Que deviennent les animaux trouvés morts en élevage, après un vêlage difficile par exemple ? Que font les entreprises françaises des « sous-produits animaux » à la sortie des abattoirs [1] ? Ce sont pas moins de 3,2 milliards de tonnes de « résidus » animaux qui ont été collectées en 2014 par le Syndicat des industries françaises des coproduits animaux (Sifco). L’équivalent de 84 millions de semi-remorques de 38 tonnes ! La réglementation en la matière est stricte et classe ces sous-produits en trois catégories, selon leur niveau de risque [2]. Ceux pouvant présenter un risque pathogène – environ 900 000 tonnes par an en France – terminent pour l’essentiel comme combustibles dans les cimenteries et les usines d’incinération.
Une part de plus en plus importante des graisses animales impropres à la consommation humaine finissent en biodiesel dans les réservoirs. Eh oui, vous roulez aussi grâce à la viande de bœufs, de poulets ou de porcs... Qu’en est-il des autres sous-produits issus d’animaux sains – ruminants, porcins, volailles, poissons – qui ne sont pas consommés dans les familles comme les intestins, les os, les abats, le gras ou le sang ? Savons, peintures, détergents, produits cosmétiques, croquettes pour chiens et chats, engrais : les débouchés sont variés et constituent une manne juteuse pour quelques groupes industriels.
L’alimentation animale figure parmi les premiers débouchés avec près de 739 000 tonnes de protéines animales et corps gras animaux transformés chaque année [3]. Si la crise de la vache folle a conduit, à la fin des années 90, à l’interdiction des farines animales pour nourrir les animaux, la réglementation s’est assouplie depuis 2013 : les farines de porcs et de volailles peuvent à nouveau être utilisées par les pisciculteurs [4]. Quelque 35 000 tonnes par an de protéines animales servent également à fabriquer des fertilisants à base essentiellement de farine d’os. Sans oublier près de 47 000 tonnes de co-produits qui finissent dans les assiettes : gras de porc pour le saindoux, gras de canard dans les plats cuisinés, graisse de bœuf pour la friture, ou encore couennes de porc pour la gélatine alimentaire.
Outre les farines animales, les graisses animales ont aussi le vent en poupe. Environ 200 000 tonnes sont destinées à l’oléochimie et entrent dans la composition des savons, détergents, lubrifiants et peintures. Du biodiesel issu de graisses animales a aussi fait son entrée sur le marché national. Les entreprises de transformation qui utilisaient les graisses multi-espèces comme combustibles dans leurs propres chaudières le valorisent désormais dans les pompes à essence. Des débouchés rentables qui ont conduit à ce que la profession ne parle plus de « sous-produits » de la viande mais de « co-produits »... Ces co-produits intéressent d’ailleurs énormément les pays tiers et européens : 600 000 tonnes ont été exportées en 2014 [5].
Un secteur reste assez méconnu en France, celui de l’équarrissage. Les équarrisseurs assurent la collecte des animaux morts trouvés dans les exploitations et des résidus d’animaux à la sortie des abattoirs et ateliers de découpe, opèrent la séparation des viandes, os et graisses, puis les commercialisent [6]. Depuis que le marché a été privatisé en 2009, ce sont des associations de filières qui organisent le financement de l’équarrissage. Ces associations prélèvent une « contribution volontaire obligatoire » (sic) auprès des éleveurs d’un montant total de 120 millions d’euros en 2014 [7]. Une contribution qui fait grincer des dents certains éleveurs, comme Yves Gigon, du syndicat Coordination rurale. « Aujourd’hui, un veau mort a plus de valeur qu’un veau vivant grâce aux co-produits qui en sont tirés, observe-t-il. Pour une bonne répartition des marges, ce ne sont pas les éleveurs qui devraient payer pour faire enlever leurs animaux, mais les équarrisseurs qui devraient redistribuer une partie de leurs plus-values sur les cadavres d’animaux. »
Le marché français de l’équarrissage se partage aujourd’hui entre quatre entreprises seulement. Deux sociétés, Secanim, ex-Sifdda (groupe Saria), et Atemax (groupe Akiolis), en détiennent à elles seules 93 %, tandis que Monnard et Sopa se répartissent les 7 % restants. Saria est devenue une filiale du groupe allemand Rethmann. Akiolis, une branche du groupe néerlandais Tessenderlo, un conglomérat d’entreprises européennes minières (potasses), pharmaceutiques, plastiques ou chimiques. À l’occasion du renouvellement des contrats, les associations d’équarissage ont lancé il y a trois ans un appel d’offres mettant en concurrence ces quatre prestataires. Le groupe Saria a perdu quelques marchés au profit d’Atemax.
L’entreprise d’équarrissage s’est alors associée au groupement des Mousquetaires – qui comprend notamment l’enseigne Intermarché [8] – pour lancer la première usine française de biodiesel issu de graisses animales. Baptisé Estener, le site s’étend sur quatre hectares dans la zone industrielle portuaire du Havre. Quarante millions d’euros ont été investis dans ce projet qui a débouché, selon ses promoteurs, sur la création de 27 emplois directs et une centaine d’emplois indirects [9].
Le groupe Mousquetaires vise une maîtrise quasi complète de la chaîne. La Société vitréenne d’abattage Jean Rozé, basée en Bretagne et filiale viande du groupe Intermarché, fournit les graisses impropres à la consommation issues des abattoirs. Les graisses sont ensuite mélangées à du méthanol. Le biodiesel obtenu est appelé « ester méthylique d’huiles animales » (EMHA). Selon l’entreprise, le rendement est intéressant : 96 tonnes de biodiesel sont produites à partir de 100 tonnes de graisses. Près de 60 000 tonnes de biodiesel sont ainsi produites par l’usine Estener, mélangées à hauteur de 7 % à du diesel. Ce carburant est distribué dans les 1 400 stations-service des Mousquetaires, deuxième groupe de distribution pétrolière en France.
Considéré comme un agrocarburant de deuxième génération, le biodiesel issu des graisses animales bénéficie d’avantages fiscaux. D’une part, les EMHA sont subventionnés à hauteur de huit euros par hectolitre afin d’inciter à leur développement [10]. D’autre part, ces agrocarburants sont fortement encouragés par l’Union européenne dans le cadre de sa directive sur les énergies renouvelables. Modifiée en septembre 2015, cette directive fixe pour chaque État un seuil minimum d’incorporation de ces agrocarburants à base d’huiles animales ou d’huiles usagées d’au moins 0,5 % en 2020.
Comment expliquer ces incitations ? L’intensification de l’élevage a provoqué une augmentation de l’activité des abattoirs et du volume des co-produits animaux. Considérés jusqu’à la fin des années 90 comme des sous-produits dont il fallait se débarrasser, la donne a changé avec l’émergence de « l’économie circulaire ». L’enjeu pour les promoteurs de ce concept : transformer le déchet qui représente un coût en une « ressource », et réconcilier enfin industrie et écologie. Toutes les institutions encouragent désormais les entreprises à donner une deuxième vie économique aux co-produits animaux [11]. Ces déchets devraient pourtant nous interroger sur notre système économique, nos manières de produire et consommer qui amènent à se laver, à conduire, à nettoyer ou à peindre avec des cadavres d’animaux.
« L’intérêt de cette filière, par rapport aux biocarburants d’origine végétale, est de ne pas entrer en compétition avec les cultures alimentaires », explique un représentant du groupement Mousquetaires. Le biodiesel issu de graisses animales permettrait même une réduction de « 83 % » des émissions de gaz à effet de serre, comparé au gazole et à tous les dérivés du colza, du soja, du tournesol ou de la palme ! D’où vient ce chiffre de 83 %, repris notamment par le parlement [12] ? Il est tiré d’une étude de l’Ademe datée de 2010 sur les bilans énergétiques et environnementaux des agrocarburants utilisés en France [13]. Ce nombre est bien mis en exergue dans le rapport d’activités 2014 du Syndicat des industries françaises des coproduits animaux, à travers l’illustration ci-dessous [14]
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Patrick Sadones, paysan en Seine-Maritime, est plus réservé. Il a participé en tant qu’expert indépendant au comité technique de cette étude pour le compte de deux organisations écologistes – Réseau action climat et France nature environnement. « Les graisses C1 et C2 [impropres à la consommation humaine, ndlr] étaient utilisées comme combustible dans les chaudières des centres d’équarrissage », note-t-il. Les besoins en énergie pour séparer les graisses animales des cuirs, os et viande sont conséquents . « Grâce à l’utilisation des graisses animales extraites sur place, les centres de traitement étaient pratiquement autonomes énergétiquement, précise l’agriculteur. Il est inutile de faire de longs calculs pour comprendre qu’en termes d’émissions de gaz à effet de serre, il est préférable d’utiliser les graisses, là où elles sont produites, en combustible dans les chaudières, plutôt que de chercher à les estérifier [conversion chimique en ester, ndlr] et de les remplacer par du gaz naturel pour les chaudières. » Une étude plus récente de l’Ademe que Basta ! a pu consulter reconnaît « les potentiels conflits d’usage vis à vis des filières de valorisation déjà en place ».
La production de biodiesel issue de graisses animales demeure toutefois marginale. Le groupe Sofiprotéol, numéro un européen de la production de biodiesel à base d’huile végétale, dirigé par Xavier Beulin, président de la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA), a tenté de se lancer en 2013 dans la production de biodiesel issu de graisses animales [15]. Mais la reconversion ne s’est finalement pas faite. En cause : le poids d’Intermarché et la saturation du marché, explique le service communication du groupe Avril, contacté par Basta ! [16]. Les quantités assez mineures de graisses animales disponibles, ajoutées à la diminution du prix du pétrole et de ses produits dérivés, réduiraient l’intérêt économique de ce type de biocarburant.
Selon le ministère de l’Environnement, seuls deux sites industriels produisent à ce jour du biocarburant en France à partir de graisses animales : Estener (Le Havre), qui appartient au groupe Mousquetaires, et Nord-Ester (Dunkerque), propriété du groupe Daudruy. Mais dans un contexte où le prix de la viande à la production ne cesse de diminuer, l’activité d’équarrisseur ou de transformateur des déchets d’abattoir continue d’être beaucoup plus rentable que celle d’éleveur. « À ma connaissance, aucune entreprise d’équarrissage ne connaît de difficultés économiques », relève Yves Gigon, éleveur en Mayenne. « Les évolutions réglementaires et technologiques ont transformé les cadavres d’animaux et les déchets d’abattoir en mine d’or. »
Photo de une : CC Céline Colin