« Les établissements financiers et de crédit sont appelés à exercer une vigilance particulière à l’égard de toutes transactions commerciales de nature à bénéficier à Daech » prévient Tracfin, la branche du ministère français des Finances chargée de la lutte contre le blanchiment. Les revenus annuels de l’État islamique avoisinent les 3 milliards de dollars, selon les estimations. En prenant le contrôle d’une partie du territoire syrien et irakien, le groupe armé a mis la main sur plusieurs puits de pétrole, sur des gisements gaziers, des fabriques d’engrais, des champs de coton et de céréales… Autant de matières premières qui peuvent contribuer à son financement. En plus de l’argent venu des enlèvements, des taxes imposées aux populations, du trafic d’antiquités, cette mainmise sur des ressources naturelles et les hydrocarbures rapportent des sommes conséquentes. Encore faut-il écouler ces matières premières. Qui sont donc les partenaires commerciaux de Daech ? Les autorités internationales et les grandes entreprises des secteurs concernés ont-elles pris les mesures qui s’imposent ?
Avec le déploiement du porte-avions Charles-De-Gaulle en Méditerranée orientale, suite aux attentats de Paris du 13 novembre, l’armée française va intensifier ses bombardements aériens – débutés il y a plus d’un an – contre Daech en Syrie et en Irak. La veille des attaques de Paris, le ministère de la Défense annonçait avoir bombardé trois sites pétroliers syriens. Les frappes menées par les États-Unis ciblent également des installations pétrolières de Daech. L’opération a été baptisée "Tidal Wave II", en référence à la première opération Tidal Wave qui visait les ressources pétrolières des nazis en Roumanie durant la Seconde Guerre mondiale. Le lundi 16 novembre, pour la première fois, les États-Unis ont commencé à attaquer également des convois de camions citernes, transportant du pétrole destiné à la contrebande. Ce dont ils s’étaient abstenus jusqu’alors par crainte de faire des victimes civiles.
Les puits pétroliers contrôlés par Daech représentent, en octobre 2014, 60 % de la production syrienne de pétrole et 10 % de la production irakienne, selon un rapport de l’agence d’informations financières Thomson Reuters. Ce qui correspond à l’époque à une capacité de 60 000 barils par jour dans chaque pays. Une production qui place en théorie le « califat » au 40ème rang des pays producteurs de pétrole, et rapporte un profit estimé entre 2 et 4 millions de dollars par jour. Mais c’était il y a plus d’un an.
La situation militaire a changé. Une partie des puits capturés par Daech en 2014 ont été reconquis par les forces kurdes et irakiennes appuyées par les États-Unis et l’Iran, réduisant considérablement les ressources potentielles de l’État islamique. S’ils revêtent une importance majeure pour la conduite de la guerre, les gisements actuellement exploités par Daech restent en fait modestes : quelques dizaines de milliers de barils par jour au plus, alors que la production d’ensemble de l’Irak se compte en millions de barils. Les gisements syriens contrôlés par l’organisation sont par ailleurs sur le déclin. Mais l’avancée de Daech dans le nord de l’Irak durant l’été 2014 menace alors directement des gisements pétroliers bien plus considérables, ce qui a probablement motivé l’intervention états-unienne. ExxonMobil, Chevron et la française Total se préparent d’ailleurs toutes à exploiter les richesses du sous-sol kurde.
Que fait Daech avec ses ressources, même limitées, en pétrole ? L’État islamique « couvre ses propres besoins et, semble-t-il, vend le reste sur le marché noir local, et exporte du pétrole brut et ou raffiné vers la Jordanie, l’Iran, le Kurdistan et la Turquie », indique le rapport de Thomson Reuters. Les djihadistes profiteraient des réseaux de contrebande existant depuis les embargos frappant l’Irak de Saddam Hussein puis l’Iran. Un rapport d’avril 2015 du Congrès des États-Unis signale aussi que le groupe vend du pétrole venu de ses puits irakiens via la Turquie « de la même manière pour l’essentiel que le pétrole syrien ». Des informations font aussi état de ventes possibles du pétrole de Daech au régime syrien, et même aux rebelles et aux Kurdes de Syrie, qui combattent les islamistes.
En plus du pétrole, Daech a aussi pris le contrôle de plusieurs gisements gaziers, d’une mine de phosphate irakienne, d’une usine de production d’acide sulfurique et phosphorique et de cinq cimenteries, dont une de Lafarge en Syrie. Mais, précise une analyse du groupement intergouvernemental de lutte contre le blanchiment d’argent (Groupement d’action financière, Gafi), « au contraire du pétrole brut et raffiné, pour lesquels il existe des circuits de contrebande établis de longue date et des marchés noirs locaux, ces autres ressources sont probablement plus difficile à monétiser pour Daech ». Des inquiétudes existent aussi sur la possibilité que du coton syrien cultivé dans les champs sous contrôle de Daech puisse passer par la Turquie, avant de se retrouver dans les stocks des fabricants textiles européens. Une étude réalisée par une consultante française sur la filière textile régionale alertait il y a deux mois sur l’existence d’un risque réel pour les consommateurs français d’acheter des vêtements contenant du coton de l’État islamique. Des conclusions que l’Union française des industries textiles, indirectement mise en cause, juge erronées.
En principe, toute transaction qui risque d’alimenter les caisses des groupes islamistes en Syrie et en Irak est interdite. Des entreprises ont stoppé leurs achats de matières premières avec la Syrie dès le début de la guerre. La multinationale norvégienne Yara, spécialisée dans les engrais, assure ne plus acheter de phosphate syrien depuis février 2011, ni venant d’Irak. L’Union européenne a prohibé tout achat de pétrole syrien [1]. À cette époque, les sanctions visent spécifiquement le régime de Bachar El-Assad et la répression sanglante face au soulèvement populaire – l’Etat islamique n’a pas encore surgi sur la scène régionale. Total cesse toutes ses activités de production en Syrie en décembre 2011. L’entreprise française y exploitait du pétrole dans la région de Deir Ez Zor. Elle n’emploie aujourd’hui plus que deux personnes dans son bureau de Damas, afin de « respecter les obligations contractuelles », fait savoir la compagnie.
Les États-Unis aussi ont interdit l’importation de pétrole venu de Syrie avant que Daech ne prenne le contrôle d’une partie des puits [2]. Les sanctions états-uniennes prohibent toutes les transactions de pétrole, mais aussi toute transaction financière en lien avec du pétrole d’origine syrienne. Au sein de l’ONU, les décisions prises visent uniquement les groupes islamistes de la région, mais épargnent le gouvernement syrien, grâce au soutien de la Russie, qui dispose d’un droit de véto au Conseil de sécurité. Une résolution [3] de février 2015 condamne « tout engagement dans un commerce direct ou indirect en particulier de produits pétroliers, et de raffineries modulables, avec Daech et le Front Al-Nusra », une autre composante des forces islamistes en Syrie.
En France, Tracfin invite « les établissements financiers et de crédit » à « considérer les transactions financières relatives, directement ou indirectement, à l’achat de pétrole, brut ou non, en provenance d’Irak ou produit en Irak, comme des transactions à risque élevé, justifiant des vigilances particulières, sauf si la State Oil Marketing Organization, qui relève du ministère du Pétrole du gouvernement Irakien, y a consenti. » Sur place, les frontières sont poreuses, les alliances de factions sont à géométrie variable, la corruption est généralisée et la situation régionale, notamment au Kurdistan irakien, extrêmement complexe. Autant d’éléments qui favorisent évidemment la vente de pétrole de Daech par l’intermédiaire de trafiquants à travers l’Irak et la Turquie. Le gouvernement régional kurde d’Irak, s’il combat lui aussi Daech, exporte par exemple du pétrole sans l’accord du gouvernement central irakien, dans une stratégie d’indépendance politique et financière [4].
Dans cette situation de guerre, où les réseaux de contrebande sont implantés de longue date, les frontières troubles, et où le Kurdistan irakien vend du pétrole sans l’aval de Bagdad, il est extrêmement difficile de tracer le pétrole dans la région. Là encore, la frontière turque est montrée du doigt. « Les institutions financières feraient bien d’examiner précisément les transactions qui impliquent des entreprises turques ou des individus liés au secteur pétrolier en Turquie », conseille l’agence d’informations financières Thomson Reuters dans son rapport. En Irak, « il est apparu que Daech fait usage des anciens réseaux mis en place par le parti Baas [l’ancien parti au pouvoir à l’époque de Saddam Hussein, ndlr] pour contrevenir au programme Pétrole contre nourriture ».
Ce programme, mis en place par l’ONU pour atténuer les effets de l’embargo des États-Unis contre l’Irak entre 1992 et 2002, s’est retrouvé au cœur d’un vaste système de corruption pour le contourner. Dans cette affaire, l’entreprise française Total a été poursuivie pour corruption. Elle est toujours en attente du jugement en appel [5]. Une grande entreprise suisse de négoce de pétrole, Vitol, a également été condamnée en 2007 aux États-Unis à plus de 17 millions de dollars d’amende et de compensation pour la corruption de fonctionnaires irakiens.
Comment les négociants de pétrole et de matières premières s’assurent-ils qu’ils ne commercent pas de l’or noir extrait par l’État islamique ? « Vitol a un programme global de conformité qui inclue des politiques et des procédures rigoureuses d’examen des intermédiaires et de leurs chaîne d’approvisionnement », nous assure la société de trading. « Dans la région, une vigilance et des contrôles renforcés ont été mis en place, comme l’exigence de ne traiter qu’avec des interlocuteurs connus de longue date et de confiance. »
Trafigura, une autre grande entreprise de courtage de matières premières, apporte une réponse similaire : « Trafigura n’achète du pétrole et des produits pétroliers, des métaux, et minerais qu’à des sources que nous connaissons bien et qui ont passé nos procédures de connaissance clients ». Trafigura avait aussi été pointée du doigt pour des transactions illicites avec le pétrole soudanais au moment de la guerre du Darfour (ainsi que dans un scandale de déversement de déchets toxiques en Côte d’Ivoire). Les deux entreprises collaboreraient désormais avec les autorités de Washington : elles « ont été invitées dans le seul but de donner, sur la base de leurs connaissances de leur branche, une évaluation du possible volume et le déroulement des opérations pétrolières de l’État islamique », communiquent les autorités suisses.
Est-ce suffisant ? Pour Marc Guéniat, responsable d’enquêtes à l’ONG suisse Déclaration de Berne, qui suit de près les activités des grandes frimes de négoce, « il est très difficile de tracer l’origine exacte d’un produit pétrolier, surtout s’il est mélangé. Il n’existe pas de dispositif qui contraindrait un négociant à se poser cette question. En Suisse, où se trouvent les grands négociants, ceux-ci n’ont pas l’obligation de s’interroger sur l’origine des matières premières qu’ils commercent, contrairement aux banques, qui doivent s’interroger sur l’origine des fonds qu’elles reçoivent en vertu de la loi sur le blanchiment d’argent. Les négociants peuvent acquérir une matière première d’origine illégale ou qui serait le produit d’un crime. » Le traçage semble d’autant plus difficile dans des situations de conflit ouverts, des situations qui ne repoussent pourtant pas les négociants, au vu des scandales passés.
En septembre 2014, l’ambassadrice européenne en Irak Jana Hybaskova confie qu’il est connu que des pays européens achètent en bout de course du pétrole de Daech [6]. Sans que plus d’informations à ce sujet n’ait été communiquée par les institutions européennes depuis. « Les négociants seraient bien inspirés de véritablement exclure le commerce de pétrole provenant des zones de Daech, juge Marc Guéniat. Une banque française qui travaille à Genève dans le financement du négoce a décidé d’écarter totalement ce risque en cessant toute activité dans le pétrole de la région, ce qui signifie aussi en Turquie. C’est, à mon sens, le seul moyen d’être certain de ne pas écouler ce pétrole sur les marchés mondiaux. »
Les banques françaises savent bien que ce type de transaction en zones troubles peuvent leur valoir un coûteux retour de bâton. L’année dernière, c’est pour des transactions avec des régimes sous sanctions des États-Unis (Soudan, Iran, Cuba) que BNP Paribas a écopé d’une amende record de plus de six milliards d’euros. Près de trois quarts des transactions incriminées concernaient des échanges réalisés avec le régime soudanais, visé par des sanctions pour soutien au terrorisme et violations des droits de l’homme. Et c’est de vente de pétrole dont il s’agissait [7]. La première banque française a, depuis, considérablement renforcé son contrôle juridique, et serait particulièrement vigilante à ne pas s’impliquer dans les pays voisins de la Syrie.
La Suisse est aussi au cœur des préoccupations sur le commerce des antiquités pillées dans les zones occupées par Daech. Un rapport du président du Louvre, rendu public après les attentats de Paris, indique que les principaux sites antiques de Syrie et d’Irak ont fait l’objet « d’un nombre incalculable de fouilles sauvages ». La vente de ces objets viendrait, elle aussi, gonfler les finances de Daech.
« Daech a probablement récupéré les plus belles pièces du musée de Raqqa (en plus de celles volées dans les musées en Irak) pour les revendre à des trafiquants qui bénéficient de réseaux parfaitement organisés et qui existaient bien avant l’apparition de Daech », pointe le rapport. Or, il se peut que ces pièces volées se retrouvent dans les ports francs du monde entier pour y trouver acheteur. Car dans ces « paradis du recel », confidentialité et discrétion sont la règle. « Dans certains ports francs, aucune obligation d’inventaires à l’intention des douanes n’est imposée : la nature des biens entreposés, leur valeur et l’identité de leur propriétaire restent confidentiels », souligne le directeur du Louvre. Parmi ces territoires, on trouve Singapour et Shangaï, mais aussi Genève et Luxembourg. Au cœur de l’Europe.
Rachel Knaebel, avec Olivier Petitjean
En photo : Des miliciens de l’Etat islamique dans la région de Tikrit en Irak et leurs prisonniers, en juin 2014. Après la prise de la ville et d’une base militaire irakienne, l’État islamique revendique le massacre de 1700 prisonniers chiites.