Cet article a initialement été publié dans la Revue Projet.
Revue Projet : Comment l’écologie s’enracine-t-elle dans les visions du monde propres à chacune des cultures religieuses ou spirituelles que vous représentez ?
Salima Naït Ahmed, professeure de philosophie et co-fondatrice de l’association des « Musulmans inclusifs de France » [1] : D’une certaine façon, la question écologique aurait pu ne pas se poser pour l’islam. Dans le Coran, la nature est omniprésente, une nature cosmique et harmonieuse, proche d’une vision grecque. Dans la tradition musulmane, l’idée est présente d’un monde bien proportionné par Dieu – celui qui met le désordre dans cet équilibre aura des comptes à lui rendre. On trouve énormément de sourates (ensemble de versets du Coran, ndlr) avec un nom d’animal : les vaches, les fourmis, les abeilles… et à l’intérieur de ces sourates, une omniprésence d’un Dieu créateur de la nature et donc des astres.
Dans la sunna, la tradition qui s’ajoute au Coran, composée par les hadiths [2], on trouve encore davantage d’injonctions, critiquables certes, mais significatives, dans la mesure où elles informent l’imaginaire musulman. Il y a ainsi certains animaux que l’on ne peut absolument pas tuer : les fourmis, les abeilles, la pie et la huppe.
Mais dans son traitement politique, la question écologique reste nouvelle pour les musulmans. Une fatwa (décision juridique inspirée de l’islam) a par exemple été décidée en 2014, en Indonésie, pour protéger les espèces animales en voie de disparition. Une autre, dans les années 1990, au Yémen, interdisait l’usage des cornes de rhinocéros pour fabriquer des poignards traditionnels.
Elena Lasida, économiste et enseignante à l’Institut catholique de Paris [3] : Il existe aussi, bien sûr, une sensibilité chrétienne à l’égard de la nature, mais elle n’est pas homogène et n’émerge pas au même rythme. Les protestants et les orthodoxes ont davantage été précurseurs. Chez les orthodoxes, la pratique de la contemplation rend la nature très présente dans l’expérience spirituelle. Les protestants ont une posture plus militante et leur sensibilité à ce sujet, liée au respect de la création, est plus ancienne que chez les catholiques, même si ces derniers rattrapent aujourd’hui leur retard.
La tradition chrétienne a souvent été accusée, notamment à travers une certaine relecture de la Genèse, d’appeler à l’instrumentalisation de la nature et de donner une priorité à l’humain. Des théologiens ont aujourd’hui bien montré que cette lecture s’inscrivait dans une démarche de désacralisation de la nature, celle-ci ayant été associée à des manifestations divines dans beaucoup de religions. Mais, à partir de là, d’autres textes, notamment dans la théologie de la création, ont au contraire mis en avant l’importance de la nature et de l’interdépendance entre les êtres vivants.
Le souci écologique est aujourd’hui davantage présent. C’est sans doute lui qui a poussé à relire ou réinterpréter la Bible, à y trouver des choses que l’on ne cherchait pas. La crise écologique interpelle en ce moment les chrétiens dans leur ensemble. Ainsi, la COP21 (conférence internationale sur le climat) pousse les trois traditions chrétiennes à travailler de concert. Tout ce qui s’organise est interreligieux, ou du moins œcuménique, notamment les célébrations. Si, dans l’histoire, nous avons beaucoup insisté sur les différences, aujourd’hui, notre intérêt commun nous pousse à travailler sur ce qui rassemble.
Catherine Eveillard, architecte, bouddhiste [4] : Dans le bouddhisme, il n’y a pas de dieu créateur : le monde est un processus d’auto-création perpétuel. La vision qui en découle est tout à fait autre : nous sommes tous acteurs de cette création collective où le principe d’interdépendance est central et nécessaire. Quand on prie, on le fait toujours pour tous les êtres vivants, depuis la fourmi jusqu’à ceux que l’on ne voit pas. Nous sommes liés, non seulement dans cette vie, mais aussi dans toute la continuité des vies, puisque les êtres traversent les différents mondes en fonction de leur karma. La logique est que si rien ne meurt, l’énergie propagée continue après la mort de chacun à agir dans l’univers.
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Pour les Tibétains, l’âge que nous vivons était prédit : c’est l’âge sombre, une sorte d’aspiration vers le bas. Mais ce n’est pas nécessairement une mauvaise nouvelle si nous en sommes pleinement conscients ; toute notre capacité d’éveil est nécessaire, il faut être là, présents. Dans le bouddhisme shambhala, la place de l’humanité est entre terre et ciel. La terre représente la base organique, pragmatique, de toute notre existence, et le ciel la vision ; entre les deux, les humains font le trait d’union. Ils rendent ce lien visible et lui donnent du sens.
Dans le bouddhisme traditionnel, le concept d’interdépendance vient de l’hindouisme ancien. Par exemple, Ashoka, un roi bouddhiste de l’Inde, avait fait construire des hôpitaux pour les animaux et recommandait le végétarisme. Le bouddhisme a plus tard été éradiqué de l’Inde. Les Tibétains en sont devenus les gardiens, mais, en même temps, ils l’ont transformé en introduisant des aspects chamaniques, donc très liés à la connaissance de l’interdépendance de tous les êtres. Pour nous aujourd’hui, dans notre façon de vivre, il s’agit d’être conscient que tous les détails du quotidien peuvent manifester cette interdépendance. Il n’y a donc pas de différence entre des choses triviales et domestiques et ce qui pourrait être sacré.
L’éveil dont-vous parlez est-il collectif ou individuel ?
Catherine Eveillard : Le Bouddha à venir, c’est la société humaine. On passe de l’image du sage inscrit dans une société traditionnelle harmonieuse à la nécessité que toute la société s’éveille, pour transformer ce que l’on est en train de vivre. Pour vous donner une image, la légende de Shambhala, encore très vivante en Asie centrale, représente l’idéal d’une société éveillée : les hommes et femmes de cette société ayant reçu du Bouddha des enseignements sur l’éveil, cette attention totale à l’autre, et l’ayant tous pratiquée dans leur vie personnelle et sociale, ont disparu dans une dimension supérieure, mais ils sont toujours là pour protéger le monde.
Chögyam Trungpa, le maître tibétain qui a fondé le bouddhisme shambhala, était très inspiré par cette légende. Il avait déjà été averti par ses propres maîtres que nous étions entrés dans l’âge sombre et qu’il allait devoir reconstruire, être capable de transmettre la sagesse autrement que par une reproduction ou du mimétisme. Quand il a enseigné le bouddhisme en Europe, il s’est aperçu que les occidentaux n’avaient ni la structure de pensée ni la culture permettant de comprendre le bouddhisme. Au Tibet, de grands sages naissaient spontanément d’une société fondée sur l’harmonie et la bonté. Il fallait donc amener l’Occident à récréer une société fondée sur la bonté pour protéger la terre. La base de tout cela est appelée « bonté fondamentale » : tous les êtres humains et non-humains ont cette étincelle.
Quelles ressources spirituelles peut-on convoquer dans chacune de vos traditions pour voir cet âge « sombre » et l’affronter ?
S. Naït Ahmed : Dans l’islam, les ressources sont là, mais vont-elles permettre de faire face ? Car il y a aussi une vision apocalyptique des choses… Depuis les années 2000, des initiatives émergent. Je pense notamment à la mise en commun, en ligne, des ressources de différentes traditions spirituelles sur l’écologie, ou à ce plan pour l’écologie entamé en 2008, avec différents objectifs : créer des mosquées écologiques (surtout au Royaume-Uni), une chaîne de télévision sur islam et écologie, une ville verte dans les pays musulmans… On peut évoquer un travail encore plus ancien du côté des soufis. Depuis le XVIIIe siècle, ils prônent le végétarisme et proposent une spiritualité comme le sentiment d’un rapport harmonieux à la nature, d’un devoir des croyants envers les animaux.
E. Lasida : Dans la tradition chrétienne, je pense particulièrement à trois ressources. Il y a d’abord une dimension universelle dans le christianisme qui invite à concevoir la terre comme une « maison commune » et l’humanité comme une seule famille, or la crise écologique est un appel à se penser ensemble avec la terre tout entière, plutôt que de se positionner en concurrents et en rivaux. Il y a ensuite l’expérience fondatrice de l’« alliance » qui traverse toute l’histoire biblique. L’alliance nous relie à Dieu et aux autres êtres vivants en termes de co-créateurs : chacun a quelque chose de propre et d’unique à apporter, mais chacun est incomplet, appelé à se réaliser par et avec les autres. Dès lors, il y a aussi une interdépendance existentielle entre toutes les créatures.
Enfin, il y a l’expérience de la résurrection. C’est une ressource fondamentale : croire que de la mort peut naître de la vie nouvelle. Aujourd’hui, nous sommes confrontés à une situation de mort, de menace par rapport aux générations futures, aux êtres vivants. Dans ce contexte, la question n’est pas, pour moi, comment réduire au maximum les dégâts, mais plutôt : comment cela peut-il être source de nouveauté et de meilleur ?
Le problème est que nous jugeons ce qui est bon ou mauvais par rapport à un imaginaire qui met en avant la sécurité de l’avenir, le bien-être matériel, l’autonomie individuelle. Cette crise est une occasion de construire un nouvel imaginaire autour de ce qui signifie « vivre bien », qui ne soit pas exclusivement lié au bien-être matériel. Et c’est en ce sens que la menace de mort peut devenir promesse de vie, et la crise écologique une expérience de résurrection. La résurrection peut être ainsi une ressource pour nous aider à transformer la perte en ouverture à un nouveau possible.
Existe-il du commun dans ces ressources ? Où peut-on le trouver ?
E. Lasida : On a parlé de bonté. On trouve aussi cette dimension dans la tradition chrétienne, liée à la solidarité, même si cette idée doit être revisitée : la solidarité, ce n’est pas simplement aider celui qui souffre, c’est aussi être dans une relation où l’on a quelque chose à donner et à recevoir de l’autre.
C. Eveillard : Souvent, on ne croit pas à sa propre bonté. L’âge sombre ne correspond pas seulement à ce qui se passe en dehors de nous : il y a une perte de confiance dans notre capacité d’être humain à vivre une vie saine. Si les gens n’ont plus la confiance de croire qu’ils peuvent vivre leur vie, qu’ils ont cette capacité, cette santé en eux, ils se sentent toujours pauvres. On aboutit à la « charité ONG », à une simple redistribution.
Méditer, ce n’est pas se mettre à l’abri de la réalité, c’est être attentif au moment de bonté dans sa propre expérience et dans celle des autres. L’important est de comprendre que pour se reconnecter avec la nature, nous devons nous reconnecter avec notre propre nature de bonté. Quand on touche son cœur, on touche ses tripes, et c’est de là que vient la vérité. Ce n’est pas une construction mentale, et ce n’est pas du tout l’idée de transcendance.
E. Lasida : Au fond, l’expérience du don est commune. Il y a quelque chose qui nous dépasse, qui nous est donné, une expérience de gratuité : on arrive sur terre avec quelque chose que l’on a reçu et qui ne nous appartient pas, que l’on n’a pas acheté. Il ne s’agit pas de nier notre héritage mais, au-delà de nos parents, ce quelque chose nous dépasse. Je pense que l’expérience de transcendance n’est pas uniquement religieuse, mais qu’elle est avant tout une expérience profondément humaine.
Et en même temps, la transcendance s’exprime grâce à l’immanence : on passe par des rites, des choses que l’on peut signifier, toucher et c’est par ce biais qu’elle se manifeste. Mais parfois on fait une séparation très tranchée entre les deux dimensions. C’est notamment ce qui arrive dans les cultures occidentales, marquées par la philosophie grecque qui sépare, parfois même oppose, la matière et l’esprit. Il n’est pas anodin que le bouddhisme ou l’hindouisme soient liés à des cultures orientales où l’approche du vivant est beaucoup plus globale. C’est culturel, au-delà du religieux.
S. Naït Ahmed : Le terme er-rahman, que l’on traduit par « le miséricordieux » et que l’on utilise pour signifier un Dieu clément, est très important pour les musulmans. L’expression rahma me paraît traduire cette idée de bonté, qui n’a pas le sens exact de la charité, mais permet d’accepter et de protéger les plus vulnérables. Elle désigne une chaleur qui doit entourer les autres êtres. Dans l’islam, tous les mouvements des êtres vivants – a fortiori la prière – sont des prosternations devant le Seigneur. Il y a aussi un lien entre les cinq prières et les mouvements des astres, et un contact avec la terre quand on se prosterne.
La rahma, je la vois dans cette attitude de clémence par rapport au vivant. Le jeûne constitue une autre ressource. Pour les musulmans, il est associé à un mois dans l’année, mais il exprime pour moi une forme de résistance à la frénésie de notre monde moderne : on est davantage dans l’être que dans la consommation, on ralentit. Le jeûne dit que le monde, la vie, peuvent avoir un autre sens que la production.
L’idée du jeûne a été évoquée comme une entrée en résistance, est-il aussi une ouverture sur une sobriété ?
S. Naït Ahmed : En théorie, le temps du ramadan ne doit pas servir de prétexte pour se goinfrer le soir et il est possible de jeûner en dehors de ce temps. La crise peut nous aider à renouer avec son sens spirituel. On peut aussi rappeler l’importance, pour les musulmans, de ne pas gaspiller, l’eau notamment, même quand on fait ses ablutions. Cela favorise un rapport sacré à la nature, sans la sacraliser : dans cette absence de gaspillage, les gestes de l’homme s’inscrivent dans l’univers cosmique. On trouve dans l’islam des choses très précises sur l’absence d’excès, la modération.
C. Eveillard : Dans ma communauté bouddhiste, certains demandaient régulièrement à notre maître pourquoi la viande n’était pas interdite au déjeuner. Ils auraient voulu pouvoir dire : « Le maître a dit qu’on ne mangeait pas de viande ». Or il a toujours refusé de le faire, car c’est à chacun de prendre ses responsabilités.
E. Lasida : Dans la tradition chrétienne, le jeûne a été lié au carême, comme pour le ramadan. Mais bien des textes bibliques en parlent dans d’autres contextes. Or le jeûne a parfois été réduit à une lecture sacrificielle : on se prive de quelque chose pour en obtenir une autre. Le jeûne devient ainsi une forme de « marchandage » avec Dieu. Je crois au contraire que le jeûne renvoie à l’expérience de la résurrection, à l’expérience du manque, du vide, qui appelle l’émergence du nouveau. Il ne s’agit pas de se sacrifier par punition mais de faire le vide pour laisser place au radicalement nouveau.
L’Occident a parfois poussé à une relation instrumentale entre matière et esprit : la production et la consommation sont devenues les principales sources de bonheur. Par une injonction rationnelle similaire, on propose maintenant de réduire la production et la consommation. Mais le jeûne biblique ne s’inscrit pas dans cette approche instrumentale qui remplace simplement la logique du « plus » par celle du « moins ». Le jeûne est au contraire ce qui permet de changer de logique, de sortir d’une approche pensée uniquement en termes « d’avoir » pour faire place à d’autres dimensions de « l’être ».
C. Eveillard : Je suis d’accord. En recherchant une certaine pauvreté, on risque de passer à côté de tout ce que le monde peut offrir. Or dans le bouddhisme shambhala, il y a une notion de célébration : le monde est extraordinairement riche, pourquoi le réduire à sa portion congrue ? Les offrandes, dans les sociétés traditionnelles hindoues et bouddhistes, même pauvres, ne constituent pas une nourriture perdue, mais une célébration de la richesse de toute la société. Si on supprime cette dimension de célébration, on s’appauvrit, on se coupe de l’invocation de ce monde généreux.
S. Naït Ahmed : Pour ma part, j’envisage le jeûne comme une démarche individuelle plutôt que comme une quelconque contrainte. C’est l’occasion d’une rupture avec un excès d’avoir. Il y a une dialectique entre le jeûne et la valorisation esthétique des biens : pour les musulmans, le plaisir esthétique est très important. Je n’ai pas de réponse sur l’imposition d’une limite. Cependant le concept de halal indique un principe de responsabilité. Il met en lumière le problème éthique que pose le fait de consommer de la viande d’animaux issus d’un élevage industriel.
Si les ressources spirituelles étaient disponibles, comment expliquer une mobilisation tardive des religions sur la question écologique et comment susciter maintenant le passage à l’acte ?
E. Lasida : La tradition chrétienne n’est jamais indépendante de l’histoire concrète des hommes et des femmes. Cela nous invite à relire et actualiser en permanence notre tradition et nos repères de base à la lumière de l’évolution de l’histoire humaine. D’autres questions sociales ont ainsi été mises au centre de la réflexion chrétienne, qui a eu parfois du mal à s’ouvrir à la dimension écologique. Mais on rattrape aujourd’hui le retard, comme le montre la publication récente de l’encyclique Laudato Si’ !
S. Naït Ahmed : Le contexte est en effet très important pour une réactivation, une réappropriation des textes. On peut éventuellement parler de « retard » pour le monde musulman compte tenu de l’urgence de l’action ou relativement à une échelle de valeur occidentale, car même si certains éléments de textes ont toujours été mis en valeur, les décisions politiques ou juridiques arrivent très tard par rapport à l’Occident. Cela peut peut-être s’expliquer aussi par une sorte de schizophrénie des pays du Moyen-Orient qui veulent rattraper d’abord un retard technico-scientifique et non pas un retard écologique, donnant une primauté à la techno-science, alors même que les situations écologiques sont urgentes (lire aussi : Des responsables musulmans appellent à agir pour le climat).
Propos recueillis par Marie Drique et Bertrand Hériard Dubreuil (Revue Projet)
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La situation est-elle si désespérée qu’il faille appeler les traditions spirituelles au chevet de la planète ? Et si les défis écologiques appelaient plutôt à redonner du sens à notre passage sur terre ? A entamer une forme de conversion personnelle et collective ? C’est la question débattue dans le n°347 de la Revue Projet.
Image de Une : CC PhotoGraham
Photos : Simon Gouin