. Il invente des « ordres blancs », des « wash trades » dans le jargon anglo-saxon.
Le principe est très simple. Tom Hayes se mettait d’accord avec un de ses homologues d’une autre banque pour passer un « swap », c’est-à-dire un pari sur la valeur future du Libor. Son exécution générait des commissions pour les maisons de courtage. Mais en même temps, les deux banquiers passaient un deuxième « swap », exactement inversé : celui qui avait parié sur une hausse du Libor le jouait cette fois-ci à la baisse, et réciproquement. Les deux ordres s’annulaient. Pour les banques, il n’y avait aucune incidence. Mais cela générait de nouvelles commissions pour les maisons de courtage. Lors du procès, le procureur a donné un exemple en date du 19 septembre 2008, quand un “wash trade” entre UBS et Royal Bank of Scotland avait rapporté 48 000 euros à RP Martin.
Terry Farr, ancien courtier chez RP Martin, le 6 octobre à Londres. © Reuters
Certains mois, cette manipulation rapporte très gros. Au plus fort de la crise financière, de septembre 2008 à août 2009, quand les volumes de transactions sont en baisse, les “wash trades” comptent pour 36 % des commissions de RP Martin. Le niveau est de même à 35 % pour Tullett Prebon de février à juillet 2009.
Tout le monde s’y retrouve dans cette affaire. Il s’agit d’un petit monde, qui se connaît bien. Chacun a son rôle. À Icap, Darrell Read, surnommé « big nose » et qui vit en Nouvelle-Zélande, est le contact de choix de Tom Hayes. C’est lui qui relaie les demandes du trader d’UBS à ses collègues et notamment à Colin Goodman. Ce dernier publie chaque jour une note sur la tendance du Libor, ce qui lui vaut le surnom de « lord Libor ». En changeant légèrement sa note, il peut influencer les marchés.
Un soir de novembre 2009, Tom Hayes est de passage à Londres. Il vient de quitter UBS, et va rejoindre Citigroup. Il va dîner avec l’un de ses contacts dans les maisons de courtage, dont le nom ne peut pas être révélé pour des raisons légales. La soirée est bien arrosée, et la facture atteint des sommets. Mais Tom Hayes, entre deux emplois, n’a pas du tout l’intention de la régler et laisse son contact payer. « J’apprécie beaucoup, remercie-t-il par mail le lendemain. J’imagine qu’entre le vin et le service, il devait y en avoir pour plus de 1 000 livres [1 350 euros]. C’est salé. » Mais en échange, laisse-t-il comprendre, il générera beaucoup de commissions quand il arrivera à Citigroup.
Gare aux traders qui ne jouent pas le jeu cependant. Un matin de juin 2009, Tom Hayes est furieux. Le Libor n’a pas augmenté comme il le souhaitait et il vient de perdre un demi-million de dollars. Il décroche son téléphone, parlant d’un ton très sec à Tony Farr, de RP Martin. Ensemble, ils passent en revue les banques qui n’ont pas suivi le mouvement, multipliant les jurons. « Lloyds a baissé (le Libor) d’un point. Quel connard celui-là. (…) Quel abruti. » Le trader de la Société générale n’est lui non plus pas allé dans son sens. « Je connais ce type depuis des années. (…) Mais putain, il est difficile. »
Si Tom Hayes était au centre de ce petit groupe, il serait cependant faux d’imaginer qu’il a tout mis sur pied. En janvier 2016, un nouveau procès doit commencer, concernant six traders de Barclays. L’accusation concerne des faits de juin 2005 à septembre 2007. La manipulation avait donc commencé bien avant que Tom Hayes ne rejoigne UBS en 2006.
Dernier point enfin : la manipulation continue-t-elle ? Non, jurent les banques. Après les sanctions dont elles ont écopé, elles ont fait le ménage. De plus, les régulateurs ont lancé une grande réforme des taux interbancaires. Le Libor a été simplifié. Il ne concerne plus que cinq devises, et sept durées (d’un jour à un an), soit 35 indices différents, au lieu de 150 auparavant. Sa supervision a été transférée : l’Association des banquiers britanniques, qui était juge et partie, a passé le contrôle à l’Intercontinental Exchange, une entreprise qui regroupe plusieurs bourses (dont la Bourse de New York). Surtout, à partir de 2016, les banques vont devoir soumettre des taux fondés pour l’essentiel sur des transactions réelles. Plus question de procéder à partir d’approximations, du moins en principe.
Malheureusement, ce n’est pas toujours possible : certains jours, il n’y a tout simplement pas assez de prêts interbancaires. Mais l’idée est de s’en approcher le plus possible. Dans le même temps, l’Union européenne mène une réforme de l’Euribor, qui va dans le même sens, et qui doit être mise en place en 2017.
De quoi vraiment éviter toute manipulation ? Pour Martin Wheatley, qui a dirigé le régulateur financier britannique jusqu’en juillet, la réponse est non. Il a récemment confié au Wall Street Journal qu’il restait encore trop d’éléments d’appréciation dans la façon dont les banques vont soumettre leur taux quotidien. « La clé est de retirer tout jugement », affirme-t-il. Sinon, le monde n’est pas à l’abri d’un nouveau scandale du même genre.
Source : http://www.mediapart.fr