Plus de 78 000 migrants sont déjà arrivés sur les îles grecques depuis le début de l'année 2016. Dans le même temps, 428 personnes sont mortes au cours d'une traversée en mer Méditerranée. Les derniers chiffres de l'Organisation internationale pour les migrations (OIM) montrent que l'année 2016 démarre de manière encore plus intense que 2015. Les dirigeants européens, à quelques exceptions près, ont pourtant fait jusqu'à présent preuve d'une grande frilosité pour accueillir comme il se doit ces dizaines de milliers de personnes fuyant des zones de conflit, et la Grèce, première porte d'entrée de l'Union européenne (UE), est stigmatisée par les autorités bruxelloises. Le Conseil européen qui se tient jeudi 19 et vendredi 20 février verra-t-il une inflexion ? Le lancement, en fin de semaine dernière, d'une opération de l'Otan au large de la Turquie ne va guère dans ce sens : il montre que la question des réfugiés est abordée, une fois de plus, sous l'angle de la surveillance des frontières.
Julien Jeandesboz, spécialiste des questions frontalières et migratoires, est enseignant-chercheur au REPI – Recherche et enseignement en politique internationale – de l’Université libre de Bruxelles et chercheur associé au Centre d’études sur les conflits - Liberté et sécurité, à Paris. Auteur du chapitre « Au-delà de Schengen. Contrôles aux frontières de l'Europe, Frontex et l'espace Schengen » de l'ouvrage Les Frontières mondialisées (PUF, collection La vie des idées), il répond aux questions de Mediapart.
À la suite d'une demande conjointe de Berlin et Ankara, l'Otan a décidé le 11 février d'envoyer trois navires en mer Égée. Cette solution est-elle satisfaisante ?
Julien Jeandesboz : Ce déploiement pose un triple problème. Tout d'abord, cela fait intervenir un organisme tiers dans les affaires européennes. Cela pose la question de l'autonomie de l'Union européenne par rapport à l'Otan, et ce, en période de paix. Il n'y a pas de menace territoriale ni rien qui justifie, aujourd'hui, l'activation de l'article 5 obligeant les États signataires du Traité de l'Atlantique Nord à intervenir en faveur d'un de ses membres. On le voit bien, depuis la fin de la guerre froide, l'Otan est à la recherche de nouveaux mandats : il est intervenu en dehors de sa zone, en Afrique notamment, puis il a participé à la lutte contre la piraterie au large de la Somalie ; à présent, il s'interposerait face aux passeurs…
Deuxième problème, il y a une règle dans le code Schengen [qui régit les frontières internes et externes de l'UE – ndlr], qui dit que le contrôle des frontières doit être assuré par des autorités civiles. Or l'Otan est un organisme militaire…
Enfin, le champ de cette intervention n'est pas clair : est-ce la traite d'êtres humains qui est visée ? Est-ce que ce sont les passeurs ? Est-ce que l'Otan va avoir le mandat d'une autorité policière ?
Il y a un mélange des genres inquiétant : s'il s'agit de lutter contre des trafics, cela relève de la justice, c'est une question de droit pénal et ce n'est pas aux militaires d'intervenir, ils n'ont ni la formation ni les compétences pour cela. La manière dont le personnel de l'Otan va se comporter en mer Égée n'est pas claire non plus. Que va-t-il faire s'il se retrouve face à des embarcations de migrants clandestins ? Va-t-il les arrêter, les arraisonner ? Or toute manœuvre d'intimidation en pleine mer équivaut à un refoulement, c'est interdit par la convention de Genève.
Depuis décembre, les déclarations se succèdent à Bruxelles pour évoquer une expulsion de la Grèce de l'espace Schengen. Est-ce un scénario réaliste ?
Non, les choses sont plus complexes que cela. Ce qu'autorise le code Schengen, c'est le rétablissement des contrôles aux frontières intérieures pendant un temps donné.
Pour le cas de la Grèce, il y a eu une visite surprise en novembre sur certaines îles de la mer Égée et à la frontière avec la Bulgarie. Ce système d'évaluation existe depuis 1998, sous le nom de « Scheval ». Cette mission a permis d'identifier une série de déficiences dans l'enregistrement des empreintes digitales et dans la vérification des identités et des documents des individus. À la suite de cette mission, le Conseil de l'UE a publié le 10 février une série de 50 recommandations, que la Grèce doit mettre en œuvre dans les trois mois. Si au bout de ce laps de temps, les autorités européennes considèrent que ces recommandations ne sont pas suivies, la procédure de l'article 26 du code Schengen sera enclenchée : les contrôles entre la Grèce et les autres membres de « l'espace de libre circulation » pourront être rétablis pendant deux ans. Ce n'est pas une expulsion, mais cela met évidemment en péril le fonctionnement de la zone Schengen.
Cela dit, dans le cas de la Grèce, il ne s'agit que de frontières aéroportuaires : les ports desservant l'Italie et les aéroports. La Grèce n'a pas de frontière terrestre avec d'autres États membres ! En réalité, l'intérêt d'activer l'article 26 en pointant du doigt la Grèce, c'est de pouvoir maintenir pendant deux ans les contrôles aux frontières intérieures ailleurs sur le continent, alors que le régime d'exception dans lequel sont actuellement l'Allemagne ou l'Autriche, par exemple, ne peut excéder six mois. Autrement dit, le gouvernement grec sert de bouc émissaire sur le dossier Schengen, comme c'est le cas, à plusieurs égards, depuis l'arrivée au pouvoir de Syriza.
Enfin, une « expulsion » ne me paraît pas du tout réaliste car les gouvernements des États membres perdraient ainsi toute capacité à agir sur l'exécutif grec. Sans compter que cela entraînerait d'importantes contraintes pour les touristes européens…
Est-ce que cette tendance, depuis l'automne, à vouloir fermer les frontières intérieures signifie que l'on se dirige, à terme, vers la fin l'espace Schengen ?
Je ne le crois pas, car Schengen n'est pas seulement un espace de libre circulation, c'est aussi un système de collaboration policière et de coopération entre les États membres, sur la gestion des frontières extérieures comme sur l'octroi des visas. Nous avons un visa uniforme, commun, qui est précisément le visa « Schengen ». Si la tendance actuelle est de mettre un terme à la libre circulation, au nom de la lutte contre l'arrivée des migrants, elle ne met pas du tout fin à la collaboration policière et au système de visa. Au contraire : la partie sécuritaire fonctionne pleinement. Or tout ce qui entrave la liberté des migrants entrave aussi la nôtre. Les citoyens européens sont confrontés aux mêmes gouvernements que les migrants – des dirigeants aux pratiques « illibérales » qui vont à l'encontre des principes européens et du respect de l’État de droit. Ce qui se passe à Calais, avec la répression contre les bénévoles qui viennent en aide aux personnes en situation irrégulière, en est un exemple.
« La peur est devenue un mode de mobilisation politique »
Plutôt que de fin de Schengen, je parlerais donc de fuite en avant. Activer l'article 26 ne résoudra rien : cela ne fera que repousser le problème à dans deux ans. Cette stigmatisation de la Grèce s'accompagne par ailleurs de mouvements contradictoires. Ainsi, le 10 février, j'ai relevé une synchronisation intéressante. Le Conseil européen discutait des contrôles aux frontières et envoyait ses recommandations à la Grèce et, le même jour, la Commission recommandait la réintégration de la Grèce dans le système de Dublin II qui veut que les demandeurs d'asile restent dans le premier pays par lequel il entrent dans l'Union européenne. [Depuis 2011, le renvoi des demandeurs d'asile en Grèce était suspendu en raison d'un système défectueux et engorgé, dans un pays par ailleurs très contraint financièrement – ndlr.] Autrement dit, l'exécutif européen considère que les autorités grecques ont amélioré la situation et que le pays peut à présent gérer correctement les demandes d'asile ! Ces décisions divergentes montrent la complexité de la discussion sur la Grèce, sur Schengen et sur l'accueil des réfugiés. Il y a un double jeu de la part des Européens : on menace la Grèce, et dans le même temps, on lui demande de reprendre en charge les demandeurs d'asile.
charge les demandeurs d'asile.