Connaissez-vous cette coupe d’un immeuble du XIXe siècle, dessinée en 1845, dans laquelle on voit les bourgeois sous les hauts plafonds du premier étage et les domestiques sous les combles du dernier ? Avec les locataires aux niveaux intermédiaires (et le commerçant du rez-de-chaussée à l’entresol), elle montrait à sa façon le mélange social de l’époque. Cette coupe, l’agence Star strategie + architecture l’a refaite pour notre temps. Elle en a d’ailleurs dessiné deux : celle d’un immeuble contenant les logements d’aujourd’hui et leur version idéale du même bâtiment.

Basée à Rotterdam, membre de l’Atelier international du Grand Paris, cette équipe interdisciplinaire d’architectes, d’urbanistes et de sociologues a mené suffisamment d’entretiens avec des habitants pour savoir que, entre la façon dont vivent les gens et les appartements qu’ils occupent, ça ne colle pas.

 

Rompre le dogme

Ainsi la coupe de l’immeuble type d’aujourd’hui montre-t-elle des colocataires qui attendent que l’unique salle de bains se libère ou des enfants de divorcé qui campent dans le salon. Pour Beatriz Ramo, architecte de Star, c’est net : «Dès qu’on sort de la famille type, le logement devient pénible.»

La famille type, deux parents et deux enfants, «c’est 25 % des familles [françaises], estime-t-elle. Après, on a les familles monoparentales, les pères divorcés, les gens qui travaillent à la maison». Sans compter les appartements trop grands occupés par des veuves seules. Ou les situations dans lesquelles un enfant adulte - et récemment chômeur - revient habiter chez ses parents (lire ci-contre). Star a recensé une quinzaine de modes d’occupation possibles. Les promoteurs immobiliers, eux, n’en proposent qu’un. T1, T2, T3, toujours les mêmes, partout. Toutes les chambres collées entre elles, dans une séparation jour-nuit nuisible à l’intimité mais appliquée comme un dogme.

C’est pour rompre avec ces mauvaises habitudes que la société d’économie mixte du Val-de-Marne, la Sadev 94, a demandé aux architectes de Star d’élaborer, pour la ville d’Ivry, un programme d’habitation enfin adapté à la vie des gens.

A Ivry, sur une zone représentant un cinquième de la commune, 7 900 logements doivent être construits dans les dix à quinze prochaines années. Au vu de telles quantités, le directeur opérationnel de la Sadev 94, Djamel Aït-Aïssa, a estimé qu’il était urgent de réfléchir sur l’habitat. Avant de constater que, dans le métier, à peu près aucun opérationnel ne le faisait.

D’habitude, dans ces grandes opérations urbaines, les promoteurs débarquent les premiers, avec leur modèle tout prêt. Là, changement de logique, les architectes de Star sont conviés à élaborer ce modèle à leur façon. Partant de leurs propositions, quatre promoteurs sont actuellement en compétition et l’un d’entre eux sera sélectionné. Car, derrière ces réflexions, il y a «un projet laboratoire qui va se concrétiser dans le réel», explique Beatriz Ramo. Face à l’harmonieux confluent Seine-Marne, dans une ancienne zone industrielle, va pousser une tour de 350 logements, dont 40 % en locatif social et le reste en accession à la propriété. Les bailleurs sociaux ont accepté de faire partie de cette copropriété, de partager gardien et ascenseurs en semant leurs étages HLM ici et là dans l’immeuble. C’est très rare.

 

Clauses antispéculation

Ce qui l’est encore davantage, c’est le prix final des appartements qui seront vendus à 4 500 euros le mètre carré maximum, avec des clauses antispéculation qui empêchent les malins de revendre le lendemain. «Le foncier nous appartient», dit le directeur de la Sadev pour expliquer ces tarifs. La volonté politique des municipalités communistes de la petite couronne, qui ont souvent préempté beaucoup de terrains, trouve tout son sens quand les prix s’envolent. Dans cette équation économique contrainte, les architectes de Star ont été priés de révolutionner le logement.

«Pour habiter ensemble, il faut pouvoir être indépendant», résume Beatriz Ramo. Voilà pour la philosophie générale. Concrètement, «la famille recomposée, le travail chez soi n’ont généré aucun changement dans les logements». Il va donc en falloir, et la meilleure façon de les expliquer consiste à raconter des existences.

A cet exercice, les architectes de Star sont très bons. Exemple : le père divorcé. «Il aurait besoin d’un T3, mais 87 % du temps, la deuxième chambre sera vide. Alors, ce qu’il faut faire, c’est un T2 +, avec 5 ou 6 m2 supplémentaires qui peuvent se fermer. Le petit a besoin d’un espace où il laisse ses affaires, il faut qu’il n’ait pas le sentiment d’être à l’hôtel.»

Défilent ainsi dans les documents des architectes quantité de situations particulières. Ils racontent des célibataires qui ne se voient pas en colocation à 52 ans, une mère célibataire dans un studio où aucune vie amoureuse n’est possible, des étudiants montés à Paris dans 15 m²… Et pour chacune de ces situations, Star donne des solutions. Pas forcément compliquées. «Même dans un T3, il faut deux chambres séparées, dont une assez indépendante», explique Beatriz Ramo.

Parmi les cas à problème, celui des grands appartements, les T5. Ils abritent parfois des colocations «dans un appartement qui n’a jamais été conçu pour un partage de gens qui ne se connaissent pas,résume l’architecte. Une colocation, ce n’est pas une communauté hippie, chacun doit pouvoir faire sa vie.» Nécessité numéro 1 : une salle d’eau pour chaque coloc, toutes disposées d’une telle manière qu’elles fassent tampon entre les chambres. Dans les grandes superficies, il y a aussi le cas de ces T5 où ne résident plus que de vieux parents. Difficile de déménager passé un certain âge. Mais aussi de payer pour une grande surface.

 

Anticiper techniquement

 

A cela, Star propose une solution pensée dès le chantier. «Il faut que les T5 soient évolutifs», explique Beatriz Ramo. En clair, deux chambres doivent être placées dans le plan avec un accès possible au palier (porte qu’on ouvrira plus tard), un réseau de gaines et d’électricité séparable. «Est-ce que l’Etat ne pourrait pas subventionner les travaux de séparation ?» interroge l’architecte. Ce serait moins lourd pour les finances publiques que de construire ex nihilo.

Pour que le logement soit évolutif, il faut le prévoir dès la construction. Star veut ajouter aux appartements des balcons de 9 m², refermables en vérandas. Ces éventuels travaux sont anticipés techniquement mais aussi dans le règlement de copropriété. Vos voisins ne pourront pas vous le refuser. Si «ces petites choses qui changent tout» sont pensées lors de la conception, le projet ne coûtera pas plus cher à bâtir et le chantier sera classique. On n’est pas dans le luxe. «Aujourd’hui, dit encore Beatriz Ramo, on fait des façades super-photogéniques mais l’intérieur n’a pas bougé.» En janvier, le promoteur et le constructeur de la tour «3H» d’Ivry seront choisis. On fait confiance à Star pour soigner aussi la façade.

Le T5 évolutif, occupé par une veuve de 70 ans

 

Premier appartement : Voici la coupe de l’appartement de Josette, 70 ans, veuve depuis huit ans, mère de trois grands enfants. Ils sont partis, stockent leur bazar dans leur ancienne chambre. L’appartement de Josette reste le lieu des fêtes familiales. Avec ses 95 m2, il est un peu lourd pour elle qui ne peut pas s’offrir une femme de ménage. Son dernier fils essaie de la convaincre de louer une chambre à un étudiant ou de déménager. Mais Josette ne se voit pas partager sa salle de bains. Et encore moins quitter le quartier au bout de trente-cinq ans.

 

Second appartement : Josette et son mari ont acheté ce T5 en sachant qu’il avait été conçu pour pouvoir être scindé en deux. Après la mort de son mari et le départ de ses enfants, elle a fait réaliser les travaux de séparation. Cloisonner, créer le nouvel accès et poser la kitchenette du studio a pris deux jours. Sami, le locataire, rend des services à Josette. Dans 62 m2, elle a gardé le salon des réunions de famille, sa chambre, sa cuisine et l’espace pour recevoir ses petits enfants.

Le T3 super adaptable:un couple âgé cohabite avec son fils revenu à la maison

 

Premier appartement : Anthony, 28 ans, chômeur, est revenu chez ses parents, Alain et Corinne, qui habitent un T3 de 60 m2. Il ne pouvait plus payer son studio. La chambre d’Anthony est attenante à celle de ses parents. Quand il rentre tard, il les réveille. Quand il reçoit sa copine aussi. Son rythme de vie, la salle de bains unique créent des conflits. La promiscuité du T3 ne gênait pas quand Anthony était enfant. Elle est intenable maintenant qu’il est adulte.

 

Second appartement : Anthony, chômeur, est revenu habiter dans le T3 de 63 m2 de ses parents, Alain et Corinne. Les deux chambres de l’appartement sont séparées par le séjour. Celle des parents a une salle de bains. Celle de l’entrée, une salle d’eau. Leurs rythmes de vie, différents, ne posent pas de problème et les parents trouvent Amandine, la copine d’Anthony, très sympathique. Quand Anthony partira, Alain et Corinne sous-loueront sa chambre car leur bail le permet.

 

Sibylle Vincendon

 

 

Source : http://www.liberation.fr