On pensait l’austérité gravée dans le marbre. « Le pacte de sécurité l’emporte sur le pacte de stabilité », a décidé François Hollande dans son discours à Versailles le 16 novembre. Il y annonce les dépenses supplémentaires consacrées à la sécurité dans le budget 2016, quelques jours après les attentats : création de 5000 postes supplémentaires de policiers et de gendarmes, de 2500 postes dans les prisons et la justice et abandon des réductions d’effectifs prévues dans l’armée. 815 millions d’euros de dépenses supplémentaires sont prévues pour 2016 pour la sécurité intérieure et les opérations militaires extérieures. Le Sénat et l’Assemblée nationale sont en train de voter les amendements qui modifient le budget 2016 en fonctions des ces nouveaux choix politiques [1].
Il y a encore quelques mois, au moment de la présentation du budget 2016, le discours du gouvernement était tout autre. Priorité à la réduction tous azimuts des dépenses et du déficit ! La dette publique est alors l’ennemi n°1. Car l’explosion de la dette française, bien réelle, sert depuis dix ans à couper dans les dépenses publiques. Si les nouveaux choix politiques du gouvernement inversent la tendance pour les dépenses de sécurité, les dépenses sociales restent, elles, bel et bien soumises à une ligne claire d’austérité. L’hôpital ou l’université peuvent bien être étouffés par les coupes budgétaires, leur utilité se semble pas suffisante pour remettre en cause l’austérité.
Entre 2008 et 2015, la dette publique française est passée de 68 % à plus de 97 % du produit intérieur brut (PIB). Un chiffre à faire trembler dans les chaumières. Dans ce contexte, le discours sur la rigueur budgétaire fait facilement recette. On pointe du doigt l’exemple de la Grèce, surendettée, à qui aucun pays ne veut ressembler. Un discours, pourtant, qui omet souvent de préciser d’où vient cette dette qui grossit à grande vitesse.
En 1974, la dette publique française représente seulement 16 % du PIB [2]. Il y a 20 ans, en 1995, elle en est encore à 55 % du PIB. Depuis, elle explose : 67 % en 2005, près de 90 % en 2012, 95 % en 2014 [3]. Pour arriver, mi-2015, à 97,6 % du PIB – soit plus de 2 100 milliards d’euros.
En 2005, le rapport dit « Pébereau » (concocté par celui qui était alors président du directoire de la banque BNP-Paribas) appelait déjà à « rompre avec la facilité de la dette publique ». Et préconisait d’« utiliser au maximum l’opportunité des départs à la retraite pour supprimer les sureffectifs ». S’en est suivi la politique dite de révision générale des politiques publiques (RGPP), qui a entériné le principe du non-remplacement de un fonctionnaire sur deux partant à la retraite. La recette de Michel Pébereau a-t-elle fonctionné pour réduire la dette ? Manifestement, non. Depuis cette date, la dette publique a encore presque doublé. Et pourtant, dix ans plus tard, le budget initial pour 2016 que l’Assemblée nationale avait voté le 17 novembre poursuivait le même objectif de réduction générale des dépenses. Il prévoyait 16 milliards d’euros d’économies dans les dépenses publiques en 2016, et 50 milliards sur la période 2015-2017 [4]. Une ligne qui, en soi, n’est pas remise en cause par les centaines de millions débloqués à la hâte pour la police, le justice et l’armée après les attentats.
« Le discours dominant sur la montée de la dette publique fait comme si son origine allait de soi : elle résulterait tout simplement d’une croissance excessive des dépenses publiques. Ne reste plus alors qu’à en déduire un discours qui semble relever du sens commun : on ne peut durablement dépenser plus qu’on ne gagne, et, par conséquent, il faut dépenser moins et ajuster les dépenses aux recettes », analysent les auteurs de l’Audit citoyen de la dette française [5].
Le problème, rappellent les auteurs de l’audit, c’est que les dépenses de l’État français ont en fait régressé en proportion du PIB depuis les années 1980. Les dépenses de l’État sont certes passées de 101 milliards d’euros en 1980 à 463 milliards en 2014 [6]. Mais, en part du PIB, elles sont en fait restées stables, avec même une tendance à la baisse ces dernières années. Ainsi, en 1985, les dépenses de l’État représentaient 24,8 % du PIB. En 1990, la proportion était de 22,2 %, et de 22,5 % en 2000. Et en 2012, elles redescendent à 21,6 % du PIB. Elles sont restées au même niveau en 2014. La part des dépenses de l’État dans le PIB français a donc baissé de trois points en trente ans [7].
Plus que du côté des dépenses, c’est vers les recettes que l’audit citoyen de la dette publique nous pousse à regarder. « Si le montant des déficits – et, par conséquent, [celui] de la dette – augmente, c’est tout d’abord parce que l’État s’est privé de recettes importantes, en allégeant la fiscalité des ménages aisés et des grandes entreprises », soulignent les auteurs.
Depuis quinze ans, baisses d’impôts et cadeaux fiscaux se sont multipliés. Avec des effets désastreux sur les finances publiques. Dès 2000, le gouvernement de Lionel Jospin adopte des mesures de baisses d’impôts. Une nouvelle réforme fiscale a suivi en 2006, avec notamment la réduction de la taxe professionnelle et la création du « bouclier fiscal » qui plafonne l’imposition globale d’un contribuable à 60 % de ses revenus. En 2007, Nicolas Sarkozy fait adopter la loi « Travail, emploi, pouvoir d’achat » (dite loi Tepa), qui met en place, entre autres, la baisse de l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF) et des droits de succession. Avec, là encore, une baisse des recettes fiscales de l’État à la clé.
« Entre 100 et 120 milliards d’euros de recettes fiscales ont ainsi été perdues pour le budget général de l’État entre 2000 et 2010 », souligne le député communiste Nicolas Sansu dans un rapport parlementaire réalisé au printemps dernier. À l’image du bouclier fiscal, de la baisse des droits de succession et de l’ISF, beaucoup de ces réductions d’impôts ont profité aux plus aisés. Autre exemple : le taux le plus élevé de l’impôt sur le revenu. Il était de plus de 60 % au début des années 1980 et de plus de 50 % jusqu’en 2000. Puis il est passé à 48 % en 2005, et même à 40 % en 2007, avant d’être ramené à 45 % après l’élection de François Hollande [8].
Résultat : en 1980, les recettes en impôts et cotisations sociales qui arrivaient dans les caisses de l’État représentaient plus de 20 % du PIB français. Le chiffre est retombé à 18 % dans les années 1990, et à environ 16 % depuis 2010. Le budget pour 2016 poursuit cette tendance. En parallèle du plan de réduction globale des dépenses publiques, le budget prévoit plusieurs allégements fiscaux supplémentaires pour les entreprises (Crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi [CICE], mesures du pacte de responsabilité, etc.), à hauteur de 33 milliards d’euros pour 2016 et de 41 milliards pour 2017.
C’est sans compter les centaines de milliards d’euros potentielles qui échappent aux caisses de l’État par le biais de l’évasion fiscale. Selon les estimations de l’économiste Gabriel Zucman [9], cette pratique serait responsable d’un manque à gagner de 17 milliards d’euros pour l’État français en 2013. Sans l’évasion fiscale, la dette publique de la France s’élèverait à (seulement) 70 % du PIB, au lieu de dépasser les 90 %. Ce qui veut dire que près de un cinquième de la dette de l’État serait à mettre sur le compte de l’évasion fiscale. « Chaque année, l’État, parce qu’il a été privé des impôts évadés depuis les comptes cachés, a dû s’endetter davantage », souligne l’économiste. Les derniers rapports parlementaires évaluent même le manque à gagner entre 60 et 80 milliards d’euros par an (lire ici).
« Il existe deux façons principales pour un État de financer ses dépenses : par l’impôt, ou par la dette », explique aussi Thomas Piketty dans son Capital au XXIe siècle [10]. « D’une manière générale, l’impôt est une solution infiniment préférable, à la fois en termes de justice et d’efficacité. Le problème de la dette est qu’elle doit le plus souvent être repayée, si bien qu’elle est surtout dans l’intérêt de ceux qui ont eu les moyens de prêter à l’État, et à qui il aurait été préférable de faire payer des impôts. »
De fait, la France dépense chaque années des dizaines de milliards d’euros pour payer les intérêts de sa dette. En 2015, l’État a ainsi déboursé plus de 44 milliards d’euros rien que pour le remboursement des intérêts de sa dette. À titre de comparaison, le budget de l’Éducation nationale, hors cotisations retraites, oscille autour des 47 milliards d’euros. Les intérêts de la dette sont autant de milliards qui ne peuvent pas être investis dans l’éducation ou la transition écologique.
Or l’évolution des taux d’intérêt a largement contribué à l’explosion de la dette publique française depuis trente ans. Aujourd’hui, la France finance sa dette à des taux très bas, à moins de 1 % depuis le début de l’année [11]. Mais cela n’a pas toujours été le cas. Sur la période 1998-2007, le taux moyen auquel l’État français emprunte sur le marché des obligations est, en moyenne, de 4,15 %. Et dans les années 1990, les taux atteignent les 6 % ! « Au début des années 1990, la politique de désinflation compétitive (ou du « franc fort ») menée par le gouvernement Bérégovoy pour préparer l’entrée dans l’euro, puis la crise monétaire due à la spéculation financière contre les monnaies européennes, se traduisent par une envolée inédite des taux d’intérêt », détaille l’audit citoyen de la dette publique.
Ces taux élevés ont évidemment profité aux créanciers de l’État français. Qui sont-ils ? Impossible de le savoir exactement. La Banque de France fournit simplement des informations sur la part des résidents et des non-résidents parmi les détenteurs d’obligations de la dette publique française (lire aussi : la dette de la France, un secret bancaire ?). En 1999, 28 % de la dette est détenue par des non-résidents. La proportion a plus que doublé en quinze ans. Et c’est au moment de la crise de 2008 qu’elle a dépassé les 60 %, sans revenir en arrière depuis.
« Aujourd’hui, les taux sont très bas, ils sont mêmes inférieurs à l’inflation. Mais cela n’empêche pas l’engouement pour la dette publique. Car elle constitue pour les banques prêteuses un gage dans leurs actifs pour obtenir de la Banque centrale européenne (BCE) des prêts quasiment à taux négatif », précise Pascal Franchet, du Comité pour l’annulation de la dette du tiers-monde (CADTM), contributeur de l’audit. « Mais cette baisse est fragile et un retournement du marché est possible. » Des taux d’intérêt qui repartent à la hausse signifieraient de facto une nouvelle augmentation en flèche de la dette publique française. « Il y a cette épée de Damoclès », analyse l’économiste Michel Husson. « Avec cette menace, les marchés financiers ont, de fait, un droit de contrôle sur les politiques publiques. »
L’audit citoyen réalisé l’an dernier a conclu que 59 % de la dette publique, à son niveau de 2012, provenaient des cadeaux fiscaux et des taux d’intérêt excessifs, et étaient donc illégitimes. « Si l’État n’avait pas réduit ses recettes et choyé les marchés financiers, le ratio dette publique sur PIB aurait été en 2012 de 43 % au lieu de 90 % », conclut l’audit. Et ce chiffre ne prend pas en compte le poids du sauvetage des banques par les pouvoirs publics après la crise financière de 2007-2008. Pour mémoire, le seul sauvetage de la banque Dexia a coûté 6,6 milliards d’euros aux contribuables français.
Si la hausse de la dette n’est pas principalement due à l’augmentation des dépenses publiques, quelles sont les solutions possibles, autres qu’un budget d’austérité ? « Économiquement, ce serait tout à fait possible pour la France de ne plus financer sa dette sur les marchés financiers, fait remarquer Michel Husson. C’est un choix politique de ne financer sa dette qu’auprès des marchés financiers. Mais on peut faire autrement. Ce serait par exemple possible de demander aux banques privées d’avoir des quotas de dette publique. Et aussi, comme ça se fait aux États-Unis et Royaume uni, de faire financer la dette publique par la banque centrale. »
L’audit propose aussi de faire financer les dettes publiques par le Livret A – donc par les épargnants français – à des taux d’intérêt bas mais garantis. Autre solution : un impôt exceptionnel progressif sur les 10 % ou les 1 % les plus riches pour rembourser une partie de la dette. Une idée également émise par Thomas Piketty : un impôt exceptionnel à un taux de 10 % pour les patrimoines entre un et cinq millions d’euros, et au taux de 20 % au-delà de cinq millions. Une telle mesure permettrait d’obtenir en une seule fois 20 % du PIB et donc de réduire considérablement et d’un coup la dette publique [12] . Ce n’est pas la direction prise par le gouvernement.
Rachel Knaebel
Photo : CC Simon Van Vliet
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Sur le secret des détenteurs de la dette française :
La dette de la France, un secret bancaire ?