Ils ont plutôt réussi leur coup : ce vendredi 16 octobre, en début d’après-midi, ils sont plusieurs centaines d’inspecteurs du travail, venus d’un peu partout en France, à occuper joyeusement le parvis du palais de justice d’Annecy (Haute-Savoie). Entre eux et le bâtiment, un solide cordon de CRS, qui rappelle que le dossier qui va être jugé est aussi devenu, au fils des mois, une affaire hautement symbolique : le conflit entre un grand groupe industriel, aux pratiques sociales parfois douteuses, et une jeune inspectrice du travail, fort peu soutenue par sa hiérarchie.
Un procès dans l’air du temps, et dont le déroulé va être symptomatique du virage «culturel» pris par la France ces dernières années. Car au-delà des débats juridiques sur le statut du lanceur d’alerte ou sur la notion de secret professionnel, l'institution judiciaire va faire preuve d'un unanimisme idéologique étonnant. Pendant six heures de débats, la jeune fonctionnaire va subir les arguments décomplexés et très «libéraux» de l’avocat de l’entreprise – jusque-là rien de surprenant -, mais aussi du procureur de la République. Tous deux soutenus indirectement par la présidente du tribunal, qui guidera les discussions d’une manière assez unilatérale.
Sur les bancs des accusés, donc : Laura Pfeiffer, inspectrice du travail de 36 ans, attaquée par Tefal (groupe Seb) pour recel de documents volés. A ses côtés : un ancien informaticien de la boîte d’électroménager, poursuivi pour vols de documents confidentiels, et licencié depuis pour faute lourde. L’affaire, relatée à plusieurs reprises dans Libération, remonte à début 2013. Alors qu’elle est sollicitée par des syndicalistes du site Tefal de Rumilly, près d’Annecy, l’inspectrice découvre un vieil accord 35 heures, assez baroque, dont elle demande la renégociation à la direction de l’entreprise. Refus de cette dernière, qui va alors déployer – avec succès - des procédés à la limite de la légalité pour la déstabiliser.
La jeune fonctionnaire découvrira en effet, plusieurs mois après de fortes tensions avec son supérieur hiérarchique qui provoqueront son départ en arrêt maladie, les raisons de ce clash : la direction du groupe d’électroménager avait, entre autres stratagèmes, mis la pression sur le directeur départemental du travail, Philippe Dumont, qui l’avait ensuite largement relayée sur sa subordonnée. Des mails compromettants entre différents cadres de Tefal montrent ainsi comment la direction de l’entreprise a cherché à la faire muter, prenant rendez-vous avec Dumont, avec le Préfet, et même, à l’époque, avec les renseignements généraux. Des actes susceptibles de caractériser un éventuel délit pénal, celui d'«obstacle à la fonction d’inspecteur du travail».
Ce n’est pourtant pas Tefal qui est sur le banc des accusés ce jour-là, mais bien l’inspectrice du travail. Son tort : avoir, pour organiser sa défense, transmis aux syndicats de son administration les fameux mails compromettants des cadres de l’entreprise. Courriels que lui avait envoyés un informaticien de Tefal, licencié depuis pour faute lourde, et poursuivi pour vol de documents confidentiels. Un informaticien, par ailleurs, déjà en voie de licenciement à l’époque pour avoir, selon lui, réclamé le paiement d’heures sup. Et que la direction envisageait alors de virer, notamment en lui imposant, selon un document interne évoqué à l'audience, «des objectifs inatteignables»… Ambiance.
Face à Laura Pfeiffer, l’avocat de l’entreprise, Jospeh Guerra, est, sans surprise, dans son rôle. Et brandit l’argument économique: «Tefal, c’est 25 000 salariés dans le monde, 6000 en France, dont 2000 ici à Rumilly, une entreprise à capitaux français, le seul groupe d’électroménager à fabriquer encore en Europe». Et non, «Tefal n’est pas le grand méchant loup et (regardant Laura Pfeiffer) vous n’êtes pas le petit chaperon rouge». C’est une entreprise «respectueuse de l’inspection du travail» (sic). Les yeux cette fois-ci tournés vers la présidente : «Cette pauvre petite inspectrice du travail» veut «jouer les caliméros», alors que «c’est nous (Tefal, ndlr) qui sommes écrasés par cette tempête médiatique». Et juridiquement, «si les documents n’avaient été envoyés qu’au CNIT (Conseil national de l’inspection du travail, que Laura Pfeiffer a saisi), il n’y aurait pas eu d’infraction constituée, si elle les avait envoyés à un syndicat qui la défend, pareil», même à la CNT, «un syndicat anarchiste». «Mais elle l’envoie ensuite à la CGT, au SNU, à FO, à la CFDT…». «A toute la terre!», s’exclamera même, au début du procès, le procureur Eric Maillaud, à la surprise générale.
Le procureur, justement, prend la suite de l’avocat de Tefal. Sur la forme… comme sur le fond. «A l’heure où le pays est plongé dans la crise, où le chômage est en hausse, où des responsables politiques et syndicaux appellent à la violence…», attaque Maillaud. Dans «ce contexte particulièrement tendu», il y a «des règles intangibles sans quoi le chaos nous guette». Il y a un «Etat de droit» et «l’inspection du travail ne peut pas tout faire ». Car ce procès «dépasse le cas de ces deux personnes», c’est la question du «rôle de l’inspection du travail dans notre droit» qui est posée. Et non, cette institution «n’est pas là pour la défense des faibles, l’inspecteur n’est pas le défenseur des salariés, et pourtant beaucoup le revendiquent haut et fort». L’inspection est «la garante de l’application de la loi et l’impartialité est son obligation numéro un». De façon impartiale, certes, mais tout en «prenant en compte les réalités humaines et économiques» (sic). Or, «Laura Pfeiffer a outrepassé ses prérogatives», elle a «sollicité la commission de cette infraction» en acceptant les documents confidentiels que lui proposait l’informaticien, et elle les a «diffusés largement». Car «je n’aurais pas imaginé des poursuites si elle n’avait saisi que le CNIT, si elle avait transmis les documents à un ou deux syndicats, mais à dix syndicats!». Et «ensuite, tout cela est dans la presse aussi sec!».
A aucun moment, en revanche, le procureur ne s’étendra sur ces fameux documents - les mails compromettants des cadres de Tefal qui montrent qu’il voulait la déstabiliser. Même chose pour «les objectifs inatteignables» envisagés par la direction de Tefal à l’encontre de l’informaticien pour le virer. Tout juste Eric Maillaud «comprend» que le salarié ait pu se sentir «choqué»… Et le procureur de réclamer 5000 euros d’amende contre Laura Pfeiffer, «avec sursis si besoin», et une peine d’amende avec sursis contre l’informaticien.
Cette charge déroutante de la part du ministère public contre l’inspection du travail n’est en réalité pas si surprenante à la lecture des propos que l’homme a déjà tenus, en mai dernier, auprès d’une journaliste de l’Humanité. Eric Maillaud, qui s’est présenté comme «impartial» lors du procès, expliquait alors sa conception toute relative du droit face aux impératifs économiques : «Qu’une grande entreprise vienne dire au directeur du travail qu’une inspectrice du travail lui casse les pieds, je ne suis pas juridiquement d’accord. Mais en même temps, c’est la vie réelle, on vit dans un monde d’influence et de communication, ce n’est pas le monde des Bisounours.» Et de poursuivre, avec cette phrase décapante, qu’il a démentie depuis : «On n’en est qu’au stade des poursuites, mais ce peut être un rappel à l’ordre pour un corps qui se doit d’être éthiquement au-dessus de la moyenne, une occasion de faire le ménage.»
L’avocat de Tefal, le procureur... ne manquait que la présidente du tribunal. Loin de tenir de tels propos, elle va néanmoins, par ses questions et ses remarques, et par petites touches au cours de l’audience, définir elle aussi un cadre où pourront se lover aisément la défense de Tefal et le réquisitoire du procureur. A Laura Pfeiffer, comme à tous les inspecteurs du travail qui viendront témoigner, elle leur demandera, de manière insistante, quelle conception ils ont de leur métier. «Appliquer le Code du travail», «garantir de bonnes relations sociales», expliqueront la plupart d’entre eux. Jusqu’à ce que l’un d’eux trébuche: «pour défendre aussi les plus faibles», dira-t-il. Propos qui sera ensuite utilisé par le procureur dans son réquisitoire cité plus haut.
La présidente s’étonne aussi que l’inspectrice prévienne au tout dernier moment les directions d’entreprises lors de ses contrôles… Elle considère également que les fuites dans la presse étaient d’autant plus probables que les documents ont été fournis à des syndicats «nationaux», confondant les syndicats professionnels et les confédérations auxquelles ils sont rattachés. Elle lira les mails compromettants des membres de la direction de Tefal dans un ordre non chronologique, rendant incompréhensible les manœuvres auxquelles ils s’adonnaient. Et notamment le fait qu’ils avaient fini par prendre en stage un membre éloigné de la famille du directeur du travail, Philippe Dumont, un mois après avoir passé un savon à son inspectrice pour lui demander de lever le pied sur l’entreprise.
Cette remarque, également, sur le fait que l’inspectrice ait transmis les documents aux syndicats sans se demander s’ils les communiqueraient à la presse : «vous n’avez pas la même rigueur que vous avez avec les entreprises dans votre travail», lui lance-t-elle. Avant cette question surprenante, enfin, adressée à Laura Pfeiffer qui, après son retour d’arrêt maladie, a tenu jusqu’à fin 2014 avant de jeter l’éponge. «Vous continuez à contrôler Tefal, ça ne vous pose pas de problème?». Semblant oublier que c’était précisément l’objectif de la direction du groupe : obtenir son déplacement.
Dans ce contexte, la défense de Laura Pfeiffer, assurée par Henri Leclerc (qui s’est accroché à plusieurs reprises avec la présidente, et surtout avec le procureur pour son «absence d’indépendance») s’est déplacée, elle aussi, sur le terrain «politique». La question de ce procès, «c’est celle de la place des syndicats dans notre société», et celle des lanceurs d’alerte (l’informaticien). Car ce que l’«on reproche à Laura Pfeiffer, c’est d’avoir saisi les syndicats». Et «pourquoi elle ne le ferait pas?» Est-ce parce «qu’elle en a saisi plus de deux qu’il y aurait violation du secret professionnel?». Mais ce procès est aussi «au cœur du débat actuel sur le droit du travail». Et ce «qu’on nous dit, en fait… C’est ''arrêtez de nous embêter avec le Code du travail!''». Délibéré le 4 décembre.
Source : http://www.liberation.fr