« La loi a été votée très rapidement, avec très peu de débat. Et dans le contexte des attentats, émettre des objections était quasiment impossible. Celui qui le faisait était perçu comme trop gentil pour pouvoir défendre la sécurité nationale, » rappelle Neema Singh Giuliani, de l’Association états-unienne de défense des libertés civiles (American Civil Liberties Union, ACLU). Le 26 octobre 2001, 45 jours seulement après les attaques du 11-Septembre, le Congrès des États-Unis votait la loi dite du Patriot Act, « pour unir et renforcer l’Amérique en fournissant les outils appropriés pour déceler et contrer le terrorisme » [1]. « Dans cet environnement et dans cette précipitation, ce n’est pas certain que les membres du Congrès et le public aient pu comprendre ce que contenait vraiment le Patriot act », estime Neema Singh Giuliani. Depuis, le Patriot Act est devenu le symbole de la réponse ultra-sécuritaire américaine à la menace terroriste après le 11-Septembre. C’est cette loi qui a ouvert la porte à la surveillance généralisée des citoyens des États-Unis et du reste du monde, qui a autorisé la détention illimitée sur la base militaire de Guantanamo (Cuba) des citoyens non états-uniens suspectés de terrorisme, et qui a élargi la définition du terrorisme au point qu’elle peut être appliquée à n’importe quel activiste contestataire.
Ce 23 décembre 2015, 40 jours après les attentats du 13 novembre, qui ont fait 130 morts, François Hollande va soumettre son projet de révision constitutionnelle à ses ministres. La réforme se veut une réponse à la menace terroriste. Elle prévoit notamment d’inscrire l’état d’urgence dans la Constitution, d’étendre les pouvoirs spéciaux de l’exécutif et d’instaurer la déchéance de nationalité. Cette frénésie du pouvoir français à légiférer à tout prix en réaction aux attentats n’est pas le seul élément qui rappelle ce qui s’est passé aux États-Unis après les attentats du 11-Septembre. Déjà, suite aux attaques de janvier contre Charlie Hebdo et un supermarché casher, des voix s’étaient élevées dans la classe politique pour demander un Patriot Act à la française. La loi sur le renseignement adoptée au printemps en avait pris la direction.
Loi sur le renseignement : sur la voie de la surveillance généralisée
Votée en juin, la loi sur le renseignement était déjà dans les cartons depuis 2014. Les attentats des 7 et 9 janvier 2015 en ont accéléré l’adoption. Le texte étend les possibilités de surveillance dont disposent les services de renseignement. Celles-ci avaient pourtant déjà été élargies par une loi antiterroriste en novembre 2014 et par la loi de programmation militaire de 2013 (lire notre article« Logiciels mouchards, métadonnées, réseaux sociaux et profilage : comment l’État français nous surveille »). Avec toujours la même constante : donner aux services de renseignement plus de pouvoir pour surveiller, écouter et espionner sans l’autorisation d’un juge.
La loi sur le renseignement autorise ainsi les services à utiliser toute une batterie de techniques : captation massive des données de correspondances électroniques, pose de « boîtes noires » pour collecter en temps réel sur les réseaux les données de connexion, le tout étant traité par des algorithmes automatisés pour détecter un éventuel profil correspondant à une « menace terroriste ». Voilà qui suit tout à fait la logique adoptée par les services de renseignement des États-Unis après la destruction des tours jumelles du World Trade Center.
Aucun complot terroriste déjoué malgré un espionnage massif
« Au moment de l’adoption du Patriot Act, une de nos inquiétudes était que la réduction des contrôles sur les services de renseignement allait permettre au gouvernement de recueillir des informations sur de nombreux citoyens innocents, rappelle Neema Singh Giuliani. Pendant de nombreuses années, ces inquiétudes n’ont pas été prises au sérieux. Le gens disaient que ça n’avait jamais été l’objectif de cette loi. » Puis en 2013, un jeune agent du renseignement a révélé l’ampleur des dispositifs mis en place. « La perception a évidemment changé avec les révélations d’Edward Snowden. À partir de là, c’est devenu très clair que le Patriot Act était bel et bien utilisé pour la surveillance de masse. » La loi post-11-Septembre a permis aux autorités de récolter un maximum de données sur les citoyens, qu’il s’agisse de données téléphoniques, de celles sur les destinataires et émetteurs d’e-mails, ou de données financières. Ceci sans mandat judiciaire et sans avoir besoin d’une suspicion particulière de terrorisme à l’encontre des personnes visées.
« Nous n’avons pas identifié un seul cas, impliquant une menace pour les États-Unis, dans lequel le programme ait eu un impact concret dans le résultat d’une enquête antiterroriste. Nous n’avons connaissance d’aucun cas dans lequel le programme ait directement contribué à découvrir un complot terroriste inconnu auparavant », concluait en 2014 l’institution fédérale de contrôle du respect des libertés (Privacy and Civil Liberties Oversight Board) dans son rapport sur la section 215 du Patriot Act. C’est cet article qui a autorisé l’agence de renseignement NSA à récolter les données téléphoniques (numéros, dates et heures des appels et leur durée) de millions de citoyens états-uniens. Et peu importe qu’ils soient suspectés ou non de terrorisme. L’ensemble des données de tous les clients de certains opérateurs téléphoniques ont ainsi pu être collectées sans distinction.
Allo, algorithmes à l’écoute
Concernant les libertés individuelles et la vie privée, en revanche, la surveillance globale des données téléphoniques n’a pas été anodine. « Parce que ces données peuvent révéler des détails intimes sur la vie d’une personne, en particulier si elles sont agrégées avec d’autres informations. Soumises à des analyses informatiques complexes, le recueil par le gouvernement des données téléphoniques d’une personne a des effets significatifs et préjudiciables sur la vie privée », soulignait le rapport. Sans compter ceux sur la liberté d’expression et d’association : « Cela peut avoir un effet paralysant sur l’exercice de la liberté d’expression et d’association, parce que les individus et les groupes engagés dans des activités sensibles ou controversées ont moins de raisons de faire confiance en la confidentialité de leurs relations. » [2]
Décriée, cette section du Patriot Act sur la surveillance des données téléphoniques a été réformée en juin dernier. « Mais la réforme pose juste des restrictions, précise Neema Singh Giuliani. Elle limite simplement ce que peuvent être les sélecteurs pour collecter les données. Ainsi, cela ne pourra plus être une ville entière, un pays ou “gmail” [le service mail de Google, ndlr]. Mais il y aura encore des cas où le gouvernement pourra collecter les données d’individus qui n’ont aucun lien avec des terroristes. C’est une réforme partielle qui ne supprime en rien les inquiétudes que suscite le Patriot Act. »
Quand le terme de terroriste peut être employé contre des activistes
D’autres volets de cette loi liberticide n’ont pas été touchés depuis son vote. C’est le cas de l’article qui redéfinit la qualification de terrorisme de manière suffisamment large pour pouvoir englober des activistes, des écologistes par exemple. « La section 411 du Patriot Act étend la définition officielle du terrorisme à tel point que beaucoup de groupes engagés dans certains types de désobéissance civile pourraient tout à fait se trouver labellisés terroristes »,explique l’ACLU [3].
Des activistes radicaux classés terroristes ? Là encore, la France n’est pas forcément loin du rêve américain de surveillance. En 2008, les services de renseignement français ont mis en œuvre des moyens considérables pour accuser de terrorisme les militants de Tarnac, soupçonnés d’avoir posé des fers à béton sur des lignes TGV. Le qualificatif de terrorisme a ensuite été abandonné. Depuis le début de l’état d’urgence, le 14 novembre, les perquisitions administratives, qui se sont font en dehors de toute procédure judiciaire et sur simple ordre du préfet, visent parfois directement des activistes contestataires.
De simples citoyens musulmans, des restaurants halal ou des mosquées ont été ciblés, parfois, semble-t-il, pour leur seul lien avec la religion musulmane, leurs lieux de vie mis sens dessus dessous et les portes brisées. Des perquisitions ont aussi été diligentées dans des squats qui accueillaient des militants en marge de la Conférence sur le climat, et même chez des maraîchers bio engagés dans le soutien aux opposants à l’aéroport Notre-Dame-des-Landes. Sans oublier les vingt-quatre assignations à résidence de militants écologistes. Un peu plus de un mois d’état d’urgence a montré que la lutte contre le terrorisme pouvait, ici aussi, entraîner son lot de dérives discriminatoires envers une partie de la population, et répressives à l’encontre du mouvement social [4]
Pour un observatoire démocratique de la lutte contre le terrorisme
La loi de prolongation de l’état d’urgence, votée à la hâte le 20 novembre, ne mentionne d’ailleurs pas directement les suspects de terrorisme. Elle stipule simplement que des perquisitions administratives peuvent être ordonnées chez des personnes « dont le comportement constitue une menace pour la sécurité et l’ordre public », ce qui est potentiellement large. La loi autorise aussi la copie des données informatiques de ces personnes pendant la perquisition, encore une fois, sans mandat judiciaire.
« Les assignations à résidence se multiplient sur la base de motifs aussi vagues que la présence sur le lieu d’une manifestation ou le fait de “connaître” tel ou tel individu », ont dénoncé une centaine d’organisations de la société civile il y a quelques jours, dans un appel unitaire à sortir de l’état d’urgence. « Ces graves restrictions sont appliquées, sans distinction, et de manière massive, d’autant que les juridictions administratives ont montré qu’elles s’en accommodent, quitte à ce que les libertés en souffrent. »
Perquisitions administratives : un « taux de réussite » de 0,075 %
« En mettant en place une répression aveugle et incontrôlée, ces mesures dispersent inutilement des forces de police qui seraient bien mieux employées à la détection et [à] la prévention des projets criminels avérés », déplorait déjà, fin novembre, le Syndicat de la magistrature. Pour défendre le droit et les libertés face à l’état d’urgence, il appelle à la création d’un observatoire démocratique des mesures prises pour lutter contre le terrorisme, qui serait ouvert sur la société civile.
Pour l’instant, la société civile n’a à sa disposition que les chiffres du premier bilan de l’état d’urgence [5]. Depuis le 14 novembre, plus de 2 700 perquisitions administratives ont été réalisées. 488 ont abouti à une procédure judiciaire, 185 à des poursuites. Et qu’en est-il du démantèlement de réseau djihadiste potentiel ? Seulement deux enquêtes préliminaires ont été ouvertes par la section antiterroriste du parquet de Paris, et sans garde à vue, selon une information de Médiapart. Soit un taux d’efficacité de 0,075 %, malgré l’ampleur des moyens déployés... Et si tant est que les présomptions de complicité avec une entreprise terroriste se confirment
Est-il donc vraiment nécessaire pour la lutte antiterroriste d’inscrire cet état d’urgence dans la Constitution ? L’exemple des mesures d’exception adoptées aux États-Unis, juste après le 11-Septembre, et pérennisées depuis devrait pourtant donner à réfléchir. Les législations sécuritaires états-uniennes ont-elles vraiment aider à combattre la menace terroriste ? Quatorze ans après le Patriot Act, celle-ci est encore bien plus présente.
Rachel Knaebel
Photo : CC Anonymous9000