Les organisations djihadistes sunnites (aucun équivalent n’existe chez les chiites) ne sont pas une génération spontanée, consubstantielle à l’islam, mais une extension violente de l’islam politique apparu au début du XXe siècle avec les Frères musulmans en Égypte. Le mot d’ordre « l’islam est la solution » (« Al-islam howa al-hal ») de ces derniers était alors une réponse à l’agression politique et culturelle de l’Occident. Il offrait l’alternative d’un retour aux référents islamiques dans un monde musulman laïcisé depuis la suppression en 1924 du califat par la Turquie kémaliste. Le mouvement s’opposait aux États nationaux construits sur le modèle occidental, contraire au principe supranational de l’oumma, la communauté des croyants. Sa répression par les régimes nationalistes postcoloniaux a fait basculer certains de ses acteurs dans le djihadisme ; ainsi, en Égypte, de Sayyid Qutb sous la présidence de Gamal Abdel Nasser et d’Ayman Al-Zawahiri sous celles des successeurs du Raïs, Anouar El-Sadate et Hosni Moubarak.
En Arabie saoudite, Oussama Ben Laden de retour d’Afghanistan se « révolte » en 1990 contre l’acceptation par la monarchie wahhabite du déploiement de l’armée américaine sur le « sol sacré » de La Mecque et Médine. En Irak, les groupes djihadistes apparaissent après 2003 en réaction à l’occupation américaine. En Algérie, ils naissent de l’annulation, fin 1991 par l’armée, des élections législatives favorables au Front islamique du salut (FIS). Les groupes algériens, repoussés vers le Sahel après une décennie de guerre civile, se sont par la suite alliés avec les mouvements identitaires touareg réprimés par les États sahéliens soutenus par la France et les États-Unis.
Enfin, bien sûr, il y a la création par la force de l’État d’Israël par et avec le soutien de l’Occident. L’appui indéfectible qu’apportent la plupart des États occidentaux au gouvernement israélien, malgré ses guerres meurtrières et sa colonisation croissante des territoires occupés, nourrit en permanence le ressentiment arabe et musulman contre « les successeurs des Croisés ». Et ce ressentiment est accru par l’assimilation de mouvements de résistance comme le Hamas à des groupes terroristes, par Israël et l’Occident.
L’État islamique en Irak et au Levant, « enfant » de l’invasion de l’Irak par les États-Unis et de la guerre civile en Syrie, marque une nouvelle évolution du djihadisme qui va bien au-delà du terrorisme. Il recrée un « État » territorial devant être purifié, siège d’un nouveau califat qui efface les frontières tracées par les puissances coloniales au lendemain de la première guerre mondiale. Il pousse au paroxysme le principe de l’idéal islamique blessé, le sentiment d’injustice subie et l’esprit de vengeance.
À ces moteurs du djihadisme s’ajoute l’instrumentalisation des appartenances confessionnelles par des régimes du Proche-Orient, du Maghreb et jusqu’au Pakistan, dans leurs différends régionaux. En Syrie, l’Arabie saoudite et le Qatar ont favorisé l’émergence des groupes armés d’obédience salafiste et Frères musulmans. Ils ont accompagné ce faisant la confessionnalisation de la rébellion orchestrée par le régime de Damas pour décrédibiliser l’opposition, qui était au départ supra-confessionnelle. Ils ont ainsi aidé Bachar Al-Assad à faire le lit des factions djihadistes Front al-Nosra et organisation de l’État islamique (OEI) au détriment des composantes non islamistes.
Les exemples de connivences d’États avec les groupes djihadistes ne manquent pas. Al-Assad se sert de l’invasion du territoire syrien par l’OEI — qu’il s’est gardé d’attaquer —, pour « démontrer » le caractère terroriste de la révolution. Dix ans auparavant, ce même régime offrait un refuge complaisant aux djihadistes qui combattaient l’occupation américaine en Irak. Le Pakistan a pour sa part soutenu et aidé les talibans dans les années 1990 à prendre le pouvoir en Afghanistan — talibans qui ont ensuite accueilli Oussama Ben Laden. Quant au Yémen, lors de la guerre civile de 1994, le président Ali Abdallah Saleh a utilisé des djihadistes anciens d’Afghanistan pour combattre avec son armée la tentative de sécession du sud du Yémen. Puis, devant se ranger du côté des États-Unis au lendemain du 11 septembre 2001, il n’a lutté que très sélectivement contre les précurseurs d’Al-Qaida au Yémen, allant jusqu’à faire « évader » certains d’entre eux de ses prisons en 2005. En Algérie, dans les années 1990, le pouvoir a manipulé des composantes des groupes islamistes armés pour servir ses intérêts et discréditer leur combat, y compris dans les attentats qui ont frappé la France en 1995. Et au Liban, Damas s’est également servi ces dernières années de groupuscules djihadistes pour défendre ses intérêts, tandis que l’Arabie saoudite y a fait de même contre l’influence iranienne.
La liste est longue de l’instrumentalisation du djihadisme par des États. Ceux-ci se trouvent être en majorité des régimes alliés de l’Occident ou qui ont voulu se poser comme tels : Algérie, Arabie saoudite, Qatar, Yémen, Pakistan, Syrie. Sans ces agissements pour des intérêts propres à chacun, l’étendue du terrorisme dit « islamique » serait certainement plus circonscrite.
Les États–Unis, suivis par leurs alliés européens, mènent une « guerre contre le terrorisme » depuis bientôt quinze ans. De l’Afghanistan, elle a été étendue à l’Irak, au Yémen, à la Somalie, aux pays du Sahel et à la Syrie. Aujourd’hui c’est la Libye qui est sur la sellette.
Loin d’« assécher » le djihadisme, cette guerre l’a densifié, a multiplié ses foyers. Le mode d’action militaire n’est pas remis en cause alors que ses fréquents « dégâts collatéraux » attisent la haine à l’égard de ceux qui bombardent. Cette « guerre » s’attaque aux effets et non aux causes. Personne ne songe à fonder cette lutte sur les données aux origines du djihadisme ni sur celles qui le perpétuent, pas plus que ne sont vraiment remis en cause ces « alliés » qui instrumentalisent le djihadisme ou qui en font le lit. Les pressions sur l’Arabie saoudite, le Qatar ou la Turquie, lorsqu’il y en a, sont insuffisantes ou trop timorées. Les États-Unis et l’Europe ont quasiment laissé agir leurs alliés régionaux, comme en Syrie où le principal soutien concret à la rébellion a été celui de ces acteurs régionaux, concourant ainsi à la prédominance des groupes islamistes et djihadistes. Et les Occidentaux reprochent aux rebelles encore « modérés », très affaiblis, leur coordination sur le terrain avec le Front al-Nosra.
Le soutien de l’Occident à des régimes autoritaires qui se posaient en remparts contre le djihadisme, a entretenu ce qui avait provoqué ce dernier face à la répression des régimes nationalistes postcoloniaux. Cette politique est renouvelée avec le nouveau pouvoir égyptien. Le maréchal Abdel Fattah Al-Sissi a en effet lancé son armée contre les djihadistes du Sinaï. Les actions terroristes se sont multipliées en Égypte depuis son coup d’État — soutenu par l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis — contre le premier président égyptien démocratiquement élu, mais qui était Frère musulman.
En en faisant le premier acquéreur du Rafale, la France cautionne un régime emblématique de la répression et de l’étouffement chez lui du printemps 2011 et qui amalgame sciemment tous ses opposants intérieurs à des terroristes, qu’ils soient Frères musulmans ou laïcs. Moins d’un mois après les attentats de début janvier à Paris, c’est un message tout sauf neutre de la part de la France. Le terrorisme dit « islamique » n’est pas né du Printemps arabe ni de l’effondrement des régimes de Zine El-Abidine ben Ali, Hosni Moubarak ou Mouammar Kadhafi. Le respect de l’arrivée au pouvoir dans la légalité d’acteurs de l’islam politique, comme les Frères musulmans en Égypte, aurait sans doute été plus efficace pour le contrer sur le terrain politique.
La France, comme d’autres pays occidentaux, est en outre aveuglée par la recherche frénétique de débouchés commerciaux, ce qui lui lie les mains à l’égard de ses clients. On habille ainsi les succès de vente d’armements par des arguments politiques sur mesure. Le contrat Rafale en Égypte — pays qui possède déjà plus de 200 F16 — est justifié par les « menaces qui existent autour de ce pays » (François Hollande) et parce que « La France et l’Égypte mènent un combat commun contre le terrorisme » (Jean-Yves le Drian).
À l’instar de la mondialisation économique, nous pouvons parler d’une mondialisation politique. Dès lors, notre comportement en politique étrangère se répercute sur notre situation intérieure de par les composantes de la population nationale. En France, la réponse aux attentats des 7 et 9 janvier 2015 perpétrés par de jeunes Français musulmans, est de vouloir transformer l’islam en France en un « islam de France » pour combattre toute radicalisation. Opposée au communautarisme, la France a décidé de mieux structurer celui des Français musulmans. Le gouvernement s’attache à réformer leurs institutions représentatives et se penche sur les critères de choix et de formation des imams. C’est à peu près la démarche que pratiquent depuis des années les régimes arabes autoritaires pour empêcher toute contestation intérieure au nom de l’islam : contrôler les mosquées, trier et « mouler » les imams (souvent recrutés en accord avec des pays comme l’Algérie, le Maroc ou la Turquie !), contrôler les prêches. Cela n’a jamais empêché dans ces pays les déviances radicales, et cela ne les empêchera pas davantage en France, car ces mesures ne s’attaquent qu’à un support de la radicalisation et non à ses causes, qui ne sont pas religieuses.
On refuse de voir la responsabilité de notre politique étrangère et de la poursuite de ses errements. On continue à se lier avec des régimes discutables, souvent au nom d’intérêts purement commerciaux. On continue à soutenir indéfectiblement Israël, même lorsque celui-ci fait sciemment des centaines de morts civils à Gaza. Au lieu de remettre à plat la politique étrangère, on stigmatise encore un peu plus les Français musulmans. Pour analyser et combattre les replis identitaires et la radicalisation, on se focalise sur leurs vecteurs socio-économiques et sociologiques, mais pas sur leurs causes. On cite la pauvreté, les ghettos de banlieue, la non-intégration et une mauvaise lecture du Coran. On se leurre en pensant qu’une réforme de l’islam en France et son encadrement plus serré pourraient contribuer à immuniser la France contre de nouveaux attentats. On refuse obstinément de voir que le vrai problème de fond est avant tout politique.
Les acteurs du djihadisme comme Abou Bakr Al-Baghdadi, le chef de l’OEI, ne cherchent qu’à nous enfermer davantage dans un cercle vicieux à leur profit. La France s’y précipite avec une politique réactive de court terme, sans voir qu’elle sert finalement le discours mobilisateur de ceux qu’elle prétend abattre.