Basta ! : Les députés discutent aujourd’hui du prolongement de trois mois de l’état d’urgence. Quelle est votre réaction par rapport au discours de François Hollande devant le Parlement réuni en Congrès, le 16 novembre, après les attentats meurtriers ?
Jean-Pierre Dubois [1] : Nous faisons face à une situation exceptionnelle, qui appelle à des mesures exceptionnelles. Mais cela ne signifie pas des mesures d’exception. Cela suppose des moyens plus importants qu’en temps normal, avec la restriction de certaines libertés si cela est absolument nécessaire. Mais tout cela doit être décidé démocratiquement, et être accompagné à chaque fois de mesures de contrôle, politiques et judiciaires, pour éviter toute logique non-démocratique. De ce double point de vue, le discours du président de la République nous inquiète énormément. Le ton martial rappelle celui du président George W. Bush en 2001. Nous sommes dans une logique d’impuissance guerrière, avec d’autant plus de gesticulations qu’on ne sait pas quoi faire. La peur et la vengeance sont toujours des défaites de la raison. C’est normal que tous, nous ayons peur, mais nos responsables politiques doivent faire appel à la raison, ne pas être dans l’instantané et dans l’émotionnel.
Que pensez-vous des mesures proposées par François Hollande ?
Deux choses sont extrêmement inquiétantes. Premièrement, le fait de dire au Parlement : « Donnez-nous un blanc-seing pour trois mois et faites-le dans les trois jours. » C’est absolument impensable dans une démocratie normale. Ce qu’il faut faire dans les trois jours suivant les attentats, c’est que la police cherche les responsables et les mette hors d’état de nuire. On peut tout à fait comprendre que, dans l’urgence, nous ayons besoin de faire des perquisitions sans prendre les formes habituelles. Mais à condition que le contrôle judiciaire revienne le plus tôt possible, et qu’il soit réel. Réfléchir aux nouveaux cadres législatifs, aux nouvelles mesures juridiques que cette situation appelle, cela nécessite du temps et du débat ! Et ce n’est pas un homme seul qui peut le décider. Rien n’empêche par exemple que le Parlement se retrouve tous les mois pour décider s’il faut poursuivre l’état d’urgence ou pas. C’est un minimum de démocratie, sur lequel le président s’est malheureusement assis.
Deuxièmement, même s’il faut évidemment attendre d’en savoir plus, le contenu des mesures annoncées est aussi inquiétant. Tout le monde sait que la déchéance de nationalité, qui est une reprise des propositions de Nicolas Sarkozy sinon de celles du Front National, n’aura aucune efficacité. C’est absolument insensé, inadmissible. Est-ce qu’on lutte contre le terrorisme en disant à des gens « vous n’êtes pas complètement Français parce que vous avez aussi une autre nationalité » ? Ou bien est-ce qu’on est en train de créer des fractures entre les « Français de souche » et les autres, pour utiliser le vocabulaire de Marine Le Pen ?
Réviser la Constitution n’est pas une bonne idée, selon vous ?
Le Parti socialiste au temps de François Mitterrand voulait abroger l’article 16 de la Constitution [qui donne les « pleins pouvoirs » au président de la République en période de crise], et aujourd’hui le gouvernement veut le « perfectionner » ! Réviser notre Constitution sur injonction de Daech, c’est donner aux terroristes, aux assassins, la victoire qu’ils espèrent. Le but ultime de ces assassins n’était pas de tuer des gens – c’est ce qu’ils ont fait et c’est une horreur absolue : ils ne font pas cela parce qu’ils sont fous, ils le font pour obtenir ce que nos gouvernants semblent justement vouloir préparer. C’est-à-dire ce que Bush a fait aux États-Unis, cette stupidité politique de l’intervention en Irak, qui n’a fait que créer de nouvelles horreurs, de nouveaux réseaux terroristes. Nos gouvernants n’arrivent pas à sortir de cette logique, qui est non seulement contre-productive mais aussi destructrice de ce que nous sommes. C’est ce qui m’inquiète. C’est comme si on cherchait à faciliter le recrutement de nouveaux terroristes.
Sans faire de procès d’intention a priori, ce qui a été annoncé par François Hollande cette semaine est exactement le contraire d’une réponse démocratique acceptable. Dire que nous sommes dans une situation d’exception pour une durée indéterminée – qui pourrait durer cinq, dix ans ! – c’est renoncer à ce que nous sommes. C’est faire un cadeau incroyable aux assassins. Le Premier ministre de Norvège après la tuerie effroyable d’Oslo en 2011 avait déclaré : « Bien entendu nous ne changerons rien à ce que nous sommes ». L’inverse de notre gouvernement qui dit : « Bien entendu nous allons changer ce que nous sommes ». Nous devons choisir entre la ligne de la Norvège et la ligne de George W. Bush, qui a eu les conséquences que l’on sait.
« Nous sommes en guerre », martèlent nos dirigeants. La réponse « guerrière » apportée par le gouvernement avec les frappes aériennes, et cette forme de surenchère verbale, est-elle au fond un signe de notre impuissance, de notre vulnérabilité ?
Les discours martiaux sur le thème « On va tous les exterminer » ne sont rien d’autre que le masque de la peur. La panique est extrêmement dangereuse. Quand nos dirigeants ne savent pas quoi faire, ils prennent une posture guerrière, relèvent le menton et bombent le torse. Cela ne trompe personne et cela détruit ce que nous voudrions au contraire préserver. Nous savons tous que cela peut recommencer, qu’il ne faut pas beaucoup de moyens pour que des personnes prennent des ceintures d’explosifs et des mitraillettes et se mettent à tirer dans la rue. Il y a effectivement une peur terrible, contre laquelle il nous faut lutter.
Comment pouvons-nous lutter efficacement contre le terrorisme et l’idéologie salafiste, sans fouler les principes du droit ?
Il faut bien sûr traquer ces gens et les empêcher de nuire. Mais tant qu’il y aura la même logique à l’œuvre là-bas, il y aura les mêmes conséquences ici. Nous vivons dans un monde global. Il faut se poser les vraies questions : pourquoi Daech a-t-il autant de moyens ? Pourquoi est-ce l’organisation terroriste la plus riche au monde ? On le sait : Daech vend du pétrole. À qui ? Comment fait-on pour que cela s’arrête ? Sans cela nous continuerons à faire de nouvelles lois après de nouveaux attentats, et nous n’en sortions jamais.
Deuxième question : qu’est-ce que cherche Daech ? A convaincre de plus en plus de jeunes musulmans qu’ils sont les cibles de leur propre gouvernement. On nous parle de guerre civile, mais si la réponse aux attentats est de faire la guerre contre une partie de la population française, là encore nous faisons un cadeau à Daech, en facilitant leur recrutement. Il faut éviter de tomber dans leur piège, en dressant les gens les uns contre les autres.
La réponse politique rationnelle, c’est d’une part de bloquer leur tentative de construire un climat de guerre civile en France, et d’autre part de s’attaquer aux sources de la puissance de ce réseau terroriste là-bas. Et pas avec des bombardements qui font courir le risque de tuer des civils et d’augmenter le nombre de candidats de Daech. Mais en s’attaquant au nerf de la guerre, l’argent. Également en agissant sur ce qui a poussé des milliers d’Irakiens et de Syriens à se tourner vers Daech : l’injustice et les extrêmes violences qu’ils ont subies, les morts en Irak et en Syrie du fait de la guerre civile. Tant que l’on joue les sunnites contre les chiites et réciproquement, tant que l’on soutient des gouvernements comme l’Arabie Saoudite, cela continuera. Il faut cesser de financer indirectement ce que l’on combat, soit en achetant du pétrole soit en soutenant les gens qui sont des complices.
Cela suffira-t-il ?
Difficile de dire ce qui suffira. Je ne supporte pas l’idée qu’il pourrait y avoir une solution miracle, qui résoudrait 100% des problèmes. Mais il faut éviter les réponses imbéciles et se précipiter tête baissée dans le piège qu’ils nous tendent.
Au lendemain des attentats, le secrétaire général des Républicains, Laurent Wauquiez, a déclaré vouloir placer les personnes qui font l’objet d’une « fiche S » dans des centres d’internement. Que pensez-vous des propositions qui demandent un plus grand contrôle de ces personnes ?
Qui peut vraiment vouloir mettre 10 000 personnes dans des camps en France ? Car il faut le formuler ainsi, de manière concrète, pour sortir des grandes formules qui flattent l’idée de vengeance… Qui pense vraiment que cela pourrait servir à quelque chose ? Je ne sais pas si c’est de la peur ou du cynisme… Cette fameuse « fiche S » est un objet de fantasme. Il serait idiot de ne pas s’occuper de ces personnes en train de se radicaliser ou qui fréquentent des mosquées avec des prédicateurs fondamentalistes. Mais traiter des milliers de personnes comme des ennemis, c’est à coup sûr les transformer en terroristes potentiels. Exactement ce que veut Daech.
Il faut aussi se poser la question : pourquoi des gens qui sont nés, ont grandi, ont été éduqué ici, peuvent se tourner vers cela ? Qu’est-ce que cela nous renvoie en terme de désintégration de notre société ? Que produisons-nous à travers les discriminations, l’absence de toute perspective d’intégration sociale, la misère et les ghettos ? A travers le fait qu’il n’y a plus de réponses politiques organisées, de colère politique organisée – qui puisse s’exprimer par des mots et par des actes collectifs, et non par une violence suicidaire ? Quand cela n’est plus possible, des gens sont tellement déstabilisés qu’ils deviennent littéralement fous et sont prêts à tuer et à se tuer. Bien sûr, cela nécessite une effroyable instrumentalisation par des gens au Moyen-Orient. Mais aussi un terrain ici qui rend cela possible.
Si notre réponse est uniquement policière, nous aidons ce que nous voulons combattre. La réponse ne peut pas se résumer à des procédés de surveillance. Des parcours comme celui de Mohammed Merah et d’autres, si on les avait traités en amont et pas seulement en les mettant sur une fiche, beaucoup de choses auraient pu être évitées. Il faut les surveiller mais certainement pas les mettre encore plus à l’écart de la société.
Les mesures de surveillance généralisée, notamment avec la Loi Renseignement votée au printemps, ont-elles montré avec ces événements leur inefficacité ?
Il y a en France une confiance aveugle dans les procédures de surveillance électronique générale. Mais nous gaspillons de l’énergie à côté de nos cibles. Nous consacrons des crédits gigantesques pour des systèmes qui analysent les communications de millions de personnes, alors que le « renseignement humain » serait probablement beaucoup plus efficace. Les communications SMS que l’on retrouve maintenant, tout comme les caméras vidéo, nous permettent de constater après-coup ce qui s’est passé. Les policiers, les services de renseignements ont besoin de pouvoir infiltrer des réseaux, c’est là qu’il faut mettre des moyens.
Le ministre des Finances allemand Wolfgang Schäuble disait que pour lutter efficacement contre le terrorisme, il fallait traiter toute la population comme des terroristes potentiels. Non seulement c’est la mort de la démocratie, mais cela ne nous mène nulle part. Mais c’est un débat que les gouvernants essaient d’interdire, en nous disant qu’on se fait le complice des assassins si on ouvre ce débat. Il me semble que c’est pourtant en refusant ce débat qu’on fait le jeu des assassins.
L’ancien juge anti-terroriste Marc Trévidic explique que l’échec de la lutte contre le terrorisme n’est pas un problème de législation, mais un problème de moyens. Êtes-vous d’accord ?
Je suis d’accord avec lui sur l’essentiel. A la Ligue des droits de l’Homme, nous ne sommes pas des « angélistes ». Il faut évidemment faire du travail de renseignement, nous avons besoin d’action policière en la matière et cela nécessite plus de moyens. Mais dans le cadre de l’État de droit ! Il n’y a aucune raison de se comporter comme si on était en Russie ou en Chine. Ce n’est certainement pas en disant que grâce à des ordinateurs magiques, en surveillant 60 millions de Français, nous allons repérer les communications entre terroristes. Ce n’est pas une bonne méthode. Mais les méthodes plus ciblées, plus ingrates, c’est du travail à long terme, moins visible, et donc moins porteur politiquement.
Ces évènements tragiques et les réactions des responsables politiques font-ils le jeu du Front National ?
C’est un dégât collatéral. Mais madame Le Pen n’a pas grand-chose à dire, une partie des Républicains fait le travail pour elle. Et le gouvernement ne formule pas d’objection explicite aux propositions les plus dingues. Sur la question d’enfermer les « fiches S » dans des camps, nous en sommes au point où c’est Nicolas Sarkozy qui répond à ses amis Laurent Wauquiez et Christian Estrosi, « je ne veux pas un nouveau Guantanamo en France » ! Manuel Valls a vaguement bredouillé qu’il fallait que tout soit conforme à l’État de droit, mais il n’a pas été capable de dire que cette proposition est inadmissible.
Mais les stratégies politiciennes derrière tout cela sont sans importance. Ce n’est pas l’essentiel par rapport à ce qui peut arriver à notre démocratie. Nous vivons une crise du politique. Pour que des gens en viennent à se faire exploser pour faire un maximum de victimes, que le seul débouché à leur colère soit la haine aveugle, il faut quand même que toute réponse rationnelle, politique et collective soit bouchée, y compris dans leur tête. Je ne crois pas à la folie collective sans explication. Il y a certainement des gens fragiles ou qui deviennent incontrôlables, mais les passages à l’acte sont aussi le signe d’une crise. Il y a une absence d’intelligence et de principes qui malheureusement est contagieuse. C’était déjà le cas pour la crise des réfugiés.
Même s’il est dramatique – mais pas nouveau – que les réponses apportées soient démagogiques et purement sécuritaires, même si ce que je dis est assez pessimiste, il faut se rappeler que nous avons vécu des événements encore plus terribles. Et que des gens ailleurs vivent des choses encore bien plus terribles. Daech frappe d’abord des musulmans et les populations de sa région. Nous avons eu à Paris un échantillon de ce que vivent des gens au Moyen-Orient depuis des années, à une échelle beaucoup plus grande. Cela ne diminue pas l’horreur de ce qui s’est passé à Paris, mais il faut prendre cela en compte, et trouver des solutions pour y mettre un terme.
Propos recueillis par Agnès Rousseaux
Photo : CC The Apex Archive